Chapitre 4 (1)

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   TERESA

   Encore une insomnie.

   Cela fait un moment que j’en fait et ce, malgré mes nombreuses tentatives pour remédier au problème. Les séances de relaxation, les bains chauds avant le coucher, les tisanes aux plantes, même les somnifères et l’herbe. Rien n’a fonctionné sauf les deux derniers mais n’ayant pas envie de devenir accro à l’un ou à l’autre, je préfère les éviter.

   Si, pendant longtemps, j’ai essayé de forcer le sommeil dans ces moments-là, j’ai fini par comprendre que ça ne servait à rien. Alors la plupart du temps, j’attends dans le noir, l’esprit embrumé par un tas de questionnements et de mauvaises pensées.

   Ma vue s’est habituée à l’obscurité et je fixe les poutres au plafond de ma chambre. Seule une faible lumière émanant de la Lune illumine la pièce où se trouve mon lit deux places, entouré de deux petites tables de chevet en bois et d'une penderie beaucoup trop grande pour une maison de vacances selon moi. Une photo de deux ours polaires de deux mètres par deux est accrochée en face de moi, m’observant sûrement pendant mon sommeil.

   Je ne sais plus quelle heure il est. J’ai fini par perdre la notion du temps et c’est le manque de nicotine dans mon organisme qui me motive à quitter mon lit. Je repousse la lourde couette blanche, quitte le lit puis la pièce. Quand je descends les escaliers, je n’entends rien et devine que tout le monde dort encore. Mais rien de surprenant, l’horloge de la cuisine affiche un peu moins de huit heures.

   Déjà le second matin depuis notre arrivée et je suis encore la première levée.

   Une tasse de café fraîchement préparée dans la main droite, j’attrape la première veste que je trouve sur un des bancs en bois ainsi que mon paquet de cigarettes qui traîne sur la table de l’autre. Je rejoins ensuite le grand balcon, accessible depuis les baies vitrées qui font la largeur du mur côté salon, après avoir allumé la lumière extérieure.

   Les températures négatives me glacent le sang, me font frissonner et regretter d’avoir besoin de nicotine pour fonctionner correctement. Au moins, elles ont le mérite de me réveiller. J’enfonce ma tête dans les épaules pour profiter du maximum de chaleur que le manteau me procure et une odeur de parfum que je reconnais sans pour autant l’identifier précisément envahit mes narines.

   La première gorgée de café que j’avale est si chaude que je la sens descendre doucement le long de mon œsophage et je ne parle même pas de la première bouffée de nicotine qui me donne presque envie de vomir.

   — Cette veste est à moi.

   Je me retourne dans un sursaut, la main sur le cœur.

   — Putain, tu m’as fait flipper Aaron !

   Il se pince les lèvres, amusé, en venant s’accouder à côté de moi sur la rambarde.

   — Désolé, ce n’était pas mon attention.

   Aaron porte encore sur lui les traces du sommeil. Ses yeux ne sont pas encore tout à fait ouverts, ses cheveux bruns mi-long se rebellent pour aller dans tous les sens et je crois même apercevoir une trace d’oreiller sur sa joue presque imberbe qu’il frotte pour se réveiller, avant de ranger ses mains dans la poche ventrale de son sweat.

   Nos épaules se frôlent mais je ne laisse rien paraître du trouble qui m’habite. C’est la première fois depuis la soirée d’Halloween que je me retrouve seule avec Aaron, ayant évité cette situation comme la peste. Je me force à respirer correctement et à passer outre mon cœur qui bat plus fort. Je comprends enfin ceux qui disent qu’on ne peut pas coucher avec ses amis. Tout change une fois qu’on voit une personne nue.

   — Dis, si je te laisse ma veste, tu me passes une clope ? demande-t-il en tournant sa tête vers moi.

   Je fronce les sourcils et plisse les yeux, faussement méfiante, et il avoue en riant.

   — Ok, je ne sais pas où j’ai laissé mon paquet hier soir et je n’ai pas envie de le chercher. Alors, ça marche ? Ma veste contre une clope ?

   — Oui, vas-y, sers-toi, l’autorisé-je en lui tendant mon paquet ouvert.

   Aaron se sert, cale le bâtonnet entre ses lèvres et l’allume. Il tire une première latte, crache un nuage de fumée blanche qui se dissipe dans le paysage immaculé. Puis il attrape la tasse que je tiens pour en boire plusieurs longues gorgées. Je l’observe faire, déconcertée.

   — C’était mon café, je lui fais remarquer, étonnée. Si tu en veux, vas t’en faire couler un toi-même.

   — Je sais mais le tien est meilleur. Puis t’as qu’à voir ça comme une taxe pour la veste, hausse-t-il des épaules, indifférent.

   — Une clope, mon café. Tu ne veux pas me sauter aussi ? je lâche, sarcastique.

   Trop tard, je prends conscience de ce que je viens de dire et avant qu’il n’ait le temps de répondre, je pointe un doigt menaçant vers Aaron, les yeux écarquillés.

   — Ne t’avises même pas de répondre !

   Ma salive dévale difficilement dans mon œsophage mais je fais bonne figure. J’ai du mal à supporter le regard que le brun me lance, vif et espiègle, mais je tiens bon. Sans parler de son sourire et de sa langue qui caresse sa lèvre inférieure.

   — Ce n’est pas comme si c'était la première fois.

   Et voilà, on y est. En même temps, j’ai cherché. Ça ne m’empêche pas de l’asséner d’un coup de poing contre l’épaule, indignée, mais il ne vacille même pas un peu. Il ingère une nouvelle dose de caféine en braquant ses iris noirs sur moi.

   — Personne ne m’a attendu, pas la peine de me frapper, s’amuse-t-il.

   Je grogne de ne pas pouvoir effacer son sourire satisfait qui fend son visage en deux. Je reporte mes frustrations sur la cigarette qui se consume entre mes doigts et tire violemment dessus, presque à m’en brûler les lèvres.

   L’atmosphère a changé, ou alors c’est moi qui me fais des films. C’est probable, on me reproche souvent de tout surinterpréter. Ma conscience braille toute seule dans mon crâne et j’essaye de l’étouffer à coup de fumée toxique.

   — T’as fait une tête étrange au tirage au sort, hier soir. Tu es tombée sur Esther ou quoi ? balance-t-il après un silence que je trouve interminable.

   Mon inimitié envers la rouquine n’est un secret pour aucun de mes amis. Je ne m’en cache pas et je ne fais pas non plus d’efforts pour tenter un rapprochement. Qu’Aaron en fasse allusion ne me surprend donc pas. Non, ce qui m’étonne, c’est sa capacité à changer si subitement de sujet, comme si le précédent n’avait jamais existé.

   — C’est quelle partie du terme « Père Noël secret » que tu n’as pas compris ? Le tien devrait t’offrir un dictionnaire, si tu veux mon avis.

   Aaron laisse un rire rauque s’échapper d’entre ses lèvres, basculant sa tête vers l’arrière. Une fois calmé, il passe une main dans ses cheveux pour les ramener vers l’avant.

   — Je sais très bien ce que « Père Noël » et « secret » veulent dire.

   — T’en es sûr ? Je peux glisser un mot aux autres au cas où, si tu veux.

   J’écrase mon mégot dans le cendrier qui tient en équilibre sur la rambarde puis enfonce mes mains dans les poches de la veste pour cacher le fait qu’elles tremblent. Heureusement, il ne peut pas entendre à quel point mon cœur bat fort.

   — J’en suis certain, assure-t-il, d’une voix grave. Je peux même t’assurer que je garde très bien les secrets.

Vous aussi, vous avez entendu le sous-entendu ou je suis la seule ?

   — Et tu veux que je te félicite, peut-être ?

   Je glisse un regard ennuyé vers lui, bien qu’un petit rictus retrousse le coin de mes lèvres malgré moi.

   — Ça dépend de la récompense. Si c’est une pipe, je suis chaud.

   Mon poing s’écrase une nouvelle fois contre son épaule alors qu’il gémit de douleur, plus pour le geste que parce qu’il a mal selon moi. Puis il rigole et ça me donne encore envie de le frapper.

   — C’est tout sauf drôle, m’indigné-je.

   La discussion est terminée, tout comme ma cigarette et sûrement ma tasse de café. Je devrais retourner à l’intérieur pourtant, je ne bouge pas.

   Je m'appuie contre la barrière du balcon et le visage de Cassie se dessine dans mon esprit. Cassandra, ma meilleure amie, la petite-amie d’Aaron. Celle qui me fait confiance aveuglément, celle qui m’a demandé moins de quarante-huit heures plus tôt d’observer son attitude, de la tenir au courant. Est-ce que je devrais lui faire part de cette conversation ? Ce n’est pas de cette discussion dont tu devrais lui parler, raille ma conscience.

   Comment j’ai pu croire que coucher avec Aaron, même bourrée, serait une bonne idée ? Pire que ça, que je pourrais reprendre ma vie comme si de rien était, en mentant à mes meilleurs amis ?

   Mes pensées dérivent vers Aaron avant qu’il ne les envahisse totalement. Je fais partie d’un groupe où chaque membre est séduisant, chacun à sa manière, mais Aaron est de loin le plus beau des quatre. On le sait et lui aussi.

   L’air fermé, presque blasé, qu’il arbore souvent en public attire toujours les filles qui espèrent réussir à le faire sourire. Et sa carrure n’éloigne pas non plus, bien au contraire. Son large torse et ses bras musclés donnent envie de s’y blottir. Je suis bien placée pour parler, on s’y sent incroyablement bien. Ses prunelles noires, aussi foncées qu’une nuit sans étoile, deviennent déstabilisantes quand on doit soutenir son regard trop longtemps. Ses cheveux bruns plus longs sur le dessus que sur les côtés retombent souvent devant les yeux. Sa mâchoire carrée adoucie par une peau presque imberbe lui a valu quelques railleries au lycée alors qu’aujourd’hui, c’est en partie ce qui fait son charme. Sans oublier ses lèvres rosées et charnues dévoilent une dentition parfaite lorsqu’il se laisse aller à sourire.

   Du plus loin que je me souvienne, Aaron et moi avons toujours eu une relation étrange. Une relation que je n’ai jamais vraiment réussi à définir. Trop amicaux pour être considérés comme des connaissances, pas suffisamment intimes pour le considérer comme ami sans avoir la sensation de devoir me justifier. Le temps avait fait disparaître la gêne pesante qui planait au-dessus de nous mais maintenant… On a été définitivement trop intimes pour être que potes.

Ou alors, je me pose encore trop de questions ?

   La voix d’Aaron résonne dans mes oreilles et coupe court à mes réflexions.

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