CHAPITRE XIII : LEÏV - TROIS KILOMÈTRES À PIED, ÇA USE, ÇA USE... (2/2)
Et sur ces paroles rieuses, le jeune homme disparut dans l'ovale lumineux. Mais Lars ne le suivit pas. Il restait là, indécis, ses prunelles analysant le moindre centimètre cube de ce passage blanchâtre aussi volatile qu'une brume. Après un moment, une main basanée le traversa, tendue, attendant que celle d'albâtre la rejoigne. Toujours tiraillé par ses réflexions, le magicien approcha la sienne avec hésitation. Lorsqu'elle fut suffisamment près, comme si Leïv pouvait sentir sa proximité, il s'en empara sans ménagement et tira son propriétaire de l'autre côté du portail.
— Tu vois, ce n'était pas si terrible ! lança-t-il sur un ton taquin.
Lars eut à peine le temps de se tâter un peu partout, histoire de s'assurer qu'il était entier, que le divin reprit la route. Ils se trouvaient désormais dans une gigantesque plaine de verdure bondée de fleurs exotiques, pour la plupart complètement inconnues au métamorphosé. L'air, bien qu'assez chaud là aussi, s'avéra bien plus frais que celui pesant sur la constellation du Lion. Droit devant eux se dressait une majestueuse forêt de hêtres, si Lars ne se trompait pas. Et c'était dans cette direction que le grand roux se dirigeait. Il lui emboîta le pas, faisant osciller son regard sur l'ensemble du panorama l'entourant.
— On est encore loin ? demanda-t-il alors qu'ils passaient les premiers arbres.
— Une dizaine de minutes de marche, à peu près.
Leïv s'attendait à ce qu'il pose la question plus tôt, mais mieux valait tard que jamais. Il commençait à le connaître par cœur, c'en était presque inquiétant !
— Mais j'imagine que tu ne voudras certainement pas m'accompagner jusqu'au bout, ce serait bien trop risqué pour toi même sous cette forme.
— Pourquoi ? Tu as peur que l'on croise un autre membre de ta clique ?
— En l'occurrence, oui, c'est ce qui va arriver. Je m'en vais rejoindre Blizenci des Gémeaux.
La réaction du dandy ne se fit pas attendre : il s'arrêta net en plissant les yeux.
— Et c'est maintenant que tu me le dis ?! protesta-t-il avec indignation.
— Tu ne m'as jamais posé la question, trop occupé que tu étais à foncer à la première occasion de sortir de mon domaine.
— Pas faux, marmonna Lars, avant d'ajouter avec mauvaise foi : eh bien, qu'il vienne, ton Blizan... Blizène... Peu importe ! Je n'ai pas l'intention de rencontrer ce type !
— Ce n'est pas un homme.
— Ah bon ? Hum... Loin de moi l'idée de critiquer, mais vos parents ont vraiment des goûts bizarres en ce qui concerne les noms féminins.
— Ce n'est pas une femme non plus.
Cette réponse lui valut un regard perplexe de la part du magicien.
— C'est... compliqué, disons.
Le faux Aldiem continua de le fixer un moment en faisant la moue. Il finit toutefois par hausser les épaules, agitant une main agacée en direction de son compagnon qui avait déjà repris la route.
— Ah et puis de toute façon, tes histoires de famille ne m'intéressent pas ! Enfin si, peut-être un peu si ça peut m'aider à partir d'ici au plus vite ! D'ailleurs, si tu pouvais essayer de faire durer votre charmante conversation le plus longtemps possible avec euh... Blizmachin. Comme ça, je pourrais explorer cet endroit à ma guise et m'imprégner des lieux... Je vais commencer dès maintenant, tiens !
Blizenci... S'il se mettait à écorcher les noms de tous ceux qu'il était susceptible de croiser, alors qu'ici tout le monde connaissait tout le monde depuis des millénaires, ça se retournerait contre lui tôt ou tard. Mais étrangement, cette tirade inspira à Leïv des pensées amusées. Il n'imaginait pas Lars aussi innocent, à ainsi croire qu'il faisait toute cette route juste pour discuter... Discuter de quoi, franchement ? De la couleur du tapis ? De la pluie et du beau temps, dans ces mondes aux saisons éternelles ? Pour le coup, il préféra ne pas le reprendre, ne serait-ce que pour voir sa tête lorsqu'il comprendra la nature exacte de ce rendez-vous... À cette idée, il ne put s'empêcher d'émettre un petit rire, tout en reportant son attention sur le poisson rouge.
Ce dernier s'était tout bonnement arrêté (encore !) : tête rejetée en arrière et paupières closes, il écarta les bras de part et d'autre de son corps. Des symboles complexes se tracèrent alors sur l'herbe tout autour de lui, puis formèrent rapidement un cercle de lumière de la même couleur envoûtante que ses yeux.
— Senke, murmura ensuite Lars en ramenant lentement ses mains vers lui.
Des rayons lumineux s'élevèrent de l'étrange sphère, enveloppant le jeune homme... qui reprit son apparence normale. Si, au début, Leïv se trouvait hypnotisé par ce spectacle, au moment où il retrouva ses esprits, ce fut une autre histoire. Un vent de panique souleva son cœur et il se précipita vers le sorcier. Il réussit à pénétrer le cercle lumineux sans dommage, mais son intrusion provoqua une sorte de grésillement. L'intensité des rayons vacilla un instant, puis se raviva brusquement en se teintant de touches dorées. Mais Leïv n'y porta aucune attention, trop occupé à saisir Lars par les épaules. Ce dernier semblait transfiguré, ses mèches corbeaux voletaient avec grâce autour de son visage.
— Fou ! Aurais-tu oublié où tu te trouves ? Arrête ça tout de suite !
Devant le manque de réponse du magicien, toujours en transe (ou l'ignorant royalement, c'était tout à fait possible), il n'eut d'autre choix que de lever le bras dans l'intention de le gifler. Ce fut à cet instant précis que la lumière reflua brusquement vers le sol ; après quoi, face à lui se trouvait à nouveau "Aldiem". Ce dernier ouvrit lentement les yeux, dévoilant des iris non pas vairons mais améthystes. Ils luisaient de cette aura surnaturelle que Leïv ne connaissait désormais que trop bien.
Pendant une fraction de seconde, les deux se dévisagèrent avec étonnement. Sans même s'en rendre compte, Leïv avait reposé sa main sur l'épaule de Lars. Ils restèrent bêtement ainsi, jusqu'à ce que les yeux du sorcier reprennent des teintes rouges et bleues. Puis ce dernier sembla revenir à lui, mais difficilement au vu de son air hébété.
— Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas entré dans le cercle, j'espère ? Et c'est moi ou tu comptais me frapper ? demanda-t-il d'une traite en se dégageant mollement. Il ne semblait toutefois pas fâché, on aurait plutôt dit qu'il avait l'esprit ailleurs.
— Eh bien oui et oui, figure toi, est-ce que tu te rends compte que tu viens de te mettre inutilement en danger ?
Lars ne répondit pas. Il se contenta de fixer Leïv d'un air absent, avant de baisser le regard sur ses paumes. Le divin fit de même et vit que sa peau diaphane luisait faiblement d'une aura violette. Ce n'était pas bon du tout...
— Écoute, à ce stade, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de te laisser m'accompagner ici. Tu devrais rentrer maintenant, avant qu'on ne te voie. Je me doute que ça ne doit pas te plaire, mais c'est mieux comme ça.
Contre toute attente, son interlocuteur ne discuta pas. Il leva un œil toujours aussi distrait vers lui, puis retourna à ses mains qui continuaient de luire doucement.
— Mmmm, quoi ? Oh, oui, oui, tu as raison. Il vaut mieux... que je rentre...
Leïv ne put s'empêcher d'être déstabilisé par son attitude. Où était donc passé l'enquiquineur en chef qui ne cessait de le contredire à chaque fois qu'il ouvrait la bouche ? Le Lars qu'il avait en face de lui n'était clairement pas dans son état normal.
— Est-ce que ça va ? s'enquit-il en le prenant à nouveau par les épaules.
— Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais... je crois que... je suis... euh... shooté. Oui, c'est ça, je suis complètement shooté à l'aura, ricana le magicien en secouant mollement la tête. Tu aurais pu me dire que l'aura de ton monde était aussi euh... instable, ajouta-t-il sur un ton de reproche... avant de ricaner à nouveau comme un enfant.
Le Lion n'avait aucune idée de ce qu'il entendait par "shooté" ni "aura instable", mais ce n'était clairement pas une bonne nouvelle.
— Je vais te ramener, déclara-t-il sans détour. Dans ton état, tu risquerais de te perdre l'Univers sait où...
Mais lorsqu'il essaya de le prendre dans ses bras, Lars bloqua son geste et le dévisagea d'un air incertain :
— Pourquoi es-tu si gentil avec moi ? Après ce que j'ai fait à ton compagnon... tu devrais me faire la tête... ou même me frapper, tiens. Allez, vas-y, frappe moi, c'est tout ce que je mérite, murmura-t-il sans grande conviction.
Il saisit ensuite doucement sa main pour la poser sur sa joue, sans se soucier de la chaleur torride qui s'en dégageait, laissant Leïv complètement interdit. Son brusque changement de comportement frôlait l'absurde... Pour autant, le représentant de l'Été ne se défit pas de sa douce prise. Il ne savait pas pourquoi, mais il s'en sentait incapable. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était plonger ses yeux dans les siens, le cœur battant à tout rompre.
— Parce que... parce que je suis un protecteur, pas un meurtrier... Je... la mort a déjà frappé quelqu'un qui m'était proche, pour toujours, et je ne veux plus que ça arrive, encore moins par ma main. Et ça vaut aussi pour toi, même si par moment, comme tu le dis, tu mériterais bien quelques baffes...
Lars ne réagit pas à son explication, avait-il seulement compris un traître mot de ce qu'il venait de dire ? L'esprit du sorcier semblait à des années-lumière d'eux et de la constellation du Serpentaire. Puis, soudain, ses lèvres s'étirèrent en un sourire éclatant, presque béat :
— Tu es vraiment mignon, toi, pouffa-t-il en lâchant sa paume pour lui pincer gentiment le nez.
Alors qu'il ouvrait la bouche pour répliquer, quelque chose attira l'attention de Leïv. Entre les faibles traits de lumière que les arbres laissaient passer jusqu'au sol, il distingua une ombre se mouvant étrangement. Puis son oreille perçut comme un mouvement dans l'air. Il ferma les yeux. Il avait compris. C'était trop tard.
— Eh bien, nous voyons que vous avez commencé sans nous... annoncèrent Blizenci en achevant gracieusement leur descente des cieux.
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