V.

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— Un liéchi ?

Le baron haussait les sourcils d’un air dédaigneux. Autour d’eux, les villageois de Marraubier avaient repris leurs fourches, au cas où.

— Un gardien sylvestre, expliqua Thélie. Réjouissez-vous : sa présence signifie que votre forêt est riche et abondante.

— Je m’en farce le fion ! éructa le baron. À quoi bon l’abondance s’il envoie sur nous ses fichus piafs ?

— Je l’ai apaisé, le rassura la sentinelle. Il ne vous attaquera plus à condition que vous honoriez à partir de maintenant chaque souche d’arbre abattu.

— Et comment pourrions-nous être certains de sa bonne volonté ?

— Vous remettriez en question la parole d’une sentinelle ?

Le baron grimaça, effrayé par le regard menaçant de la jeune femme.

— Vous ne nous avez pas débarrassé de la menace, vous ne méritez pas votre salaire.

— Au moins me donneriez-vous la moitié de votre bourse ? négocia-t-elle. Le liéchi aurait tôt au tard ravagé le village sans mon intervention.

Le baron se tourna vers ses hommes, aussi apeurés que lui. La main tendue de Thélie était insistante. Pressante. Après un grognement plus ou moins retenu, l’homme cintré d’un blouson pourpre lui jeta une escarcelle comme on jette un os à un chien.

— Prenez tout, bon sang, et disparaissez ! Mais s’il s’avère que le liéchi nous cause à nouveau des ennuis, vous entendrez parler de moi !

— Honorez-le convenablement et il vous offrira toutes les ressources dont vous aurez besoin.

Sans tarder, Thélie tira sur les rênes de son cheval bai et tâcha d’ignorer les badauds sur son chemin. Un sourire amer déchira ses lèvres lorsqu’elle entendit le premier crachat dans son dos.

— Sale chimère ! chuchota quelqu’un.

Le calme retomba autour d’elle lorsqu’elle s’enfonça dans les champs. Voilà qui était fait. À l’abri des regards, Thélie ouvrit la bourse pour y découvrir sept monarques, soit la moitié de la somme promise. Elle s’y était attendue. Les contrats de campagne ne rapportaient pas grand-chose, mais au moins pourrait-elle manger ce soir et, avec un peu de chance, dormir dans une auberge au prochain village. Qu’elle arrive bientôt en ville, ne serait-ce que pour retrouver un peu de décence ! Les grands seigneurs étaient les seuls à tenir en respect les sentinelles et si les citadins s’éloignaient exagérément d’elle à son passage, ce n’était que par peur, non par haine. Alors qu’elle était prête à enfourcher sa monture, Thélie perçut le tapotement pressé de bottines dans les champs. Un léger soupir lui échappa lorsque la voix aigüe de Petit-Gigot déchira le silence :

— Thélie ! Thélie ! Où allez-vous ?

Le panthore fut bientôt à son niveau. Les joues rougies par l’effort, il lui adressait un regard alarmé.

— Vous partez ? Si rapidement ?

— Le village ne m’est pas favorable. Plus vite je partirai, mieux ce sera.

Petit-Gigot se pinça les lèvres, comme s’il était à deux doigts de pleurer.

— La colère des autres est injuste ! Vous avez pourtant réussi votre travail, le liéchi est parti ! Pourquoi leur avoir menti ?

Thélie posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur.

— Il a peut-être quitté la forêt, mais il n’était pas le seul à y vivre, lui expliqua-t-elle. D’autres sont menacés par l’abattage des bois. Si les hommes croient encore en lui et doivent offrir de riches offrandes aux arbres coupés, ils réfléchiront à deux fois avant de s’emparer de la hache. Ainsi, je suis certaine qu’ils n’agiront que par extrême nécessité.

— Et l’équilibre sera rétabli ?

— L’harmonie ne reviendra jamais sans le liéchi, regretta la jeune femme. Désormais, vous devrez apprendre à coexister avec la forêt, et inversement. Cela ne signe pourtant pas le début de la fin. Je parlerais plutôt d’un nouveau départ.

Thélie caressa tendrement les cheveux de l’enfant, puis se retourna vers son cheval.

— Tu as de belles cornes, Petit-Gigot. Tu deviendras un grand panthore.

Le garçon l’empêcha de glisser un pied dans l’étrier.

— Attendez, Thélie ! S’il vous plaît, emmenez-moi avec vous.

La jeune femme haussa les sourcils. Les nombreux tatouages sur son visage empêchèrent Petit-Gigot de discerner ses rougeurs.

— Je veux être une sentinelle, moi aussi !

— Les petits garçons ne peuvent pas en devenir une.

— Tant pis, je serai votre écuyer, alors !

Un nouveau soupir échappa à Thélie. Remettant genou à terre, elle plongea ses yeux dans ceux du panthore. Comme son cœur se serrait fort, à la vue de ses pupilles larmoyantes…

— Les gens d’ici ont compris que tu n’étais pour rien à leurs malheurs, lui dit la sentinelle.

— Mais ils ne m’aiment toujours pas. Et ça ne changera jamais.

— Si tu viens avec moi, bien plus nombreux seront ceux qui te détesteront.

— Qu’importe ! C’est de vous seule que je veux être aimé.

Cela porta un coup à Thélie. Elle ne pouvait se mentir à elle-même : elle aussi s’était fortement attachée au petit panthore. Mais quelle vie avait-elle à lui offrir ? Il n’était ni taillé pour l’errance, ni pour la faim ni pour la haine éternelle. Il lui fallait tracer une croix sur cet enfant qui éveillait en elle des sentiments contraires.

— Ne dis pas de bêtises, le réprimanda-t-elle fermement. Tu vas rester ici, Petit-Gigot. Cela vaut mieux pour toi.

Thélie se hissa avec tant de rapidité sur sa selle que le panthore ne parvint pas à la retenir une seconde fois.

— Est-ce qu’on va se revoir ? dit-il la tête baissée.

La sentinelle chercha les bons mots. Ne les trouva que dans le mensonge.

— Peut-être, qui sait ?

Petit-Gigot releva les yeux alors que la monture s’éloignait doucement à travers les champs, dans un tintement d’amulettes. Les pieds profondément ancrés au sol, il se força à rester immobile à mesure que Thélie partait vers de nouveaux horizons. Puis, serrant les poings, il murmura au vent comme on murmure une prière :

— Je ferai tout pour te retrouver.

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