La pute au bois dormant
— Encore une.
— De quoi ?
Naïma étire le mascara sur ses longs cils, les lèvres plissées en bec de canard. Fadia lui tend le téléphone.
« Solidarité avec notre sœur, sauvagement assassinée dans le bois ce mardi.
Daniela n’avait que vingt ans en arrivant en France, elle exerçait au bois de Boulogne depuis quatre ans… »
Naïma détourne les yeux de l’article du STRASS.
— C’est triste, mais ça arrive souvent.
Fadia pianote un message de soutien galvaudé en réponse au tweet. Ses doigts frappent nerveusement l’écran.
— C’est la huitième depuis le début de l’année. Des malades rodent, s’en prennent aux putes et la police ne fait rien ! C’est flippant !
— C’est clair, mais on est cis, on bosse pas au bois et on est françaises. On est mieux protégées qu’elles.
Françaises, mais pas blanches, répond la grimace sur la bouche de Fadia. Avec ses cheveux frisés et son teint café dilué, Naïma fait algérienne ; avec sa peau noire, Fadia fait africaine. Les Français de France ne savent pas où est le Soudan, de toute façon.
— J’ai fini !
Naïma pince sa bouche pour répartir le rouge ; corole sanguine goût fraise. Elle enfile une veste courte sur sa robe Balmain et pare ses pieds de souliers Jimmy Choo. Fadia préfère les atours neutres, et dépenser l’argent dans le loyer. Mais inciter sa coloc à la sobriété serait aussi efficace que de demander à un flic d’être respectueux avec elles.
La porte claque, les inséparables frappent l'escalier de leurs hauts-talons sous les yeux courroucés de la concierge. Métro ligne 8 jusqu’à Madeleine. Assise sur les strapontins, Naïma tend un écouteur à Fadia. La lèvre finement retroussée sur un sourire candide, elle kiffe le dernier Billie Eilish. Ses boucles d’oreille en strass clinquent en cadence.
C’est une princesse.
Une princesse dans une ville poubelle, dans un métro qui sent la pisse et le parfum contrefait. Une princesse qui valse aux notes de guitare des mendiants et aux insultes des hommes en chemise proprette. Une princesse qui se fout de son royaume. Son prince gère. Droit comme un piquet, dans son justaucorps moulé de noir, la main serrée sur la barre de métro, tignasse crépue à ras et grimace austère envers les regards qui s’attardent.
Fadia la protégera toujours.
La nuit, Paris n’est pas plus belle. L’ombre cache la misère, les lampadaires en excrètent une autre, insidieuse et dangereuse. En rempart s’érige un château au 8 rue de Castellane. Pour dire vrai, l’immeuble Haussmanien ressemble à n’importe quel immeuble Haussmanien, avec ses balcons inutiles et son toit en zinc plombé qui verdit. Mais ça respire le fric. D’habitude, elles choisissent des hôtels plus abordables. Là, Inès leur a refilé le tuyau : « Ouallah, depuis que j'y bosse, j’ai eu zéro lapin, zéro embrouille. Ils vérifient les clients ; tu prends la tune. »
L’ascenseur glisse vers le sommet de la tour. Elles sonnent. Une armoire à glace s’écarte. Naïma ne retient pas un « O » ébahi, comme à chaque fois qu’on lui fait miroiter du mieux ; n’importe quoi qui claque plus que leur deux pièces avec chiottes qui fuient. Fadia se contient. Ce penthouse pue, avec ces canapés en cuir blanc qui brûlent les yeux et ces moulures de cheminée décorées d’angelots ridicules. Ça pue l’argent et le piège.
— Vous devez être Naïma et Fadia ? Je m’appelle Pierre.
Le piège s’avance avec un sourire de loup. Fadia se demande si ce nez à la courbure racée n’est pas signe d’un nom à particule ; surtout quand il exécute une révérence surannée pour baiser la main de sa copine. Fadia n’a pas le droit aux mêmes égards. Sent-il sa méfiance, les crocs de la lionne aux aguets ?
C’est trop tard. Des étoiles brillent dans les yeux de Naïma.
Inès n’a pas menti : c’est un bon plan. En trois mois, leur agenda s’est rempli comme les silos aux printemps fastes. Pas de relous, pas de coups fourrés. Les gardes de Pierre sont présents, sans être envahissants. Même la part qu’il se prend est invisible pour elles : ce sont les clients qui la lui reversent. L’hôtel entier est un lieu interlope où les âmes esseulées trouvent quelques heures dans des bras aimants. C’est ce qu’aime prétendre Pierre. Bon seigneur, il bichonne ses filles et les laisse même s’alanguir dans sa suite royale, au pinacle de son palais.
Fadia : T’as fini ?
Fadia essuie le rouge à lèvres de ses joues devant la glace du hall d’entrée. Elle aurait pu le faire dans la salle de bain, mais elle n’aime pas s’attarder avec les clients. D’un œil oblique, elle guette la réponse de sa collègue sur son smartphone.
Nana : Ouais.
Fadia : Tu descends ?
Nana : Pierre a dit que tu peux monter.
Juron ravalé, Fadia glisse l’écran dans son sac et retourne à l’ascenseur. Pierre a dit ci, Pierre a dit ça… Il aurait mieux fait de s’appeler Jacques. Parfois, Fadia rêverait de lui balancer ses récriminations. On n’a pas besoin de ton plan de merde ! crierait-elle. On se débrouillait très bien sans toi !
Elle ne le ferait pas. Son amie ne lui pardonnerait pas. Il ne lui reste que la résignation : ce bouffon est en train de lui voler sa Nana.
Elle est là, étalée sur le canapé trop blanc pour elle, sa robe de princesse éventrée au-dessus des cuisses. La lumière des derniers étages la nimbe dans un quelque chose d’éthérique. En tout cas, ses yeux sont déjà loin.
— Tu viens ? On doit passer voir ton frère, j’te signale.
Aucune main n’attrape celle tendue de Fadia. Naïma égare la sienne sur son front, comme victime d’un coup de chaud.
— Non, pas tout de suite, je suis bien, là.
Sa voix s’embourbe ; la mécanique précise mais grippée d’une boite musique. Sur la table, un sachet de poudre gît. Pierre paraît dans le salon, l’innocence feinte sur sa gueule d’ange.
— C’est quoi cette merde ? fulmine Fadia, le sachet brandi.
— Tout va bien, minaude Naïma. J’ai eu envie d’essayer. T’en veux ?
Elle l’ignore.
— C’est quoi ?
Chaque syllabe se détache avec lenteur, une tempête froide hurle dans ses yeux. Il hausse les épaules :
— Un nouveau prod. Avec effet relaxant, entre la kéta et l’ecsta. Ne t’en fais pas pour ta copine, ce n’est pas la première fois qu’elle en prend.
Dans un geste calculé, Faida repose le sachet et avance vers Pierre. Paso double menaçant, le duel recule jusque dans la cuisine. Porte qui se ferme, doigt pointé sur le torse, Faida baisse juste assez la voix.
— S’il lui arrive malheur par ta faute, je te tue.
Cette voix, c’est celle que sa mère a prise quand, de retour au Soudan, leur tante a voulu la faire exciser. Cette voix, elle suffirait à coucher le plus agressif des dobermans. Pierre s’en fout.
— Si tu le dis, ma belle.
Il ne cache même pas son sourire narquois.
Elle lui cède cette manche-là. Dans le canapé, Naïma étire les bras et esquisse des mouvements de pédalo. Pierre se penche et l’embrasse. L’étreinte n’a rien d’amoureuse. Elle est prédatrice.
Fadia ne la récupérerait pas ce soir.
Ni trois mois plus tard.
Leur petit appartement respire le renfermé sans Naïma pour ouvrir les volets et y faire entrer le soleil. Elle revient bien de temps en temps, jamais très longtemps. Pierre par-ci, Pierre par-là. Pierre a dit. « Arrête de me materner ! Je suis assez grande pour savoir ce que je fais ! C’est l’argent du loyer que tu veux ? Tiens ! » Les billets volent sur la table en pluie de feuilles mortes.
Fadia ne va presque plus dans cet hôtel de la Madeleine. Elle le sent infesté, une peste délave la tapisserie des couloirs de ses miasmes invisibles. Elle seule s’en rend compte ; les filles qu’elle y croise divaguent toujours avec un sourire hébété.
Ce soir, rentrée plus tôt d’un rendez-vous qu’un client n’a pas honoré, elle sirote une tisane amère. L’écran du téléphone éblouit la pièce d’un halo sélène. Fadia pouffe dans le silence. Son lapin aurait-il la décence de s’excu…
Naïma.
Elle ne l’appelle quasiment plus ces derniers temps. Ses doigts fébriles glissent sur le bouton.
—Allô ?
Rien.
— Nana, c’est toi ? Tout va bien ?
Une respiration rauque. Un bruit de feuilles qui craquent, ou est-ce le vent ?
— Fa…
Elle reconnait mal ce timbre éraillé. Elle s’y est accoutumée. Depuis que Naïma se rend accro à cette dope, elle ne parle plus que comme ça. Cette fois, il y a quelque chose de différent. Quelque chose de pire, lui souffle son instinct.
— Chérie, t’es où ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Plus rien. Elle n’a pas raccroché, mais l’appel résonne dans le vide.
Fadia se hâte de chercher l’application de géoloc qu’elles avaient installée en miroir sur leurs téléphones. « T’appuies juste là, et hop ! Tu vois où je suis ! » « Bah oui, t’es dans la même pièce que moi, banane. » Les rires s’évanouissent dans le souvenir putrescent. Fadia l’a trouvée.
— Ya khra, qu’est-ce qu’tu fous là-bas ?
Une musique agaçante lui perce les oreilles. Quand Naïma mettait Aya Nakamura à fond dans l’appart, elle se trémoussait volontiers avec elle. Dans le Uber, ses doigts tapent l’accoudoir à contretemps. Le chauffeur n’a de cesse de lui jeter des regards indiscrets dans le rétroviseur et ce n’est pas pour lui reprocher son sens du rythme. Elle sait ce qu’il veut lui demander ; son air fermé l’en dissuade. Pourtant, quand elle lui ordonne de s’arrêter au beau milieu des bois, il ne tient plus.
— T’es sûre ? C’est pas le meilleur coin pour… enfin tu vois.
Elle ne répond pas, fouille dans son sac en main.
— Vous voulez bien attendre dix minutes ? Si je suis pas revenue, repartez.
La couleur orange du billet le musèle et allume la cupidité dans son regard. Fadia s’enfonce dans la forêt. Le chauffeur a raison : c’est pas un coin à tapin, juste un bout isolé. Pas loin de là où Daniela a été retrouvée morte. Fadia resserre sa veste, protection risible contre le froid de novembre. La lampe de son portable échoue contre les ombres des arbres.
— Nana ? Nana !
Les feuilles craquent sous ses bottes, seule réponse.
Fadia accélère, la panique en phare spasmodique devant elle. Elle a hésité à prévenir les secours. Renoncé. Pour avoir déjà appelé le SAMU lorsque sa mère a fait une embolie pulmonaire, on ne l’a pas crue. Elle l’a emmenée elle-même aux urgences, en taxi.
Puis elle n’a aucune info ! Peut-être son ravisseur a-t-il simplement jeté son téléphone dans les bois ? Peut-être que la drogue l’a rendue stone ? Naïma n’aimerait pas qu’on la traîne à l’hosto dans cet état. Mais pourquoi serait-elle allée dans les bois ?
C’est sa chaussure qu’elle voit en premier. Une bottine à bride rose, sa préférée. Le reste suit : la robe froissée, déchirée ; les jambes nues malgré la fin d’automne ; les feuilles en diadème sur ses cheveux. Son corps tordu ; inerte ; les fleurs rouges sur sa poitrine. Cinq coups de couteau.
Quelque chose se bloque dans la gorge de Faida. Un cri qui n’arrive pas à sortir, à s’exorciser. Un voile de déni qui voudrait l’empêcher d’affronter l’horreur, qui voudrait croire que ce mouvement subtil, imperceptible sur son torse est une respiration… Faida se penche.
Elle respire !
— Grosse séance en perspective ? s’amuse le vigile en avisant sa valise.
— C’est prévu…
Fadia cache sa nervosité en triturant les boutons de l’ascenseur. Derrière la guillotine qui se ferme, le type de l’entrée lui adresse un dernier sourire goguenard, à l’idée des jouets coquins qui habitent le sac. Allah y aounek, il ne l’a pas fouillée. Elle a suffisamment bossé dans cet hôtel de malheur pour qu’il la reconnaisse. Elle prie encore Allah pour ne croiser personne dans le couloir de l’avant-dernier étage et s’en tire pour une bousculade accidentelle avec une fille complètement perchée. Son regard vitreux la traverse une seconde, comme si, dans un éclair de lucidité raclé au fond du pot, elle prenait une conscience terrifiée de ce que Fadia va faire. La lueur s’évanouit ; la fille repart tituber.
Une fois à l’angle, Fadia souffle et se dépêche d’ouvrir la porte.
Pierre a installé Naïma dans une chambre sous son penthouse ; la clé était dans son soutien-gorge. La pièce ne lui ressemble en rien. Dans leur appart, son coin est bardé de photos, breloques, pochettes d’albums, logos de marques, jusqu’à étouffer la peinture. Ici, Naïma n’a pas pris le temps de la faire sienne. Savait-elle que, d’une manière ou d’une autre, elle n’y resterait pas ?
Fadia débranche les détecteurs incendie. Puis elle sort les bidons de sa valise, asperge la pièce et allume un briquet.
— On n’avait pas rendez-vous.
Pierre le constate en lui ouvrant la porte. Obligé de resserrer les pans de son peignoir en soie, il devait attendre quelqu’un d’autre.
— Je sais.
Fadia force le passage dans le salon aux fauteuils blancs, puis s’arrête au milieu.
— Qu’est-ce que tu veux ? grogne-t-il.
— Qu’est-ce que t’as fait à Naïma ?
— Comment ça ? Ça fait une semaine qu’elle s’est pas pointée ! Alors qu’elle me doit de l’argent. Si tu la vois…
Un air vide séjourne sur le visage de Fadia, même Pierre s’arrête lorsqu’il aperçoit les traces d’humidité aux coins de ses yeux.
— Elle s’est fait poignarder, lâche-t-elle d’une voix blanche.
Pierre soupire, retourne vers le comptoir et débouche le whisky qu’il avait prévu de boire avec sa pute.
— C’est malheureux, mais ça ne m’étonne pas. Elle n’avait aucune limite. Elle dépensait tout le fric que je lui donnais en drogue. Elle a dû fréquenter les mauvaises personnes… Mes condoléances.
— J’ai pas dit qu’elle était morte.
Ils échangent un long regard. Deux chiens prêts à se sauter dessus. Mais Pierre n’est pas comme ça ; il éclate de rire.
— Tu me fais quoi ? De la manipulation à deux balles ?
— Tu avais l’air persuadé qu’elle était morte. Je veux savoir ce que tu lui as fait.
Ses pupilles se dilatent, lames de poignard qui se rapprochent pour frapper. Il descend son whisky et claque le verre sur le comptoir.
— Tu veux savoir, petite conne ? Très bien. Ta pote a viré accro au 3K, a accumulé une dette et devenait sérieusement casse-couilles. Quand elle a essayé de me voler de la drogue, je l’ai vendue à des types pour qu’ils se fassent plaisir avec avant de m’en débarrasser. Ces abrutis n’ont même fini le travail !
Il tire un flingue de sous le comptoir et le pointe sur elle.
— Dis-moi dans quel hosto elle est.
Fadia contemple les reflets sur le canon avec fascination. Elle devrait avoir peur, mais certains impératifs surpassent ça. Elle garde le silence.
— Bien sûr que tu ne vas rien me dire. Suis-je bête ?
Des bruits résonnent dans le couloir : des gens qui courent. Une odeur d’essence et de plastique brûlé assaille leurs narines. Des coups martèlent la porte du penthouse.
— C’est quoi ce bordel ?
Il oublie le flingue et l’insignifiant obstacle sur sa voie. Après tout, il n’a qu’à la pousser et s’occuper d’elle plus tard. Pourquoi salir le tapis ?
« S’il lui arrive malheur par ta faute, je te tue. »
Pierre a peut-être oublié la menace — l’a-t-il jamais entendue ? — pas elle. Quand il la bouscule, Fadia dégaine son cran d’arrêt et le plante entre ses côtes. Il s’écroule ; pauvre merde de chien abandonnée sur le trottoir un jour d’averse. Il se liquéfie, se tortille et blanchit pendant que son tapis aspire ses couleurs. Une merde a cependant du répondant. Il retient Fadia par la cheville et la fait basculer avec lui. Elle ne fait pas le poids, elle étouffe sous le peignoir poisseux, suffoque quand les deux mains pressent sa gorge.
— Pauvre conne ! Sale pute ! Je vais te crever !
Les coups ont cessé de marteler la porte, la fumée a envahi le salon et les flammes commencent à lécher les murs. Mais Pierre serre toujours. Qu’il crève avec elle.
Il paraît que sa vie défile au seuil de la mort. La seule chose qui revient à Fadia lorsque le voile blanc obscurcit sa vision, c’est le cynisme de sa mère sur son lit d’hôpital : « Quand on naît noire en France, on vit en apnée et on meurt étouffée. »
Naïma veut sourire quand elle ouvre les yeux. Ses muscles faciaux ne répondent pas, mais l’intention y est : ses écouteurs sont sur la table de nuit. Fadia a pensé à les lui ramener. Mais Fadia n’est pas là. La chaise est vide. Elle attend. La chaise est toujours vide. Pierre non plus n’est pas là — Pierre ne viendra plus jamais. Elle essaye d’attraper ses écouteurs. Ses muscles ne répondent pas.
Vaincue, elle replonge dans le pays des rêves. Elle était bien. Elle pouvait voler, elle pouvait devenir quelqu’un d’autre. Elle pouvait vivre heureuse.
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