— De temps en temps, j’aime bien faire des missions avec toi, Thélie. Le seul inconvénient, c’est que tu as toujours tendance à travailler gratuitement.

Droite sur sa selle, Thélie haussa les épaules et fit tinter les médailles d’étain accrochées à son gilet. Mis à nus, ses talismans reflétaient avec superbe les premiers rayons du soleil levant.

— Et en plus, tu y laisses tes fringues… renchérit Mel. Ta bonté te tuera, chère consœur. Cette cape t’allait bien.

— Les bonnes actions nous reviennent, rétorqua Thélie.

— Si tu le dis. Une chance qu’on ne nous ait pas fermé les portes de l’auberge en revenant bredouille, en tout cas. Mais pour ce qui est de la récompense… Sous le nez ! Et tout ça à cause de ta merveilleuse bonté, encore une fois. Si elle sème sur notre route bonbons et papillons, je ne suis pas sûre qu’elle puisse remplir notre bourse.

Thélie avait beau le nier, être passée à côté d’une si grosse somme la rendait elle aussi malade. Mais aurait-elle pu faire autrement ? Tuer la petite ? Alors même qu’elle lui ressemblait tant ?

— Ne me fais pas croire que tu es sans-le-sou, Mel. J’ai vu ta bourse : elle me semblait bien remplie.

— C’est pour toi que je m’inquiète, stupide garache.

Thélie attrapa en plein vol une escarcelle généreuse que lui lançait sa camarade.

— Mel ? s’étonna-t-elle.

— Garde-la, je l’ai eue il y a quelques jours pour la capture d’une came-cruse. Les villageois s’effraient de tout ces temps-ci.

La sentinelle ne broncha pas : avec un hochement de tête reconnaissant, elle glissa la bourse dans sa sacoche.

— Où vas-tu aller ensuite ? s’enquit Mel.

— Rien n’est encore prévu.

— Je te conseille de prendre la route de la Lorthanie, dans ce cas. Il y a beaucoup de travail par là-bas. Et puis, j’ai entendu dire que la capitale était en émoi en ce moment. Tu pourras passer le bonjour à sire Yerri de ma part, ajouta-t-elle d’un clin d’œil.

— À ta place, je ne ferais pas la maligne. Sais-tu qu’il se refuse toujours au mariage, sous prétexte que son cœur n’appartient qu’à une seule femme ?

— L’idiot ne m’a pas oubliée ? souffla Mel.

— Il est toujours aussi fou de toi.

— Il faudra pourtant bien qu’il se résigne aux dames de sa cour…

Les deux femmes arrêtèrent leurs chevaux alors qu’elles parvenaient à un carrefour. La Gargouille adressa un triste sourire à son amie.

— Mais assez parlé d’hommes : on dirait que nos chemins se séparent ici. Moi, je vais vers le sud.

— Quel dommage de se quitter si vite… Prends soin de toi. Ça m’a fait plaisir de te revoir.

— Moi aussi. Tu commençais à me manquer.

Thélie et Mel s’attrapèrent fermement l’avant-bras et se regardèrent dans les yeux. Les séparations avaient toujours été difficiles. À Carcanesse elles avaient été inséparables, et même si une profonde amitié liait toutes les sentinelles de leur génération, leur relation à elles avait depuis le début été particulière. Combien de fois Thélie avait-elle mordillé comme un os le bras rocheux de Mel, lorsque la garache devenait trop difficile à maîtriser ? Mel riait, chatouillée par ses crocs, et cela rassurait Thélie qui se calmait peu à peu. À l’époque, elles ne s’imaginaient pas être tant séparées lorsque le moment serait venu pour elles de sillonner le continent…

Quand se retrouveraient-elles ? Peut-être pas une seule fois avant le retour du Souffle Ardent, la saison chaude qui voyait chaque année le continent trembler sous l’ombre écrasante des dragons. Les sentinelles y tombaient plus nombreuses, réduites en cendres par le feu toujours plus puissant des monstres du sud.

— Bonne chasse, Thélie.

— Bonne chasse, Mel.