Le ça, la mer
--- Texte disqualifié pour longueur ---
Au diaphane d’un voile solaire, le phare se réveille ; une étincelle, et le vieillard avec. La bicoque salée grince charriée par l’haleine marine et le rose auroral des embruns déjetés. Le chant des vagues… leur ode qui va et vient, qui s’ouvre et qui se ferme ; qui s’ouvre, et se ferme. Un soupir s’échappe et rejoint la brume s’évanouissant, seulement assoupie, étreinte au lit d’eau pour la nuit. Sur un tapis d’algues nattées, de filets et de cheveux-de-bois, remuent les poussières et sables enlacés dans les songes : de vieux os se redressent, assis dessus les dunelettes froides. Un couteau, un débris de bois drossé, et dans un balancement la main sculpte son idée ;
Glisse tes hasards à la Mer.
Ce que tu offres à l’Océan,
l’Océan te le rendra.
une effigie du Voyage. Par la lucarne, aux planches moussues cabossées, rafistolées de trop, une veine de lumière s’insinue, échouée sur les reliefs de l’idole ; puis effleure un sourire gravé dans des yeux contents. Un frisson ; dehors est glacial, et dehors s’invite dans la cabane. La Mer remue, il ne faut pas traîner : Il attend ses offrandes.
Couvert d’une mince laine, il bat la bannière séparant l’abri du reste. Son œil gris tressaille, s’éteint dans son nid de rides, agressé par les rais perçants, puis s’égare sur les cahutes abandonnées. Avec l’Ascendante vient la saison froide ; tous sont partis. Lui n’a pas pris la route pour les landes brunes. Il a demeuré seul, captivé par les reflets du large, et ouvrage en leur lieu leurs amulettes.
Quelques pas vers la houle, les empreintes sous les vagues. L’écume jusqu’aux hanches ; son charme lâché, l’ancien arrache un pieu et le replante un peu plus près de la côte, à niveau d’eau. L’univers fait son œuvre : tout bientôt ici sera englouti ; tout bientôt renaîtra des flots.
Pour l’heure, la routine le devance. Que l’Océan a-t-Il conduit aujourd’hui jusqu’à son rivage désert ? Quelques tessons, quelques planches : de quoi étoffer sa demeure et façonner ses figurines ; un bâton coiffé d’écharpes ; quelques algues ; un message dans sa boîte – duquel il s’enquiert scrupuleusement – adressé à un autre ; quelques cendres d’eau ; un étrange cadran orné ; une bouteille d’écume ; des coquillages sans l’or. Rien de ce qu’il espère, rien pour lui, sinon pitance vite avalée sous l’œil avide des oiseaux. Chaque objet, soigneusement déposé à l’endroit de sa découverte, retournera à l’Océan. Et lui attendra les suivants.
À son grand âge, on n’aperçoit plus au large qu’une vague confusion, un tapis d’ambre jeté sur la bonace par l’œil brûlant du ciel, qui n’attend plus que de choir à nouveau dans l’un de ces sommeils noirs. Hélas, lui aussi. Lors, avant l’extinction, de l’étincelle sur son toit il fait brasier ; c’est pourtant la seule faveur dont l’Océan ne veut pas. Le mouvement mécanique, il rejoint enfin son séant de bois, fossilisé dans le sable à trop espérer avec ; lui, le spectateur de l’horizon et ses milliers d’astres moirés mourant au gré des remous d’eau. Quelques vagues s’ébattent et s’enlacent hypnotiques…
Il reste des effigies à forger.
Un vent venu des terres glisse sur les statuettes étendues dans l’arénacé. De vieux amis pour une âme esseulée, des airs tant familiers qu’éphémères, que le soir appellera bientôt ; ça voguera pour s’éloigner, et ne jamais revenir. Il leur parle, avant qu’ils partent. Leur inspire histoires, émotions, dévotion, souhaitant que ses fétiches peuplent dûment l’en-dessous.
Une presque-inquiétude l’emplit, une ombre alourdit quelque peu ses lèvres. Derrière ; derrière, une présence rouge. Sans risquer son regard, il demande « C’est toi ? », tout en connaissant la réponse. Une promesse du passé, silencieuse toutefois, incarnée dans son dos. « Tu viens la chercher, c’est ça ? » ose-t-il tremblant, d’excitation comme d’effroi ; « Je ne l’ai pas », quelque déception dans la voix, car l’ami rouge d’une ère révolue est, lui, revenu. « À moins que… » ses mots s’effacent dans le froissement des vagues, les crépitements d’écume et l’attraction du bref déluge de retour vers l’horizon. Son cœur se serre de froid, les yeux tombés sur les cabanes esseulées. Un sourire : « Tu viens me tenir compagnie ? », puis ses rides en roulis « Ils sont tous partis, tu sais. Ils reviendront l’autre moitié du temps, quand la Mer aura couché et que leurs abris morcelés auront émergé de l’eau. Ils m’ont regardé d’un œil bête, ils m’ont encore dit "L’eau monte.", "Pourquoi rester ?", "Tu pourras revenir avec la Couchante.", "Pourquoi maintenant ?", mais c’est maintenant chaque Marée, chaque Ascendante. Quand l’histoire est derrière, il ne reste qu’à attendre ».
Ses mains se mêlent sur une idole de Voix ; un toucher rouge les rejoint, robe secrète, rondeur presqu’imperceptible à l’aura diffuse et distante ; un invisible qui bouge… Quelque caresse sur ces cercles striés, ondulations comme d’une ancre chue à l’eau, de mots envolés pour clairvoir ? Les plis, les rides d’essayer. « Ils ne me connaissent pas » ; un ressac dans l’âme ; « Ils ne m’ont pas reconnu ». Le tumulte alors pour lui parle « Je me souviens de tout », plus bas « De tout sauf ça » ; plus bas « Ce ça qui manque ». Tout bas « Et ça me hante encore, cette chose ».
Les clapotis glacés aux pieds emportent un instant sa voix. Il n’ose plus alors parler, et entreprend de façonner Silence en creux de paume : quelques sillons sur un ventre de bois, des puits, des nœuds ; une idée de Tout, d’enveloppe. Pour ceux des côtes, le Silence est la Mer. Cette Mer qui efface… et tout part chercher le bout du monde.
« Déjà jeune, je sentais que quelque chose attirait là-bas. Sinon, pourquoi l’Océan s’en irait-Il après être monté et figé si longtemps ? Et pourquoi revenir autre que pour nos offrandes ? Je me disais qu’Il cesserait peut-être si nous cessions » mais ils n’ont jamais cessé, car ce cycle est leur raison d’être. « C’est drôle, nous avons nos propres marées. Nous montons après la Mer, et nous descendons après Elle. Je n’imaginais pas aller là-bas, braver des siècles d’interdits » et leurs déluges lourds, dirimants. « L’homme aux bandages a tout changé ».
« Nous étions partis en hâte car l’Ascendante venait tôt ; le niveau montait vite, et je me rappelle que beaucoup étaient inquiets de n’avoir pas pu finir leur maison, inquiets que l’Océan n’en veuille pas : c’était de mauvaise augure. Ils guettaient l’horizon d’un air anxieux, mais les terres, très fertiles, avaient fini par détourner leurs pensées. C’est là que je l’ai vu, je ne sais plus bien où ? Il avait la langue noire, et était immortel », des mots aujourd’hui nébuleux. « Il m’a regardé avec ses mains, et m’a parlé de son coffre scellé, d’où provenait son sort et une impression de malaise. Il savait tout. Son nom… son nom ressemblait au mirage. Il m’a dit de repartir pour l’Océan, de marcher avec la Couchante, et de ne pas m’arrêter ». Un haussement d’épaules ; « Je l’ai cru », y a-t-il jamais repensé ? Une étrange intuition, tant viscérale que floue, de celles que donnent les rêves. Rien n’avait de sens, mais cette même certitude insaisissable demeure encore enfouie ; sous un brasier, une étincelle.
« J’ai fait mon bagage », ses yeux des astres, « Mais suis resté inerte. Troublé, remué, bouillonnant. Les autres m’ont mis en garde, puis en infâmie. Il ne fallait pas tenter de percer les secrets de l’eau, il ne fallait pas questionner le divin ». En y repensant, là n’était pas son but. Ni s’attirer l’ire des eaux, ni le malheur des gens, pour qui son départ jetterait ses malédictions, ni vivre comme un paria, à ne plus suivre les marées. Désormais, de toutes les bicoques à mourir, seule la sienne abrite encore. Alors ses mains sculptent, passionnées, compulsives, obsédées. Tendues ; quel était cet appel ?
« Moi-même, je connaissais l’écume écarlate des marins revenants – quand ils revenaient –, partis soudain sur leur barque de fortune. J’avais peur. Mais le temps pressait. La Couchante approchait, et je risquais de manquer le moment opportun. Je m’effaçais. J’avais un amour, à qui je donnais des étreintes comme des adieux, car je savais pouvoir partir à tout instant ; mourir, quelque part. Puis j’ai disparu, une nuit ». Un soupir d’eau mouille ses joues froncées de résignation confuse. « Mais tu sais déjà tout ça ».
Une étreinte se resserre ; un digne regard au loin. Le soleil choit, l’Océan monte, et chaque onde l’homme l’attend. Le soleil choit ; l’Océan monte. Le vêpre lourd s’abat, inexorable, dans un voile orangé où tout étouffe et tout se fige. Le soleil écrasé ; l’Océan déployé. Inerte, comme devant la grand Sorgue.
Inerte.
Quand, derrière, la présence rouge remue, un sursaut précède un frisson. La voix réclame : il n’a pas évoqué les vagues fendues. Il n’a pas retracé les vestiges de géants, les navires échoués, le bout du monde ! Qu’il abandonne ses figures. Qu’il laisse ses mains vides lâches. Qu‘il parle ; car l’histoire est derrière, et de rogue rugit.
« Je ne sais pas… » ; ce conte est neuf, quoique vieux de souvenirs. C’est dessous, mais c’est enfoui, noyé sous les éons, les âges. Il n’a pas revu ces mémoires. Il ne les a pas confrontées. Il en a gardé l’effet sans la cause ; l’ombre ; l’écume sans l’eau. Sa bouche timorée balbutie « Montre-la moi », des oraisons que l’autre n’entendra jamais. « Toi, tu en as déjà tant », une fièvre, « J’aimerais seulement la revoir ».
C’est tremblant que son souhait s’exauce. Après les froissements d’étoffes, le frottement de cordes effilées, enfin ! enfin, sa flamme, sa nitescence. L’onde secrète pulse dans son dos ; il n’envisage pas même d’en contempler la source : son mince voile dardé porte déjà volupté, son halo rembrase, se jette à l’eau, glisse rondement sur les pieds. Il se revoit déjà courir après, à son insatiable recherche ! Les lèvres liesses ; les ocelles scellées ; l’altier d’un souffle de lumière.
Le noir à nouveau. Tout s’éteint et s’estompe dans le même bourdon. L’absolu supplante le rêve.
Il l’a revue. Il doit continuer.
« J’ai suivi… les troncs voûtés et grisés par la volte du sel. J’allais vite, et allais presque sans effort. J’étais happé. J’entendais après moi des milliers d’ailes qui n’ont après plus battu. J’ai osé un pied sur le sable omniprésent, comme une couche d’oubli sur nos offrandes en éclats. Tout en était couvert, grignoté ; quand c’était encore là… je n’avais pas encore observé l’Océan digérer nos oblations. Je l’ai vu au loin se retirer ; nu, presque éhonté, avec son ventre. Il me fuyait déjà. J’ai senti les corbeaux de l’homme aux bandages, leurs plumes noires m’épiaient en sifflant. J’ai pris peur, un doute, puis une voix nouvelle a regonflé ma voile. J’ai jeté mes adieux sur les débris drapés d’ambre-gris, de mousse et de coquillages, jeté un dernier regard, puis j’ai couru ». Il aurait bondi, encore aujourd’hui, si le sablon ne gelait pas ses pieds déjà usés. En sera-t-il recouvert quand les autres reviendront ? Des mousses et des coquillages du Berceau… stigmates du retour à l’eau.
« J’ai rattrapé la Mer. Je me suis aventuré devant alors qu’Elle reculait plus encore, vorace, emportant avec Elle ses tumultes de planches. J’observais sans répit les ruines singulières parsemer ce sable interdit : des babioles, des petites choses ; des trésors comme ceux avec lesquels les ressacs fouettaient nos plages. Je ramassais chaque matériau pour en faire sculpture, des empreintes de « moi », délaissées à ma suite, englouties aux marées suivantes » ; il ne reste plus rien de son chemin d’idoles. « J’ai voulu toucher l’Océan, pour m’assurer de Son évidence, mais Il m’échappait. J’ai battu le sol moite jusqu’à fuser dedans ; j’ai fermé les yeux, embrassant l’écume et le sel ; j’ai attendu, avec pour seul sens un vertige », un nœud de doigts, d’ongles et d’étreintes, « puis l’effroi de découvrir les eaux sciées face à mon cœur confus. »
« Je ne sais à quelle idole je devais ma survie, car l’air tout autour était déchiré, mais une magie m’avait gardé de m’effondrer dans cet abysse », la même qu’il exalte aujourd’hui. Qui sculpte donne et devient ; chacun sait qu’on se taille dans le bois.
« Je ne m’étais pas arrêté ; je n’avais ni faim, ni soif, sinon de chasser le Berceau. Le jour n’était pas tombé non plus, mais je savais qu’un temps considérable avait passé. Tout était épuisé, mais tout refusait de s’éteindre. Mon sillon de figures imitait les ballets des flots, et j’espérais sans doute qu’on me suive et me rejoigne. Je ne m’en souviens plus, mais j’ai fini par m’endormir » ; un flou conquérant sur des yeux vagues laisse flotter ses soupirs sourds. Le prélude est là ; le prélude de ce ça, absolu, hurlant de muettes détresses. Des rides enflées et des larmes : « Il n’y avait plus rien. Le sommeil m’a recraché dans des griffes informes où même le silence de la Mer avait fondu. Je regardais, perdu, les infinis tout autour, sans distinguer ni la côte ni l’horizon… puis j’ai compris », sans pourtant le regret, « J’ai compris que je m’étais offert à l’Océan ».
La vie n’est pas moins vaine que leurs vaines bâtisses, que leurs vaines idoles, que leurs vaines marées. C’est toute l’Existence qui meurt, et le froid tout conquiert ; et la pensée contemple. « L’Ascendante reviendrait bientôt. Je redoutais son courant ; qu’il me faille nager contre, ou qu’il me traîne piteux jusqu’au rivage. J’aurais pu fuir et remonter mon fleuve d’âmes délaissées, les fossés de mes pas traînés dans le sable, mais ça n’avait plus son sens. Je voulais prier, prier pour que la course de ce soleil rouge ne s’en trouve pas tordue, pour qu’il me guide vers le vrai, mais ma lame manquait et ma voix ne portait pas jusqu’à l’eau. J’ai usé mes ongles et mes dents sur les troncs égarés, modelé des aberrations que j’accrochais partout sur moi ». Derrière un rideau d’embruns, Songe se forme dans ses mains. Un glissement ; ses mots se déroulant s’évanouissent dans le noir. « Je n’avançais plus que de nuit, car tout était sinon brûlant. Quand revenait la lumière au derrière, j’apercevais les rais noirs de ma silhouette projetés sur des ruines innommables » ; puis l’arrêt de tout.
« Des carcasses de navires. Des colonnes de métal. De la roche, comme en falaises, prétendait résister à l’Océan, dominer un bref instant ce morceau de désert. Les mécanismes, les rouages… Je les laissais à leur place, malgré mon intérêt turbulent, les mordant seulement des yeux. Je m’endormais dans ces nids étranges et recommençais, ondoyant entre les spectres de ces choses, effroyables de grandeur, dont l’immensité ne cessait d’enfler avec mes pas. Les navires titan, le métal colosse ; des créatures dont je traversais les ventres. Tout grandissait ; je n’en avais rien vu, mais nous sentais bien dérisoires, reclus dans nos écheveaux de planches, armés de lames vertes-vieilles et nautonier de bateaux nains. Je saisissais à peine ce qui deviendrait ma seule obsession : l’Océan s’étendait depuis ce Berceau insondable, et j’enviais la vue de ce monde géant primitif. La Mer avait dû être plus petite en ces temps anciens ; nos ancêtres avaient dû en apercevoir le terme, en être si proches… Je ne doutais pas alors de sa finitude ».
En doute-t-il aujourd’hui ? Inatteignable n’est pas infini, « mais il y a comme une distorsion, là-bas. Ça tombe, ça s’amasse. Tout se précipite ». « Je n’y ai pas dérogé ».
« L’Ascendante reprenait. J’entendais vibrer le sable et sentais le frimas marin frémir dessous mon nez ; l’épouvante, le courroux du cataclysme… mon échec. J’avais freiné mes ailes. Figé, transi face à l’inévitable, je cogitais encore à la meilleure manière de poursuivre, sans y croire, toutefois. Je pouvais courir de nuit, suivant le retrait partiel des infimes marées, ou nager de jour à contre-courant afin de profiter du soir statique pour m’endormir serein. Il me terrifiait de me savoir porté par les flots quand j’étais gelé de sommeil ; je ne pouvais me résoudre à laisser l’Océan me pousser sans résistance. J’ai choisi de ne plus dormir, pour me jeter à corps perdu dans une ruée jusqu’à-mort. Je ne griffais plus que Voyage, et en constellais ma peau afin qu’au moins ces bouts de bois soient allés sonder l’Océan », des inepties, car le divin les aurait pris depuis la côte, ou refusé absolument s’il devait ne pas en vouloir. La raison était ailleurs. « C’était ardu. Je me sentais noyé de l’intérieur, les os battus par les ressacs et les muscles submergés. Je ralentissais, invariablement, sous l’effet de l’Ascendante et le mouvement des flots. Je m’accrochais aux épaves éventrées, aux ancres géantes jaillissant péniblement de la surface… les spires des coquillages me semblaient d’autant plus singulières, le néant perdu s’en était couvert. J’en détaillais l’essence, dans mes élans de lucidité ».
« J’ai cru rêver, une aube : le soleil avait crié. Mes jambes fondaient et le sable glissait ; ses lueurs tardaient, je n’en voyais pas les rayons qui s’annonçaient un peu plus tôt. La nuit m’a saisi et, en dépit de tous mes efforts, je me suis abandonné à des songes sanguins, pesants, dissonants et terribles. L’eau bouillait dans mes tympans. Le trouble dans mon âme. Je trouvais contre moi des amoncellements de mousse. J’avais les pupilles en couteaux, les… les mains diaphanes. Je scrutais l’Océan rond, comme un point dans l’abîme, duquel coulait une clarté hurlante. Je me suis réveillé, dans l’invisible de l’obscur. Je flottais béatement, les bras lâches, sans couler ; une torpeur que quelques pensées agitaient. J’ai dérivé, longuement, je crois… chaque mot pesait son temps, j’aurais voulu troquer cette folie contre la mort. J’ai fini par nager à nouveau, sans pourtant sembler progresser. Je me disais que c’était sanction méritée que d’errer pour l’éternité pour avoir défié l’horizon. Je rejoindrais, peut-être, les autres marins gisants… » ; que l’univers a-t-il décidé à la place ?
« Un éclat était apparu au loin. Une sorte de phare. Ça m’a montré que l’Océan ici était noir ; noir, affreusement… le ciel avait dû fuir épouvanté, emportant ses derniers reflets sur son dos voûté. Les silhouettes me glaçaient d’horreur. Les voiles déchirées. Les mâts rompus perçaient là-haut, le reste tombait contre les nues asphyxiées. Et les poussières. De l’infime à l’immense, tout s’entassait ici. Tout était démesuré, échoué contre le bout du monde, là où peut-être tout glissait. Sur les cadavres de vaisseaux, j’ai aperçu une lueur danser. Une lueur rouge ; un sorcier au visage flou… familier. Tu… étais là depuis le début. Tu étais la magie. Tu étais le voyage. Et tu cueillais, au loin, le plus splendide des présents. Une perle d’or, à peine irrégulière ; j’en avais le souffle scellé, les mains levées par convoitise quitte à m’en aveugler, privé. Entre les bruissements, les remous, les grésils, je buvais la lumière à la source, et chérissais béat les vagues du hasard pour m’avoir saisi si loin. Tu m’as regardé, illuminé, presque toisé depuis tes infinis distants. Je voulais t’atteindre ; tu m’as percé l’âme. J’ai tremblé. La nitescence envoûtante disparaissait dans ta besace aux cordelettes. Et… »
Le ça qui manque. La hantise. L’œil moite et les mains torses. Le souffle rauque, soupirs bourdons menaçants : « J’ai naufragé jusqu’aux sables-écumes. Vieux, les os usés… avec à la mémoire un vide. Les pieds nus dans l’eau froide et les genoux à terre. Seul, car l’Ascendante avait fait fuir mon clan. À leur retour, les autres ne m’ont pas reconnu. Personne ne m’a reconnu. J’étais oublié, ma jouvence dérobée, effacée, la Mer… La Mer !... ».
La Mer, étendue de tout son long, couvrant, glaçant jusques son nombril. Les effigies à l’eau. Le brasier. Les mots décharnés, épandus ; éphémères. Le vieil homme ;
Glisse tes hasards à la Mer.
Ce que tu offres à l’Océan,
l’Océan te le rendra.
la Sorgue
Les sons de l’être de rouge enflent dans son espace occulte. Il expire de tout son grave face au Soleil cambré parti, aux encres et gris d’une nuit ronde. Lui garde la mémoire, les parchemins d’histoire sculptant les rouleaux des vagues. Et quand vient le moment, retentit son tintement.
« Tu pars ».
Sans doute ; la sentence n’appelle pas la réponse.
« Tu m’auras montré ta lumière ».
L’Océan le recouvrira, laissant en son lieu perle d’or.
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