Nouvelle version - 12.04.22- L'Homme qui rit, Victor Hugo, 1869.
L’Imposteur chimérique
« Protéger qui vous aime, donner le nécessaire à qui vous donne les étoiles, il n’est rien de plus doux. » Victor Hugo. Vous connaissez ? Un grand homme. Mais Maria, elle n’a jamais su le faire. Et lui, il mangeait les âmes plus qu'il ne les chérissait.
Il y a plus de dix ans de ça, quand elle était mère célibataire et travaillait là-bas, Maria était entrée un jour au club accompagné d’un jeune garçon. Peut-être qu’il avait onze ans, pas plus. Mais personne n’avait fait attention à cette présence étrangère comme si ça n’était jamais arrivé. Maria sans cœur - c’était son surnom - fidèle à elle-même, abandonna son fils au milieu du chaos humain. Le garçon n'avait pas l'air d'être dérangé par l'odeur immonde de transpiration et de tabac, ni par les lumières aveuglantes et encore moins par la musique assourdissante. Il se fondait dans la masse. Comprenez-vous ? C’était étrange. J'avais le sentiment que quelque chose n’allait pas...
Quelqu’un sembla enfin le voir. On le poussa vers une table, à côté d'une estrade où une danseuse faisait son numéro sur une barre verticale. D’ailleurs, la femme ne s’en rendit pas compte. Pas tout de suite parce qu’elle avait les yeux rivés sur une table, plus loin, où Oskar était installé - le parrain de l’époque. Vous connaissez cette sensation excitante et effrayante d’être tombé sur quelque chose d'unique ? L’enfant scrutait la femme avec une attention toute particulière. Malgré son immobilité, son visage rigide, on voyait très bien ce qu’il ressentait. Et pensait. J'avais l’impression d’y lire comme dans un livre ouvert. Ça disait : Fais-toi mal.
Enfin ! Pensais-je. La danseuse avait remarqué le petit. Ils se faisaient littéralement face. C’était captivant ! Aucun des deux ne détournait les yeux. Un rictus était apparu sur les lèvres de l’enfant. La femme lâcha la barre et s’écrasa au sol bruyamment. Mais personne ne s’y intéressa vraiment. Ça devenait dérangeant à ce stade-là. Exactement comme cette danseuse, j’étais incapable de regarder ailleurs. Ma curiosité me poussait à l’observer. Il y a eu un nouvel échange : la femme pleurait et l’enfant souriait.
L’instinct de toute créature prime sur sa raison. Je savais que je n’aurais jamais dû voir ça. Comme tout le monde, il aurait fallu que je détourne les yeux et que je m'occupe de ce qui me regardait. Voyez où cela me mène. Mais je n’ai pas pu ignorer le fait que le garçon était monté sur l’estrade et avait touché la femme comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art. Il la dominait. Je ne sais pas ce qu’il lui disait mais je le voyais se pencher sur elle et lui murmurer quelque chose à l’oreille. Elle se décomposa immédiatement. L’enfant consolait un cœur étranglé par sa propre main. Je m’étais liquéfié sur place, comme cette femme, démunie, sans volonté et affolée. Tous les deux, nous avions perdu. Juste avant de partir, il sourit. Innocemment. C'était ça le pire !
Personne ne prêtait attention à ce qui se déroulait sous nos yeux ! La femme ressemblait à un cadavre qu'on aurait laissé dans un fossé. Comme si elle ne valait pas la peine qu’on s’occupe d’elle. Je la regardais se lever et s’enfuir à toutes jambes, laissant une scène vide derrière elle. Quand je portais à nouveau mon attention sur le garçon, j’eus un mouvement de recul : il me fixait. Incapable de bouger, je le laissais venir à moi. Alors qu’il était à peine à quelques mètres de ma table, il percuta Oskar de plein fouet. Il tomba à son tour par terre. Son attention n’était plus sur moi. L’enfant dévisageait Oskar le prédateur. Je sais de quoi je parle. Vous aussi... Oskar, c’était un homme effrayant. Il inspirait le respect, la peur et la puissance. Enfin, jusqu’à un certain point. Vous connaissez certainement mieux que moi son histoire...
Sachez que je n’avais pas un bon pressentiment lorsque ces deux-là se rencontrèrent. Ils semblaient se comprendre mutuellement sans avoir à échanger le moindre mot. Oskar dévisageait le garçon avec amusement. Pourtant, il devait la voir comme moi je la voyais, cette ombre bestiale tapie dans l’ombre. Mais il n’y prêta aucune attention. A la place, il cherchait Maria dans la foule. Une mission périlleuse dans l’obscurité qui était dardée de lumières vives. Une image comme hors du temps... Tout semblait figé.
Cet enfant-là avait quelque chose en plus... ou en moins que les autres enfants. J'étais sûr qu'il jouait sur deux tableaux pour être honnête. Imaginez un instant que cet enfant soit une sirène : il chante pour vous ensorceler. Vous êtes totalement bernés et vous croyez qu'il est innocent et honnête. Il a déjà anticipé vos pensées - terrifiant n’est-ce pas ? -, c’est pourquoi je vous dis qu’il est cruel et moqueur. Vous vous êtes fait avoir parce qu’il s’amuse des préjugés qu’ont les adultes sur les enfants. L’adulte est stupide, il a dû le penser.
Ce jour-là, à chaque seconde, l’enfant nous le prouvait : devenu étrangement calme et agréable, il conversait avec Oskar. Amusant, n’est-ce pas ? A un moment donné, il s’intéressa au roman de Victor Hugo que le parrain tenait sous son bras : il resta interdit devant le titre. L’homme qui rit. Un long récit, ma foi. Je n’ai jamais réussi à le finir. Et vous ? … En fait, pour en revenir au garçon... Il ne disait rien et continuait à fixer le titre.
Je pouvais difficilement les entendre quand l’enfant relança la conversation. Vous comprenez, la musique était forte. Je voyais seulement les lèvres pâles du garçon bouger, déformées parfois par un sourire glaçant. Je crois qu’il savait que je l’observais. L’échange ne dura pas très longtemps parce qu’Oskar devait partir : il venait de jeter un coup d’œil à sa montre, un geste habituel de sa part quand il avait à faire. Le parrain serra la main de l’enfant. Ils se saluèrent comme ça, sans autre échange que celui-ci, physique. Ça résonnait comme une promesse. Le genre de choses malsaines, vous voyez ce que je veux dire ?
Oskar retira un sachet du livre avant de le tendre au garçon qui le prit sans vraiment le regarder. Le parrain dit une dernière chose à l’enfant que je compris partiellement : « Il n’y a rien à dire sur moi. Je ne suis jamais venu. » Le garçon ne répondit même pas. Il n'hocha même pas la tête ! Le silence. C’était sa seule réponse et Dieu seul sait qu’elle pouvait dire de nombreuses choses !
Avez-vous fini ? Nous ne sommes pas là pour écrire une histoire, le coupe-t-on. C’est un interrogatoire.
Non, justement, laissez-moi finir ! Trois jours plus tard, Maria était de retour avec son fils. Exactement le même. Sauf que … Tout le monde le voyait, vous saisissez ce que je veux dire ? J’étais estomaqué quand je le vis sourire timidement. A quoi jouait-il ? Tout frêle et maladroit ! Il obéit quand on lui demanda de s’asseoir à une table. Maria était déjà repartie, le laissant seul, comme la dernière fois, au milieu de la foule.
La danseuse qu’il avait humiliée était là aussi. Elle était toujours sur la même estrade. Je crois qu’elle l‘avait remarqué. Et lui, toujours assis à la même table. Mais il ne la regardait même pas ! Je devinais ses joues brûlantes de timidité et d'embarras ! Il osa jeter un coup d’œil à la salle et ce fut là qu’il me repéra. Il parut interdit pendant quelques secondes tandis qu’il me dévisageait avec un petit sourire.
Ce sourire n’était pas beau parce qu'il était timide, faible et gêné. L’enfant avait un sourire de perdant. Intimidé, il baissa la tête et joua avec ses mains. Je compris. Je compris la supercherie. Heureusement qu’Oskar n’était pas là. Parce que ce môme-là, voyez-vous, ce n'était pas cet enfant-là.
C’était un imposteur.
Note de l'auteur :
Cela fait longtemps que je cherche une solution à cette histoire qui me trottine dans la tête.
J'y réfléchissais encore à Noël et suite à une candidature pour un master, il me semble que j'ai trouvé la réponse. J'espère que ce passage est infiniment plus intéressant que le précédent, car c'est l'objectif que je souhaite obtenir.
Bonne soirée à vous.
Annotations
Versions