I.
Le grincement lancinant de la girouette de Marraubier versait dans les champs une complainte funeste. En équilibre sur un fil imaginaire à des kilomètres du sol, un gamin du village s’amusait à rimailler la mélodie :
« Un, deux, trois,
Gare aux oiseaux de proie !
Quatre, cinq, six,
Tu s’ras leur sacrifice ! »
Le ciel de limaille annonçait une terrible tempête. Pourtant, pas une goutte de pluie, pas un seul grondement ou une once de vent. La girouette paraissait grincer d’elle-même.
Le garçon feignit de tomber de son perchoir et s’écroula dans la boue. Ses yeux s’accrochèrent à la croix métallique, à la fière silhouette du coq qui s’affolait à en donner le tournis. Il continua sa chansonnette :
« Un, deux, trois,
La sorcière aux abois !
Quatre, cinq, six,
Elle se noie dans sa pisse ! »
— Jonas, vas-tu te taire ! hurla une voix furieuse.
Une femme débarqua dans le champ et attrapa l’oreille de son fils. Le pauvre gamin beugla comme un veau.
— Qui t’a appris cette ânerie ?
— J’l’ai inventée tout seul, mentit le garçon.
— Lâche, comme ton père ! Sors de cette bouillasse, bon sang ! Et cesse tes sornettes ! Tu vas nous attirer des malheurs !
— Papa dit que la sorcière du val n’est qu’un conte pour effrayer les pucelles.
— Ton père est le dernier des abrutis !
Une fessée acheva de mettre sur pied le gamin aux guenilles. La tête baissée, il suivit sa mère le long du sentier du village morose. Un voile gris avait enveloppé les chaumines et les fermes où se terraient craintivement les habitants. La tempête à venir n’avait rien de naturel, certains en étaient convaincus. D’autres se gaussaient des peureux, mais la perspective d’être dehors au moment où l’orage éclaterait ne les enchantait pas davantage.
— Trois fois que je te dis de rentrer !
Jonas lorgna avec regret son aire de jeu, sa bouillasse à lui, alors que tous les autres enfants s’étaient rués sous les jupons de leurs mères dès qu’elles les avaient appelés. Il avait peut-être été le seul à apprécier le calme surnaturel qui s’était emparé de Marraubier en l’espace d’un battement d’ailes.
La girouette ralentit son oscillement, jusqu’à laisser tomber un parfait silence dans les champs. Pas un seul criquet, rien. Jonas força sa mère à s’arrêter.
— Tu entends ? chuchota-t-il.
La tranquillité du village était trompeuse. Jonas percevait un bourdonnement dans le lointain… Ou bien était-ce un bruissement ?
— Un croassement, trancha le gamin.
Quelque chose arrivait de la forêt non loin de Marraubier et l’âpreté de l’atmosphère n’augurait rien de bon. Le garçon voyait la canopée onduler sous un vent puissant : des feuilles, arrachées, volaient partout dans les airs. La mère et le fils sursautèrent lorsque la girouette reprit brusquement sa danse folle et grinçante ; les traits de la femme se crispèrent pour révéler la ligne sévère de sa mâchoire.
— Hâtons-nous de…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge quand une immense masse noire et bruyante déchira les bois pour s’élever sous les nuages de plomb. Les croassements redoublèrent, abrutissants, tandis que la vague gigantesque déferlait vers les champs.
— Cours, Jonas ! s’époumonna la femme.
Les yeux écarquillés, le garçon décampa vers la première maisonnette venue. Derrière lui, les croassements s’amplifièrent, jusqu’à ce qu’il y entende mêlés quelques hurlements déments. Ceux de sa mère ? Surtout, ne pas se retourner ! Le ciel s’assombrit, comme si une entité avait jeté sur Marraubier une chape de ténèbres. Courir, sans s’arrêter ! Il lui sembla pourtant bientôt sentir la fraîcheur aiguë d’un bec sur sa nuque.
Il se retourna.
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