IV.

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— Prenez, je ne supporte plus de le porter.

Thélie fit glisser le pendentif dans les mains tremblantes de Mobruyère et lâcha un soupir, soulagée : bien qu’elle eût apaisé Ezra, elle avait dû traîner jusqu’à la sortie de l’opéra le reste de sa mélancolie, emprisonnée dans le bijou musical.

— Que dois-je en faire ? s’affola le dramaturge.

— Le casser suffira. Jetez-le par terre.

— Quel dommage, un si bel ouvrage…

Surmontant sa peine, Mobruyère laissa tomber le collier qui se brisa en mille rouages sur le sol. Un souffle sembla s’échapper des engrenages, accompagné d’un cri d’outre-tombe qui leur glaça le sang à tous les deux. Le spectre venait définitivement de quitter ce monde.

— Je ne vous remercierai jamais assez, bafouilla le poète. Vous avez libéré mon opéra mais surtout, liberté Ezra. J’ai encore du mal à me remettre de sa mort… et de celle de sa sœur. Jeanne et lui étaient si proches, vous savez. Je me demande s’ils auraient pu survivre l’un sans l’autre.

— Ils sont ensemble pour l’éternité, à présent, conclut Thélie. Plus rien ne pourra les séparer.

Mobruyère acquiesça tristement, puis un silence embarrassant s’enracina entre les deux individus. Il ne fallut pas longtemps au dramaturge pour découvrir son origine.

— Vous attendez que je vous paie, n’est-ce pas ?

L’homme ne laissa pas la sentinelle répondre, couverte de rougeurs.

— À parole donnée, récompense exigée. Vous avez fait du bon travail, madame…

— Thélie.

— Quel honteux gentilhomme fais-je, se confondit Mobruyère, je ne vous avais pas encore demandé votre nom. Peut-être pourrais-je me faire pardonner en vous offrant une place de choix lors de ma prochaine représentation ?

— Je regrette, mais je ne compte pas m’attarder à Parhame. Cependant, je ne doute pas que vous me réserverez une bonne part de vos recettes lorsque ce jour arrivera, n’est-ce pas ?

— À la bonne heure, répondit Mobruyère avec évidence. Et si d’aventure votre esprit réclame quelque divertissement, vous savez où frapper.

— J’y songerai. Je connais maintenant votre scène comme ma poche ; peu s’en faudrait pour que je puisse m’y produire…

— Ne me tentez pas ! Un drame, avec une sentinelle pour actrice principale… Attendez… Bon sang ! Cela rameuterait les foules, ma parole !

Un frisson remonta l’échine de la jeune femme.

— Mon talent sur scène laisse malheureusement à désirer… tenta-t-elle de se rattraper.

— Tout se cultive, madame. Il suffit de s’en donner la peine.

Thélie prit congé du dramaturge dès que la discussion tourna à son désavantage. C’est qu’il était vraiment prêt à l’engager, le farceur ! La sentinelle s’en voulu d’avoir planté cette vilaine graine dans son esprit…

Le soleil déclinait déjà quand elle reprit sa route dans l’avenue principale de Parhame. La capitale n’en était pourtant pas moins animée : la vie nocturne rameutait son lot de fêtards, qui s’engouffraient avec hilarité dans la moindre taverne du quartier. Plus jeune, Thélie avait souvent succombé à cette effervescence, surtout à celle qui rendait chaleureuses les petits boyaux malfamés le jour. Enveloppées dans le voile de la nuit s’y déhanchaient des jeunes filles aux courbes généreuses, aux lèvres maquillées et aux mains tendues. Ce soir encore, la sentinelle croisa la route de ces créatures de la nuit mais repoussa poliment leurs avances. Elles avaient beau être envoûtantes, aucune d’entre elles n’avait les cheveux aussi blonds, les yeux aussi bleus, le sourire aussi charmeur qu’Emmeryn. Et seule Emmeryn possédait désormais son cœur.

Dissimulant son visage dans son capuchon noir, Thélie accéléra le pas pour rejoindre le poste des sentinelles de la capitale. Ces lieux discrets, disséminés dans toutes les grandes villes du continent, permettaient aux chimères de se tenir informées les unes les autres. Leur tenue était souvent assurée par des aubergistes – contre une somme d’argent avantageuse, il en valait de soi.

La Garache reconnut le bâtiment à sa lourde porte en bois, frappée d’une petite gravure de vouivre insignifiante pour un simple visiteur. Poussant le battant, elle s’avança jusqu’au comptoir sans même éveiller l’intérêt des clients. Dans une si grande ville comme Parhame, on ne prêtait plus attention ni aux étrangers ni aux parias : après tout, ils faisaient partie intégrante du paysage urbain. Une autre qualité qui faisait des cités un lieu particulièrement plaisant pour la sentinelle.

L’aubergiste comprit rapidement l’identité de la nouvelle venue. L’air grave, il appuya son avant-bras gros comme une bûche sur le comptoir et se pencha en avant.

— Garache ? chuchota-t-il.

Thélie leva le menton, mettant en évidence ses deux crocs noirs et menaçants.

— J’ai reçu un message pour vous, l’informa l’homme. Il est arrivé il y a quelques jours.

Le parchemin qu’il lui tendit éveilla soudain chez la jeune femme une peur sourde. Le fil satiné qui l’entourait était noir et entre consœurs, on disait souvent : « sombre ruban, sombres nouvelles. »

Thélie déroula lentement le papier ; son cœur manqua un battement au moment même où elle reconnut les premières lettres d’un prénom qui lui était cher. Son souffle s’affola dans sa poitrine.

— Tout va bien, madame ? s’inquiéta l’homme.

Elle ne parvint pas à répondre : ses lèvres étaient scellées comme par maléfice. Elle remarqua à peine le verre d’eau que lui proposait l’aubergiste.

— Une proche ?

Thélie s’efforça de calmer sa respiration, refoulant quelques larmes qui brouillaient sa vue.

— Aussi proche qu’une grande sœur, murmura-t-elle d’une voix meurtrie.

Portant le verre à sa bouche, la sentinelle laissa ouvert le message sur le bois collant du bar. Trois phrases à l’encre noire griffaient rudement le papier :

« Callinice a rejoint Merilda dans l’autre monde. S’il te plaît Thélie, reviens à Carcanesse. J’ai besoin de toi.

Larissa, nouvelle Grande Garache. »

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