A l'aube des déserts

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  — Un instant ! Là ! Écoutez.

  Le silence.

  Ah...

  Ça faisait longtemps, pas vrai ?

  Maintenant que je vous regarde, je crois que je ne vous avais jamais vus. C'est peut-être la première fois que vous venez par ici... En tout cas, vous avez l'air de vouloir être consolés. Vous avez juste cet air un peu perdu, ces yeux vagues, ce sourire pas encore dessiné. Les mains qui tremblent, et la confiance aussi. Vous êtes sans doute fatigués d'errer...

  Asseyez-vous. Si vous avez des oreilles pour écouter et des cerveaux pour imaginer, j'ai peut-être ce qu'il vous faut. Voilà. Bien installés ? Je vais vous raconter quelque chose. Ça console souvent, ça. Raconter. Écouter. Le dehors n'est plus pareil après.

  Je dis ça parce qu'aujourd'hui, c'est silencieux de l'autre côté. Peut-être qu'ils ont fini, qu'ils sont tous morts. Peu importe. Aujourd'hui, je crois qu'on a besoin d'un consolateur. Aujourd'hui, pour un moment, on doit rêver de troubadours aux grelots amusés, de mamans et du bleu du ciel.

  Aujourd'hui, on a besoin d'un conte.

  Alors, allons-y, blottissons-nous ! Nous ne sommes plus seuls. C'est l'heure de la veillée !

  Vous savez, j'aurais pu vous raconter des histoires de princesses ensorcelées, de cygnes aux œufs d'or, de soldats de plomb amoureux, et pourquoi pas de sorcières au fond des bois. J'aurais pu vous demander : « Entendez-vous marcher la maison de Baba Yaga ? Et les dents des enfants croquer la maison de sucre ? Les pas du géant sur les nuages pleins de trésors ? Et votre cœur, votre cœur qui bat tout bas ? Vous l'entendez ? »

  Mais ces questions, ces réponses... vous les connaissez par cœur : je vois vos lèvres bouger, prêtes à réciter. Je vais raconter pour vous quelque chose de nouveau.

  Charmants conteurs, envoûtantes conteuses ; aujourd'hui, c'est mon tour ! Je ne dirai pas, pour commencer, « Il était une fois », car je sais très bien quand c'était et que la magie s'accommode mal de formules toutes faites. Alors voilà :


  Il était à l'aube des déserts.

  « Il », c'était un peintre sans le sou qui troquait, contre la force de ses bras, quelques couleurs. Plus personne déjà ne se souciait des couleurs : mais on aimait l'esclavage, alors il fallait arracher des bribes de teintes les unes après les autres, à coups de services rendus et de dettes interminables. Malgré tout, notre peintre s'acharnait.

  Mais je sens que vous souhaitez le pourquoi du comment : alors, comment diable tout cela avait-il commencé ?

  Le peintre vint au monde sur une petite lande de terre pauvre et grise, sableuse, sans horizon, sans tempête et sans lumière. Or, c'était quelque chose que le peintre cherchait partout, la lumière. Celle qui embrassait les feuilles au printemps et qui les faisait luire mieux que l'or, celle qui couvrait les immeubles d'une couche de miel, les routes d'un peu de féerie, celle qui faisait presque éclater les cœurs. Il cherchait cette lumière qui rendait la camomille plus odorante, les voix plus douces et les yeux dignes d'être ouverts. Le problème, c'est qu'elle se faisait rare. Voyez-vous, à l'aube des déserts, le ciel n'était déjà plus vraiment transparent, les fontaines plus vraiment humides, et les soirs déjà sans respiration.

  Heureusement, comme tous les héros de contes, le peintre était têtu. Il errait donc en cherchant les couleurs et les dernières traces de lumière entre les cendres.

  Lorsqu'il quitta la boîte où il vivait pour la première fois, car c'était l'heure de son aventure, il laissa la porte rouillée grande ouverte. Il savait qu'il ne reviendrait pas. Autant que ça serve aux escargots !


  Au premier carrefour des trois chemins, le peintre rencontra un fermier. Il lui demanda s'il avait du jaune.

  — Non, répondit le fermier. Mais j'ai un champ de blé à moissonner. Si tu m'aides, je te donnerai quelques grains.

  Le peintre accepta car il ne craignait pas le dur labeur. Il passa donc la journée à faucher les gerbes de blé sous le soleil brûlant et l’œil attentif des corbeaux. Le soir, les paupières fermées, il voyait encore danser l'ocre décrépit des épis. Il faisait rouler entre ses doigts les quelques grains dorés que son travail lui avait rapporté et il sentait sur sa peau les petits morceaux de son se détacher et égrener les minutes. Ça disait : « bientôt, les déserts ». Les grains polis par la sueur laissaient derrière eux le sillage du souvenir : ils rappelaient la gorge remplie de poussière, le bruit de la faucille et le vent qui couche les blés. Le peintre savait désormais que le jaune était chaud, orageux et doux.

  Il partit de bon matin.


  Au deuxième croisement, le peintre rencontra un pêcheur. Il lui demanda s'il avait du bleu.

  — Non, répondit le pêcheur. Mais j'ai des filets à remonter. Si tu m'aides, je te donnerai le plus gros poisson de la journée.

  Le peintre accepta car il avait toujours rêvé de la mer. Ils arrivèrent près de l'océan déjà presque à sec car c'était à l'aube des déserts. Les tas de sel qui parsemaient la plage étincelaient comme des piles d'étoiles. Il fallait traîner l'embarcation à travers le sable craquelé jusqu'à l'indigo des flots. Alors il y avait à ramer sur des lames et des murs d'eau, des coulées de marée qui n'en finissaient pas de tourmenter le bateau-coquille. Et puis les filets à remonter, lourds de morts éblouissants. En rentrant, le pêcheur jeta le plus gros des poissons sur les genoux du peintre subjugué. Sur les écailles déjà ternies s'étalait le camaïeu azur dont il avait rêvé. Myriade d'étincelles, comme les reflets dans les vagues. Le peintre avait appris que le bleu semblait salé et sec, mais qu'il contenait en vérité les astres et la caresse de l'eau.

  Avant de reprendre l'aventure, le peintre glissa quelques écailles dans sa poche. Pour se souvenir.


  Au cours de la troisième nuit, le peintre fut réveillé par un bandit qui secouait le tronc de l'arbre mort au creux duquel il s'était assoupi. Le bandit poli s'excusa : il avait simplement besoin d'aide. Alors, le peintre demanda si, par hasard, il avait du rouge.

  — Non, répondit le bandit. Mais je connais un jardin où poussent diamants, topazes et saphirs. Si tu m'aides à les emporter, tu pourras en garder une poignée.

  Le peintre accepta car il n'avait jamais aimé les vergers clôturés. A la lumière de la lune, il découvrit le goût des fruits pour la première fois de sa vie. Après tout, il était à l'aube des déserts. Il déposa soigneusement dans un baluchon de va-nu-pieds les lourdes poires à la peau si lisse et brillante, les pommes rouges qui semblaient rayonner de l'intérieur et les grenades aux écorces brunies. Curieux, il en ouvrit une et découvrit les arilles qui chatoyaient comme si elles emprisonnaient les rayons blafards de la lune. Alors le peintre s'assit et croqua dans une poire émeraude. La peau éclata sous ses dents en libérant le jus acidulé du bijou. Miam ! Il dévora une pomme, sucrée et ronde comme un gros rubis, puis arracha une arille grenat du cœur de la grenade avant de déguster le joyau. Un délice ! Ces découvertes ravivèrent son zèle et bientôt nos deux brigands emportèrent avec eux les trésors du verger. Le bandit toujours aussi poli respecta sa part du marché et tendit à notre héros la pomme la plus écarlate du baluchon. Le peintre comprit alors ce que c'était d'être riche : il s'agissait de dévorer le vert et le rouge, de l'étaler tout autour de soi comme un butin avant de l'emporter.

  Les bandits souvent sont bien généreux. Celui-ci avait donné à notre peintre, sans le savoir, tout un fardeau de couleurs !


  Les poches et le cœur lourd, le peintre qui désespérait de trouver un coin de vraie lumière où créer sa palette idéale erra au milieu des dunes de sables, des forêts de pierre, des villages d'exil.

  Bientôt, il comprit que la lumière ne reviendrait pas s'il ne la peignait pas d'abord. Alors il posa son chevalet, sa toile et son tabouret puis il inventa les paysages. Sur le blanc encore vide de ses tableaux, les carcasses de trains se remplissaient de jungles, les églises en ruines s'ornaient de vitraux qui racontaient les légendes du passé, le ciel lui-même devenait clair au point qu'on pouvait suivre, sous le pinceau, le mouvement des étoiles les plus lointaines.

  Et il marchait ainsi de forêt mourante en désert naissant, toujours peignant. Il faisait les tournesols plus jaunes, les nuages plus tourmentés, plus voyageurs ; et puis les tiédeurs plus froides ou plus chaudes, les gris en lavande et les fumées en fanions. Contre la poussière des falaises qui recouvrait les mers de ciment, il enrubannait autour de l'horizon des guirlandes de couleurs. Contre les champs asséchés, il arrosait de géants cyprès. Contre tout, il peignait. Si le vent ne soufflait plus, il le faisait résonner entre les feuillages des oliviers qu'il peignait avec l'acharnement des héros.

  Bientôt les couleurs ne tinrent plus en place. Elles dépassaient de sa toile, s'envolaient, s'entortillaient comme des haricots magiques autour des arbres pétrifiés. Les blés couvraient les plaines sans cadavres et les étoiles chassaient le soufre du ciel. Sous les yeux de tous les fermiers, de tous les pêcheurs, de tous les bandits, des princesses et des sorcières aussi, des ordinaires et des sans-histoires, et puis même des inconsolables, le monde resplendit. La lumière était revenue.

  Et tant que vécut le peintre, il n'y eut jamais sur Terre un jour gris.


  C'était l'Embellie.


  Mais moi qui conte, je ne crois pas que l'Embellie n'aura plus jamais lieu. Il suffirait d'un peintre un peu fou, d'un poète un peu lune, d'un sculpteur un peu boue et nous pourrions sortir respirer le coucher du soleil. Consolez-vous, raconteurs ! Le monde attend une Seconde Embellie. Vous en serez les créateurs.

  On ouvrira la porte.

  Dehors, les grenades nous attendront.

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