France
Dès la fin 1968
Après vingt-quatre heures de bus, traversant tour à tour, la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche et l’Allemagne, le couple débarque à Paris, épuisé mais soulagé d’être enfin arrivé.
Le voyage est exténuant, surtout pour Anya mais à aucun moment elle ne se plaint. Installés sur des banquettes inconfortables, les gens s’entassent à la capacité maximale du car. Très vite, les corps serrés comme des sardines dégagent une chaleur suffocante et les peaux moites de sueur envahissent l’habitacle d’une odeur nauséabonde. Dans cet environnement étouffant, Anya somnole la plupart du temps, la tête posée sur l’épaule de Dimitri, abrutie par le ronronnement lancinant du véhicule. Les passagers se succèdent au fur et à mesure du trajet ; une vague descend, aussitôt remplacée par une autre. À chaque franchissement de frontières, le couple présente leur papier d’identité et leur visa de sortie tout en formulant l’objet de leur voyage. Tout se passe selon leur souhait, ils n’ont aucun souci.
Enfin, tout ce périple est derrière eux, maintenant ! Debout sur le quai de la gare, leurs valises à la main, ils attendent que Natacha et Pierre viennent les chercher. Ils sont conscients d’être un peu godiches parmi cette foule bigarrée qui se presse autour d’eux. Anya est surprise par les vêtements que portent les Françaises, bien différents de ceux de ses compatriotes roumaines. Ici, des femmes s’habillent de jupes courtes au dessus du genou, aux couleurs vives et à motifs, d’autres de pantalon-tailleur. Elles ont les cheveux courts. En les observant, la jeune femme se sent issue d’un autre temps avec sa robe à plis au ton grisâtre qui lui descend jusqu’aux mollets et son manteau de laine. Ses cheveux poisseux de transpiration s’échappent de son chignon. Elle rêve d’un bon bain chaud et d’un bon lit. Dimitri la sort de ses pensées.
— La voilà ! lui dit-il, désignant une auto s’arrêtant le long du trottoir.
Natacha est au volant. Après avoir coupé le contact, elle descend du véhicule et se jette dans les bras de son frère.
— Bon… jourrrr Natacha, s’applique à articuler Dimitri en français, un large sourire sur les lèvres.
Il a appris quelques mots de français et en est très fier.
— Bună ziua Dimitri. Comme je suis heureuse de vous voir, lui répond sa sœur en roumain avant de déposer deux grosses bises sur ses joues.
— Anya ! Tu es magnifique ! se tournant vers sa belle sœur. La maternité te va à ravir.
Natacha n’a pas oublié sa langue maternelle, au grand soulagement du couple. Ainsi ils vont pouvoir communiquer le temps que Dimitri et Anya apprennent à parler correctement le français.
— Pierre est resté à la maison pour garder les enfants, s’excuse la jeune femme tandis que le trio se dirige vers l’automobile.
Installée à l’arrière du véhicule, Anya tourne la tête dans tous les sens pour ne rien perdre de cette nouvelle ville, bien différente de Bucarest. Ici, les gens sont libres… libres de circuler à leur guise… Il y a même des femmes à la terrasse des cafés. Une foule cosmopolite se côtoie avec harmonie. Des jeunes habillés bizarrement attirent la curiosité de la jeune roumaine. Ils portent des pantalons de toile bleue, serrés près du corps — Anya apprend que ces culottes s’appellent « jeans » — à leurs pieds de drôles de chaussures — des baskets selon Natacha —. Ils écoutent une musique assourdissante depuis leurs transistors — du rock and roll —. Tout au long du trajet, défilent sous ses yeux ébahis, des bâtiments grandioses à l’architecture monumentale.
Anya est subjuguée par tant de beauté. Elle est certaine de se plaire sur cette terre inconnue et elle fera tout ce qu’elle peut pour y parvenir. En chemin vers la maison de sa belle sœur, elle remarque des rues aux pavés arrachés. « Y avait-il eu une guérilla ? ».
— Ce que tu vois Anya est le résultat du plus important mouvement social de l’histoire de France du XXe siècle, lui explique Natacha. Un élan de protestation conduit par les étudiants et les ouvriers contre l’autorité et la société. Le mouvement a pris des allures de révolution avec tous ces jeunes en quête de plus de libertés.
Anya et Dimitri en restent bouche bée. Si pareille révolte avait lieu en Roumanie, le Camarade Ceausescu n’hésiterait pas à envoyer son armée avec ordre de tirer à vue.
Natacha et Pierre Aumard habitent un petit pavillon de banlieue avec jardin à Montrouge dans les Yvelines. Sa belle-sœur travaille dans une école élémentaire comme cantinière et son beau-frère exerce comme infirmier urgentiste dans un hôpital.
Anya et Dimitri sont impressionnés et franchissent timidement le pas de la porte. Aussitôt, Pierre vient à leur encontre. Un large sourire éclaire son visage. Il les serre tous les deux contre lui.
— Vous êtes ici chez vous, leur dit-il. Vous verrez, vous serez bien ici. Nous ferons tout ce qui nous est possible pour vous aider. En attendant des jours meilleurs, nous avons aménagé une petite chambre à la place du bureau, le temps qu’il vous faudra.
Natacha traduit ses paroles au fur et à mesure que son mari s’exprime.
— Merrrci, répond Dimitri, touché de tant de gentillesse.
Puis, fièrement, sa sœur leur présente ses enfants.
— Voici mon fils Paul, il a six ans et ma fille Florence qui a neuf ans.
Les petites têtes s’avancent, intriguées par ces étrangers.
— Florence et Paul, voici votre tante Anya et votre oncle Dimitri, ils arrivent de Roumanie, le pays où maman est née.
— Bună ziua copii, articule le couple d’une même voix.
— Bună ziua.
Dimitri et Anya sont émus de constater que leur neveu et nièce parlent leur langue.
— Je leur parle dans les deux langues depuis leur naissance, leur confirme Natacha. C’est important pour moi qu’ils connaissent leurs racines.
Puis, se tournant vers sa progéniture :
— Votre oncle et votre tante vont rester chez nous, le temps qu’ils trouvent une maison et un travail. Votre tante va avoir un bébé et je veux que vous soyez très gentils, il ne faut pas qu’elle se fatigue. Je vais avoir besoin d’aide et je compte sur vous.
— Promis maman ! Je pourrai apprendre à tata le français ?
— Excellente idée Florence ! Je suis sûre que tu seras un très bon professeur.
La petite relève fièrement la tête, un sourire peint sur son visage.
Contrairement à Dimitri dont les cheveux sont aussi noirs que ses pupilles, ceux de Natacha sont de couleur miel, de même que ses iris tachetés d’une pointe de vert. La petite Florence a hérité de la couleur de sa mère, d’une nuance un tout petit peu plus foncée. Ses longs cheveux lisses lui descendent jusque dans le dos alors que sa mère porte un carré court. Quant à Paul, il est le portrait craché de son père. Cheveux d’un brun foncé, volumineux et bouclés. Yeux marron et regard malicieux.
***
Ainsi commence la nouvelle vie d’Anya et de Dimitri sur le sol français. Ces retrouvailles familiales leur embaument le cœur de joie et d’espérance. Ils sont prêts à chérir cette terre d’asile, à s’intégrer socialement. Ils sont conscients que la route sera longue et semée d’embûches avant de pouvoir acquérir un travail, un statut social et une petite maison où leur enfant à naître sera entouré d’amour et grandira dans les valeurs du respect. Il ne manquera de rien !
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