Mariage
Claire traverse l’allée tel un nuage blanc scintillant. Elle est splendide, mais moi, j’ai les yeux rivés sur l’adjoint au maire, d'un charme ravageur. Claire persiste et s’avance rejoindre un David à l’air béat.
L’officiel présente les futurs époux, mais est très vite interrompu. Il s’est trompé de nom, de date et du lieu naissance de la mariée. L’état-civil posé sur la table n’est manifestement pas le bon. Claire lui jette un œil mauvais, mais l'adjoint au maire s’en tient à son script et poursuit la cérémonie. David est aux anges, inconscient du fait qu’il va se marier avec on ne sait qui.
Le moment magique arrive. Claire est émue et le murmure. David est motivé et le tonne. Nous applaudissons.
Je note mentalement que c’est exactement ce que je veux faire avec l’élu. Ce dernier prend la confiance et parle de sa commune. Elle a le muguet pour emblème. Le climat est de type océanique franc. Le château est du XVe. Il est beau mais un peu casse-couilles l’adjoint au maire. J’adore les traditions locales, mais j’ai pas prévu d’acheter dans le coin, et…
J’ai faim.
On part manger sur une péniche. L’idée m’amuse et mon estomac affirme n’être venu que pour ça. Je quitte mon bel adjoint avec regrets, entrainé dans les rues de la ville par une troupe de gens bien habillés.
Notre restaurant arrive à quai et nous embarquons. Nous trouvons des tables vides et un groupe de vieux qui attendent, fourchettes en main. Aucune idée de par où ils sont entrés, je pensais qu’on était les premiers à monter sur le bateau. Ils nous observent nous placer et s’amusent de la première passe d’armes du couple fraichement marié.
À la table d’honneur, la reine de la soirée parcourt la salle des yeux. Elle est perplexe.
« C’est dommage… On dirait les Montaigu et Capulet. Les picards d’un côté, les vendéens de l’autre. »
David toise sa nouvelle femme d’une moue faussement surprise.
« Tu vois ? On aurait dû faire un plan de table ! »
Il ne s’attendait certainement pas à ce que sa répartie soit saluée par un applaudissement général. Midi, c’est tôt pour la première animation de la soirée, mais on était chaud et le tu vois ? magnifique. David le dit trop fort et Claire lui confirme vertement.
Mickaël me fait face et me sert la même expression que son frangin. Il est outré, car je viens de m’emparer du vin rouge pour le donner à Yohann. Ses yeux passent de la bouteille à son verre vide, avant de se poser sur moi, accusateurs. Moi aussi je le regarde de travers. Il s’est mis à l’aise et a enlevé ses pompes. Ce type porte des chaussettes à motifs sapin de noël, et je ne sais pas quoi faire de cette information.
La péniche navigue sur une large rivière, traversant de vastes propriétés boisées. Les pontons jouxtent des jardins assez grands pour être des parcs. Toits et fenêtres se devinent derrière les arbres. Nous sommes escortés par des canards qui nous dépassent comme des fusées. J’en fais la remarque.
C'est au tour de Lætitia de me toiser d’une moue de surprise feinte. Elle est assise à côté de Mickaël et ne peut être que sa sœur. Ce même regard qui surgit dès qu'on leur dit un truc débile.
« Ça fait longtemps que t’as pas été dans un zoo toi ! C’est pas du tout des canards ! »
Je suis dubitatif. Un piaf dans l’eau… Ça pourrait très bien être un canard. D’autant plus que le bordel ambiant m’empêche de savoir s’il fait coin-coin. Et c’est vrai qu’on ne s’entend pas ! La salle est bondée de picards et de vendéens. De vieux aussi, et d’un stock considérable de vin. Le boucan est infernal. Tous sont engagés dans une bataille de nuisance sonore, et personne n’est pressé de sortir de table. Ce n’est d’ailleurs pas le moment : un plat vient d’être servi. Je goute. C’est bon.
« C’est plus calme quand les vieux mangent. », me dit Mickaël.
Je mords dans ma viande en hochant la tête. Les hauts-parleurs claquent et crachent une phrase incompréhensible, lue d’un ton monocorde. Lætitia – comment fait-elle ? – me répète que le guide touristique nous invite à regarder un truc sur la gauche.
Elle a l’air embêtée, et moi aussi. Ma gauche, ou la sienne ? On est une moitié à louper le château qu’il fallait apercevoir à la faveur d’une trouée d’arbres. Aucune idée du proprio des lieux, et je ne suis pas le seul à m’en fiche. Le spot est à peine passé que la conversation de la table dévie sur l’inévitable question du bâbord et du tribord. J’ai pas la réponse, mais j’ai envie d’une clope.
On m’a dit qu’on pouvait fumer à l’arrière du bateau, en passant par le pont supérieur. À cet étage aussi, le barouf est insupportable. Les gens boivent et se servent, mais les bouteilles restent perpétuellement moitié-pleines. On est dans un convoi, il y a forcément une autre péniche qui nous ravitaille en alcool. Ça braille d’autant plus qu’un animateur est là et tente de se faire entendre, alors qu’une partie de l’assistance n’a d’yeux que pour la jolie cheffe de salle.
J’accède enfin à l’extérieur et au calme tant attendu. On y est à étroit mais l’endroit offre une vue sympa sur la rivière. Les oiseaux – sont-ce des canards ? – volent sans bruit, éclipsés par le vacarme des moteurs de la péniche. Mon crâne menace de se fendre en deux. Je baisse les yeux, l’eau bouillonne. Les hélices aspirent l’air et la chaleur est suffocante. Je suis un légume cuit au four.
C’est dans cet environnement que nous discutons entre fumeurs. Un haussement de sourcil empathique contre un signe ok de la main. Une mimique de remerciement après le mime du briquet. Un regard approbateur vers le panorama provoque un pouce levé. Un geste d’une cigarette qu’on écrase et un menton acquiesce en tirant une dernière latte, avant de désigner le cendrier puis l’intérieur du bateau.
Je fuis les moteurs, mais le restaurant n'est pas moins bruyant. L'animateur a jeté l'éponge et drague maintenant la cheffe de salle. Je rejoins le pont inférieur. Mes oreilles bourdonnent. Je retrouve ma table où m’attend un café. Je l’apprécie, d’autant que les hauts-parleurs ont l’excellente idée de ne plus intervenir. Notre péniche termine son paisible périple, en compagnie de canards qui n’en sont pas. Nous abordons le quai. Il est temps de saluer l’équipage. Nous laissons l'étonnant esquif derrière nous.
Nous vivons une période formidable dans laquelle des gens sont mécontents et le font savoir tous les samedis. Si une solution est trouvée, de nouveaux insatisfaits sont générés, dans un processus sans fin. Le chemin du retour se fait à pied. En marchant, je réalise qu’en cas d’émeute il faudra se barrer en péniche. C’est le seul véhicule que les manifestants n’ont pas réussi à bloquer.
Yohann, sur ma gauche, est d’accord avec ça. Et il ajoute quelque chose qui n’a rien à voir. Il a regardé l’état-civil avant de quitter la mairie. Je lève un sourcil interrogateur. J’aime bien Yohann, ce qu’il dit est toujours improbable. J’apprends que David a épousé Ginette Chombier, soixante-quatre ans, demeurant Mulhouse. Réceptionniste à la retraite. Je classe l’info dans le même tiroir que les chaussettes sapin de noël du frangin du marié et nous poursuivons notre route.
Mes pieds fulminent. Nous arrivons à destination et je m’écroule sur un siège dans le jardin. David me tend une miraculeuse bière fraiche. Après des années à le fréquenter, j’ai observé qu’il ne me servait jamais d’eau plate. Et c’est pas le jour de son mariage qu’il va me faire mentir.
Des heures plus tard, j’ai un gobelet de punch à la main. Du rhum au léger parfum d’orange. J’étudie ce carton, magique et intact, plus résistant que mon œsophage. Prenant garde à ne pas renverser de liquide, je m’aperçois que la pelouse est jaune. David affirme qu’une piscine est à l’origine du concept. Moi, je l’imagine en train de chuter avec un plateau apéro. La zone est sinistrée. Le figuier rabougrit qui essaye de pousser en est la preuve. Ses figues manquent de sucre et sont pas plus grosses qu’une couille de géant vert. Elles doivent être si acides qu’on pourrait faire du dégraissant avec.
Je suis en pleine réflexion quand l’animation, la vraie, se manifeste. Une danse de la brioche éclate dans la pure tradition vendéenne. Dommage que l’adjoint au maire ne soit pas là, ça l’aurait fait bander. Vous connaissez mon opinion sur ce genre de truc. Claire, ignorant le double sens de cette phrase, m’invite à festoyer. T’aurais dû venir à la soirée, mon pote, tu aurais découvert un peuple.
Nous dansons en cercle en soulevant un plateau garni de brioche. Il faut passer dessous sans la faire tomber, sous peine d’insulter un obscur dieu vendéen (je ne connais pas trop cette partie de l’histoire). Le karma se venge sur moi. Me voilà en train de gigoter sous une idole beurrée. À la fin du spectacle, David est ravi de constater que la pâtisserie est toujours en place.
« Tu rigoles, toi ! Elle est tombée. Deux fois ! »
C’est Jacqueline. Qui toise son fils d’un air qui n’est plus utile de détailler. Claire, fraiche mariée, vole au secours de son mari en créant une diversion avec des boissons chaudes. Je saute sur l’occasion d'enfin boire un truc normal, et je m’approche de la cafetière. Lætitia est là. Elle me tend un gobelet.
« Tiens.
— Merci.
— C’est plus facile de parler ici que sur la péniche, hein ?
— Ouais. Quand je suis parti fumer sur le pont extérieur, c’était pire à cause des moteurs.
— Ah, mais t’as pu voir les oiseaux de près, alors ! », s’écrie-t-elle, dans un bel exemple d’air moqueur familial. « Tu vois ! C’était pas des canards ! »
Elle va me foutre la paix avec ses piafs, celle-là ? Le karma s’acharne ! Je ne crois pas si bien dire, puisque je fais un mauvais geste : le gobelet me glisse des doigts et le café se répand sur ma chemise.
« Oh merde ! Tu t’es brulé ? »
La surprise de Lætitia est cette fois bien réelle. J'ai plus de fierté, Je pue le café, mais ça va.
J’avais initialement écrit une phrase loin d’être courte évoquant le punch et les urgences et le fait de devoir trouver un chirurgien assez habile et patient pour décoller ma peau de ma chemise à la pince à épiler, mais j’avais trouvé ça trop lourd et je l’ai effacée, d’où mon hésitation à conserver cet épisode du renversement de café, préjudiciable à mon honneur et ma dignité, alors que la blague initiale, beaucoup trop longue, est nulle et supprimée.
J’ai fort heureusement d’autres fringues dans mon sac. Les vendéens sont de bonne volonté et ont de la ressource. Ils m'enferment dans la cuisine et me prodiguent un onguent à base d’alcool de brioche, enfin je crois. J'm'en souviens plus, je sortais d'un accident, laissez-moi tranquille ! On me saisit et on me tire vers le jardin, où se prépare le dernier numéro de la soirée. Ça tombe bien, je viens de récupérer tous mes points de vie.
David arrive en portant un plateau recouvert de digestifs. Il évite la catastrophe et le pose sur la table basse dans un tintement prometteur. Je connais le projet, il va falloir taper dedans tout en restant lucide.
Je n’ai qu’une règle en matière d’alcool, éviter le mélange. J’ai dû le dire à haute voix, car David me toise de l'air faussement surpris. Lui considère que c’est que du dijo. Il a pourtant amené de nouveaux gobelets, pour pas mélanger. Je fais la remarque. Elle ne passe pas. Je n’ai pas d'autre choix que d’opter au hasard et je me retrouve la gorge anesthésiée. Le sol se met à bouger dès le deuxième verre. L’issue que j’entrevois est une métaphore à base de ligne jaune et de route du rhum, et j’ai franchement pas envie de l'écrire. Je dois lutter pour déclarer forfait. On me déclare pire joueur de l’univers, avant de m’exclure.
Je ne vois toujours pas le rapport avec la digestion.
La fête se termine. Nico a remporté le défi du dijo. Yohann croit qu’il a gagné, mais croit aussi qu’il peut encore marcher. Même Pascal se fout de sa gueule. On compte vingt fois plus de gobelets que d’invités. Les cadavres en carton sont partout. La moindre surface est investie et la pelouse est multicolore.
Claire est fière de nous.
« La répétition est un succès ! Et ouais les mignons ! On s’est bien marré avec la danse de la brioche, mais maintenant, place aux traditions picardes ! »
Bon, les picards et les vendéens, vous êtes gentils, mais moi, j’ai plus les mots, là. Le chapitre est trop long et mon four vient de sonner. J’ai un cake à démouler. Ça me soulagerait bien de réussir à le faire. Tant de choses qui font que ce texte doit s’arrêter. Je vous toise d’une moue faussement surprise.
Damien Davy
Mars 2023
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