Dans l'Œil du Judas
« Putain. Je n’ai rien, pas même un putain d’cul ! »
Le lampadaire bégayait sur le fond de ce qui avait été un paquet de clopes.
Quelques poussières de tabac, rien de plus.
Il fouilla ses poches, il ne pouvait pas rentrer chez lui sans une taffe, et peut-être qu’une feuille à rouler perdue entre les plis de ses fringues serait salvatrice.
Finalement, il y trouva un vieux ticket de caisse froissé et déchiré, attestant l’achat d’une cartouche de cigarettes Työmies, d’un sachet de Malabar, et d’un film de plombier au scénario branlant et équivoque. Avec les miettes, et les restes des quelques mégots trouvés ci et là ; c’était suffisant. Au moins pour calmer un temps ce besoin viscéral qui lui tordait les tripes à chaque fois qu’il sortait du boulot.
La flamme du briquet lécha la parodie de cigare. La fumée se perdit dans la brume lugubre, habitée par les quelques halos nauséeux de ces soirs sans étoiles. Les nuits ici avaient toujours un côté un peu glauque. Le brouillard du lac n’aidant pas, ni même les rayonnages blindés de VHS véreuses et affreuses qu’il arpentait toute la sainte journée.
Il continuait de miner des montagnes indéfinies et infinies d’épouvante de série Z ; du film d’auteur cryptique et incompris, au navet véritablement raté. Des bobines dûment accumulées au fil des années, restaurées, authentifiées ; tout ça pour assouvir les envies d’une niche de clients trés exigeants. Et il aimait ça. Il adorait même !, au point de passer les vingt dernières heures dans son taudis qu’était le vidéoclub.
Allez, une dernière bouffée, et il pouvait jeter le filtre à moitié brûlé dans le caniveau.
L’air humide et le silence de la rue le poussèrent finalement à s’emmitoufler, couvrir ses bras et ses tatouages éphémères d’innocence. Il pressa le pas à mesure qu’il remontait vers chez lui ; une chambre de bonne au dernier étage d’un immeuble, un peu à l’écart du centre-ville.
Un peu à l’écart du Monde.
Un isolement qui lui laissait le temps d’observer, et de lever les yeux vers un ciel aux éclats discrets. La Lune effaçait toujours les étoiles ; sauf Pohjantähti, qui restait figée tout en haut ; impassible. Elle clignotait comme les lanternes fêlées de l’allée ; miroitait comme l’œil d’un camé.
Il se savait isolé. Un peu perdu, habité par une passion singulière. Mais plongé dans son ombre. Il s’écrasait, se criblait d’autant plus ; étranger et malvenu dans la ville qui l’avait vu naître.
Dans une vie dont il s’était cru maître.
La porte du vestibule se ferma derrière lui, coupant court à ses tribulations, et l’escalier de l’immeuble traça un chemin d’un jaune délavé, odeurs passées ; loin de ces idées.
Une marche aprés l’autre, deux à deux, puis quatre à quatre, il battait la mesure ; s’essoufflant à faire cogner son cœur de fumeur. Ça taraudait ses tympans ; plus bruyant ; à chaque pas ; plus tonnant ; à chaque palier ; plus tonitruant.
PADAM.
Et il posa la main sur la poignée ; enfonça la clef.
PADAM. PADAM.
La porte avait respirée ; vibrée d’un son sourd.
PADAM. PADAM. PADAM.
Sa gorge l’étrangla, elle s’habilla d’un désert, acre et acide.
Son bras pleurait, ceignait d’un effort trop grand qui l’avait jusqu’alors esquivé.
La clenche elle-même irradiait de lumières absentes dont seul un œil malade pouvait en souffrir.
Non, il ne souffrait pas, car la souffrance, comme il l’entendait, ne pouvait qu’être limpide. Se clouter le doigt, se ravager le visage dans la caillasse ; ça, c’était d’une clarté crasse. Mais là, il était traversé d’un malaise sans nom. D’un genre insidieux, omineux ; qui lui serrait le cœur, et lui tordait les tripes. Il voulait crier, hurler, mais sa bouche restait scellée. À quoi bon brailler face à cette porte ? Pourquoi hurler face au judas qui lui était si familier et pourtant terriblement grave ?
Pour asséner l’œil qui le scruterait.
Il finit par lâcher prise, et suivant les conseils qui se murmuraient en son for intérieur, se précipita dans la cage d’escalier. À grandes enjambées, il avala les marches, traversa l’entrée et s’engouffra à l’extérieur.
Il ne voulait pas rester ici.
Il ne devait pas.
Courir.
Courir à se déchirer les muscles.
Courir à se brûler les poumons.
Courir sans se retourner, au risque de se crever les yeux.
Il descendait allées et sentiers ; connus ou ignorés ; tous abandonnés, seulement habités d’ombres mesquines qui le dévisageaient.
Les glaces et vitrines, exhortées par les lueurs moribondes empalées par ces fers fendus, exhibaient un triste spectacle. Un chien aux abois, battant le pavé perclus, chassant son ombre et fuyant la nuit.
Il en oubliait ses repaires. Vapeur de moteur ? Parfum de pisse ? La ville lui était étrangère. Une inconnue qui refusait d’aider cet homme misérable, sourde à son destin.
Il glissa dans la glaise s’écroulant dans la vase.
Le lac trônait au pied de la cité, drapé des reflets du ciel.
Et Pohjantähti était encore là ; à percer malgré la Lune ; émaillant les eaux d’yeux allouvis.
Traverser.
Traverser en ignorant d’être transi.
Traverser en brisant ces points blancs, cette neige d’écran bavant ses couleurs agressives.
Traverser sans faiblir jusqu’à l’autre rive, c’était le projet qui pointait dans son bourbier d’idées.
L’eau du lac à mi-cuisse, elle était glaçante ; mais il devait s’y résoudre.
D’abord piquée, poignardée, sa peau engourdie finit par oublier le froid. Les reflets brouillons rongeant la surface dansaient comme jamais il ne les avait vu.
Une inspiration, et la surface se brisa. Il manqua une bouffée, et aussitôt, son torse se comprima, écrasé par le liquide noir.
Une aspiration, et les brassées creusèrent le limon. L’animal s’enfonçait dans cette masse d’encre, s’essoufflant à perdre confiance. Ce mazout, poix du désespoir, s’insinuait en lui ; rampant, grattant de ses doigts informes le fond de son gosier, cherchant à noyer sa flamme, atteindre ses poumons ! ; éteindre son cœur.
Les yeux grands ouverts il voyait le rivage.
Il voyait les nuages s’y échouer, et du bout des doigts ; les caresser.
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