Chapitre 3 (partie 1)

10 minutes de lecture

TERESA

Au mois de décembre.

   Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est lorsque j’ouvre les yeux mais le soleil est loin d’être levé ; je le sais à la faible luminosité filtrée par les fentes de mes volets roulants. Mon téléphone affiche à peine six heures et demie du matin quand je déverrouille l’écran.

Trois heures de sommeil cette nuit, je bats des records.

   Mon réveil ne sonnera pas avant une bonne heure. Je sais que je n’arriverais pas à me rendormir alors je décide de quitter la chaleur réconfortante de mon lit pour aller fumer ma première cigarette de la journée. Vêtue d’un pantalon de sport emprunté à mon meilleur ami, d’un vieux sweatshirt et d’un plaid ramassé au pied de mon lit, je pars affronter le froid d’un matin de décembre.

   Accoudées sur le rebord de ma fenêtre, les températures me glacent malgré les couches de tissu. Je tire tellement fort sur ma clope pour aller plus vite que je me brûle les lèvres à plusieurs reprises. La quatrième fois, je balance le mégot par-dessus le garde-corps. J’attrape ensuite le déodorant qui trône fièrement sur mon bureau pour masquer l’odeur de tabac. Je ne la sens pas mais ma mère le fera, puis elle me prendra la tête car elle déteste que je fume dans ma chambre.

   Pièce assez grande pour contenir un lit deux-places recouverts de coussins, un bureau et sa chaise assortie qui me sert à entreposer mes vêtements, une grande armoire et des éléments de décos posés aléatoirement sur des étagères murales, ma chambre est mon endroit préféré sur Terre. Les murs sont blancs, les meubles noirs et les seules touches de couleurs proviennent d’objets et souvenirs divers. Des photos des garçons et moi accrochées juste au-dessus de ma tête de lit. De celles avec Cassie aussi. De bracelets de festivals et de soirées que j’ai gardé, de cadeaux qu’on m’a offerts au fil des années.

   J’allume le plafonnier et mes yeux se posent presque de suite sur la grosse valise rouge qui attend patiemment à côté de ma penderie. Un bref sourire étire mes lèvres en réalisant que c’est enfin le jour du grand départ pour le chalet de la famille de Cameron, en Savoie.

   — Ah mais ça pue dans ta chambre ! C’est quoi cette odeur ?

   Cette douce voix criarde qui me fait serrer la mâchoire et rouler des yeux, c’est ma petite sœur, Alexia, qui est entrée une fois de plus dans ma chambre sans mon approbation.

   — Putain mais c’est trop demandé de frapper avant d’entrer ? Tu me gonfles à croire que c’est chez ta mère. Et parle moins fort, les parents dorment encore, je la réprimande en chuchotant.

   Je me tourne pour enfin lui faire face et la découvre en jogging et débardeur, ses cheveux bruns en bataille et les yeux pas encore totalement ouverts. Ses prunelles bleues prennent une teinte plus sombre et je sens qu’elle se retient de me répondre.

   — Qu’est-ce que tu voulais ? je souffle finalement.

   — Naïm, il arrive à quelle heure nous chercher ? J’ai encore plein de trucs à prépar-

   — Neuf heures.

   Les sourcils parfaitement épilés de ma petite sœur se froncent un dixième de seconde devant mon ton bourru puis elle soupire en faisant demi-tour.

   Que quelqu’un me rappelle pourquoi j’ai accepté qu’elle vienne avec moi ? Ah oui, je n’ai pas eu le choix ! Mes parents me l’ont imposé sans que je n’aie mon mot à dire. Soit elle venait, soit c’était moi qui ne partais pas. Et vu que j’habite encore sous leur toit, ils pensent pouvoir m’imposer encore des choses. Ils prétendent que c’est pour nous rapprocher qu’ils font ça mais je crois surtout que c’est pour se débarrasser d’elle pendant qu’ils partent en vacances avec leurs amis. Parce qu’apparemment, à seize ans, on n’est pas capable de rester seule deux semaines sans surveillance.

   Quand je sors de la cabine de douche enroulée dans une serviette de bain, ma sœur est devant le miroir en train de se maquiller. Je la rejoins et notre reflet s’impose sur ma rétine. Dire qu’à une certaine époque, Alexia était ma copie conforme, en plus jeune et plus innocente. De très longs cheveux bruns, un nez fin et droit, des lèvres relativement pulpeuses mais des prunelles diamétralement opposées. Puis je n’ai plus supporté notre ressemblance alors, l’été dernier, j’ai coupé mes cheveux au carré et les ai décolorés jusqu’au blond polaire. Radical, probablement, mais on ne nous prend plus pour de fausses jumelles désormais et ça me remplit d’une joie incommensurable.

   — Tu peux arrêter de me regarder et te dépêcher ? Sinon, je dis à Naïm qu’on part sans toi.

   Je la dévisage un instant puis m’approche d’elle, la surplombant de plusieurs centimètres.

   — Nous ne sommes pas encore parties, je peux toujours te laisser ici.

   Que du bluff et elle le sait.

   — Laisse ta sœur tranquille, Teresa. Et arrête de râler pour une fois.

   Manquait plus que ça. C’est la voix grave de notre père encore à moitié endormi qui vient de passer sa tête dans l’encadrement de la porte. Toujours là pour défendre sa petite fille chérie.

   Je grogne, frustrée, et bouscule ma sœur qui râle de s’être enfoncé la brosse à mascara dans l’œil en partant.

   Je suis vêtue d’un ensemble de survêtement lilas — en prévoyance du long voyage en voiture qui m’attend — les cheveux dégoulinant sur mes épaules, quand mon téléphone sonne l’arrivée d’un nouveau message. Naïm et Aaron seront là dans vingt minutes. Je transmets l’information à ma sœur qui court encore dans tout l’appartement pour terminer sa valise et je pars fumer une autre cigarette, sur le balcon du salon cette fois.

   Finalement, c’est presque quarante minutes plus tard que Naïm arrive en bas de chez nous. J’ai eu le temps de fumer ma quatrième cigarette depuis mon réveil et d’écouter le discours moralisateur et menaçant de mes parents sur le fait de faire attention à ma petite sœur. Deux fois. En revanche, je peux me faire dévorer par des chiens de traîneau ou être ensevelie sous deux mètres de neige, rien à battre.

   — Mais c’est à cause de l’autre hmar ! se justifie Naïm quand je lui fais la remarque de son retard. Il s’est rendu compte à Saint-Michel qu’il avait oublié sa carte à l’appart’, on a dû faire demi-tour.

   Sur le trottoir devant la porte d’entrée de l’immeuble, je saute joyeusement sur mon meilleur ami pour le saluer, en me moquant tout de même de son excuse.

   Naïm et moi, c’est une amitié qui dure depuis notre année de seconde alors que notre professeur de Sciences Economiques et Sociales — option que nous suivions tous deux à l’époque — nous avait placés côte-à-côte, dans l’espoir qu’on se tienne correctement. Pari perdu. Le courant était passé avec aisance, si bien que cinq ans plus tard, on peut toujours compter l’un sur l’autre. Il m’a même présenté à ses amis d’enfance, qui s’avèrent être Aaron, Cameron et Maxime. Ce n’est pas toujours facile entre nous et les prises de tête sont courantes, mais on reste là l’un pour l’autre malgré le temps qui passe.

   — Venez, on est garé là-bas, sur la place livraison.

   Il nous montre une Polo Volkswagen noire qui nous attend en warning, un peu plus loin sur notre gauche. Appuyé contre la portière passager avant et une cigarette entre les lèvres, Aaron nous attend.

   — Vous savez qu’on ne reste que deux semaines, pas six mois ? lance-t-il en nous voyant débarquer avec nos deux valises et un sac de sport.

   — Viens plutôt nous aider à les ranger dans le coffre, je rétorque en ravalant le nœud qui vient de se former dans ma gorge. Ah et voici Alexia. Je ne sais plus si tu l’as déjà vu. Alexia, c’est Aaron.

   Je gigote ma main nerveusement pour les présenter. Aaron se contente de saluer ma sœur qui rougit d’avance d’une bise sur chaque joue, laissant Naïm s’occuper des bagages. Alexia se balance ensuite d’un pied sur l’autre, pas vraiment à l’aise. Je pourrais détendre l’atmosphère pour l’aider mais je n’en ai pas envie.

   Lorsque je crache le premier nuage de fumée d’une cigarette que j’ai allumé après avoir claqué le hayon de la voiture, je sens le regard sévère de Naïm me brûler la peau.

   — T’avais pas dit que t’arrêtais la clope ?

   — Si, soufflé-je.

   — Mais tu l’as pas fait ?

   — Non…

   Naïm soupire en secouant doucement la tête, désabusé. Je sais ce qu’il est en train de penser. Que c’est complètement con de se ruiner la santé comme ça, de dépenser autant d’argent dedans. Que je dis toujours que je vais arrêter mais que je ne le fais jamais. Parce que dans le fond, je n’en ai pas vraiment envie.

   Je laisse mon mégot s’éteindre sur un coin de trottoir et grimpe sur la banquette arrière de la voiture.

***

   Un énième soupir agacé franchit mes lèvres alors que je me tortille sur mon siège pour trouver une position plus confortable. C’est peine perdue, je n’y arrive pas. Presque sept heures que nous avons quitté Paris et je n’en peux plus. Je peux à peine bouger mes jambes parce que mes genoux touchent constamment le siège conducteur, mes fesses endolories supportent mon poids depuis trop longtemps et ma nuque me tire depuis que je me suis réveillée d’une sieste.

   — Faut que je me dégourdisse les jambes, on arrive bientôt ? je râle pour la quatrième fois en une heure.

   Les garçons s’échangent un regard lourd de sens — je suis clairement en train de les gonfler — et j’aperçois ma sœur rouler des yeux.

   — On y est dans cinq minutes, souffle Naïm sans même me regarder.

   — Ça fait au moins trente minutes que vous me dîtes ça.

   — Tu deviens chiante, on vient de te dire qu’on arrivait bientôt…

   Le ton exaspéré d’Aaron résonne et nos regards se croisent dans le rétroviseur intérieur. Je sens un picotement désagréable descendre le long de mon épine dorsale et se loger au creux de mes entrailles, comme trop souvent depuis la soirée d’Halloween. C’est exactement pour cette sensation que j’évite le brun au maximum. Enfin jusqu’à maintenant. Je ne prends pas la peine de répondre et plonge mon regard par la fenêtre arrière pour observer les paysages montagnards qui défilent.

   Des arbres recouverts de neige bordent la route sinueuse. Quelques sommets de montagnes se dessinent sur la ligne d’horizons et parfois, au loin, nous apercevons les toits de quelques chalets. Les trois autres s’extasient devant la beauté du paysage mais les nausées qui me serrent l’estomac à cause du chemin m’empêchent de profiter pleinement. Les grands conifères disparaissent peu à peu pour laisser davantage de place aux architectures boisées de la montagne.

   Enfin, j’aperçois ce que je devine être le chalet de la famille de Cameron, à l’écart de la ville. Aaron franchit le portail ouvert et s’engage sur une allée recouverte de graviers et d’un mélange de sable et de sel. La Clio 4 de Maxime est garée sur une des deux places de parking couvertes, située à droite de la porte d’entrée. Moteur éteint, on descend enfin de la voiture.

   — Waouh ! s’exclame Alexia alors qu’elle n’a presque pas parlé du voyage. Ses parents travaillent dans quoi pour pouvoir se payer un truc pareil ?

   — Je crois que sa famille possède des immeubles à Londres et Paris, ou quelque chose dans le genre, répond Naïm en claquant sa portière.

   La bâtisse de bois devant nous se hisse sur trois étages et on en devine l’intérieur à travers les grandes baies vitrées. Un grand balcon entoure le chalet au premier étage et deux plus petits sont accessibles au deuxième étage. Tout est en bois clair et pourtant, le rendu reste étonnamment moderne. Et je me demande pourquoi on n’est jamais venus plus tôt.

   Lorsqu’un courant d’air froid s’infiltre à travers le tissu de mes vêtements, je me demande si j’ai pris suffisamment de vêtements chauds pour tenir. Un ricanement résonne dans mon crâne, c’est ma conscience qui se fout de ma gueule. Évidemment que je vais me les geler, je n’ai pris que trois pulls chauds, une doudoune et deux pantalons de ski. Tout le reste, ce ne sont que mes « vêtements de kehba » comme aiment les appeler Naïm. Autrement dit, des vêtements trop courts, trop moulants et trop légers pour tenir chaud.

   Un sifflement résonne et nous fait lever la tête. Cameron nous attend devant la porte d’entrée ouverte, un large sourire étirant ses lèvres.

   — Alors, pas trop long le voyage ? lance-t-il depuis le haut des escaliers.

   Chacun récupère ses affaires dans le coffre puis se dirige vers le blondinet.

   — Laisse tomber, Teresa a été insupportable la moitié du trajet, rigole Naïm en offrant une accolade virile à son ami d’enfance.

   Je lui adresse mon plus beau majeur alors que tout le monde s’amuse de sa remarque.

   — Si votre pote ne mesurait pas deux mètres de haut, j’aurais eu plus de place et j’aurais moins cassé les couilles, je grogne en désignant le conducteur.

   Aaron se contente de hausser les épaules, indifférent. Quelques banalités sont échangées et Cam invite tout le monde à le suivre à l’intérieur. Il en profite pour nous faire une visite guidée.

   Au rez-de-chaussée : la cave, la buanderie et une sorte de ski-room. L’intérieur est fait d’un bois ressemblant beaucoup à celui extérieur, donnant le même aspect étrangement moderne. À l’étage : une grande pièce à vivre divisée en différents espaces. Dans le fond, il y a le coin salon constitué de deux grands canapés en cuir disposés l’un en face de l’autre, d’une table basse en verre au centre et d’un écran plat au-dessus d’une cheminée incrustée dans le mur. De l’autre côté de la pièce, nous avons une cuisine américaine aux meubles boisés et aux plans de travail et comptoir en marbre noir. Entre les deux, une longue table en bois et deux bancs servent de salle-à-manger.

   Maxime et sa copine descendent de l’étage supérieur au moment où Cameron nous montre le bar de la cuisine.

   — Tu dois être la sœur de Terrie, suppose Max en s’approchant de ma petite sœur.

   Alexia hoche timidement la tête, sans oser regarder mon ami dans les yeux. Je ne me laisse pas avoir par son attitude hésitante. Je sais qu’une fois qu’elle aura pris ses marques, tout le monde sera sous son charme. C’est une fille sociable, qui s’intègre partout sans le moindre effort parce qu’une espèce d’aura insupportable nous pousse à aller vers elle. C’est le genre de fille qu’on veut absolument avoir en amie parce qu’elle est pétillante et pleine de vie. Encore un point sur lequel on est différentes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Onlyxris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0