III.
Brunehilde arriva toute essoufflée devant ses deux aînées. Sans dire un mot, elle tendit les flèches à Larissa.
— Merci, ma puce.
La suite se déroula en un éclair : sans prévenir personne, la fillette sauta dans les bras de Thélie qui la retint par la taille, confuse. Elle fourragea contre sa poitrine sertie de talismans, les lèvres pincées, le visage empourpré ; la Garache tenta de la reposer par terre, mais ses petits doigts empoignaient sa cape comme un louveteau s’accroche à la fourrure de sa mère. Encochant l’une de ses flèches, Larissa regardait l’étreinte en silence.
— Brunehilde, chuchota Thélie. Tu vas me faire tomber, là.
Confuse, l’enfant sauta par terre et noua nerveusement les mains dans son dos. Ses cils étaient humides et ses yeux noisette affreusement rouges. Lui avait-elle manqué à ce point ?
— Tu as grandi, hasarda la Garache.
Le sourire ravi qu’esquissa Brunehilde déforma légèrement les deux crocs noirs sur son menton.
— Et je vois qu’on t’a fait les premiers scellements.
— Quelques jours après son arrivée, précisa Larissa. Sa poitrine est déjà recouverte. Ses prochains tatouages seront sur son bras droit.
Elle ponctua sa phrase d’un tir parfaitement maîtrisé ; à la puissante vibration de la corde répondit la complainte douloureuse de la paille.
— Ça ne t’as pas fait trop mal ? lui demanda Thélie en s’accroupissant devant elle.
Brunehilde secoua la tête d’un air fier.
— Tu parles, c’était la première à s’endormir quand on les a anesthésiées, s’amusa Larissa.
La fillette grommela quelque chose d’incompréhensible ; elle n’appréciait visiblement pas que la doyenne la ridiculise devant son idole.
— Bientôt, je serai comme toi.
La voix de Brunehilde perça le silence qui s’était installé. Elle était claire, profonde et pure. En fait, ses mots sortaient tout droit de son cœur, sans filtre ni retenue. À y réfléchir, c’était peut-être une mélodie partagée par tous les enfants, mais Thélie avait toujours trouvé son timbre particulièrement bouleversant.
— Tu as encore le temps, petit louveteau. On tatoue le dernier scellement…
— À quatorze ans, je sais, la coupa-t-elle. Larissa ne veut pas l’admettre, mais en fait, je suis déjà prête. Je veux partir en formation ! Et je veux que ce soit toi, mon initiatrice !
La Garache jeta un œil à son aînée qui encochait une nouvelle fois. Son léger sourire semblait vouloir dire : « débrouille-toi toute seule. »
— Comment ça, tu es « déjà prête » ?
— Je n’ai plus rien à apprendre à Carcanesse, affirma solidement la fillette. Il est donc logique que je sois désormais ton initiée.
— C’est déjà acté ? s’amusa Thélie. Mais c’est Larissa, la Grande Garache. Ce sera à ses côtés que tu feras tes premières missions, tu le sais ?
— N’importe quoi, rétorqua Brunehilde, vexée par la légèreté avec laquelle elle prenait ses propos. Toutes les sentinelles peuvent prendre pour initiée une apprentie qualifiée.
Si petite, et déjà si bien informée. Une moue ennuyée tordit les lèvres de la jeune femme. Encore une fois, elle se tourna vers Larissa qui faisait mine de vérifier son empenne.
Pitié, aide-moi !
Comment répondre à cela ? Comment ne pas paraître trop dure, trop laxiste ? Comment la ramener doucement à la réalité ? Avait-elle le droit de lui faire une promesse qu’elle ne pourrait pas honorer ?
Un enfant n’oublie jamais, pensa Thélie avec amertume.
— Quand est-ce que tu repars ? s’enquit la fillette.
— Je ne sais pas. Dans quelques jours, peut-être.
— Je dois vite préparer mes affaires, alors ! s’exclama-t-elle.
— Brunehilde !
La Garache la retint par le bras alors qu’elle s’élançait dans la cour. Leurs regards se croisèrent un instant ; dans celui de l’enfant, elle ne vit qu’une sincère incompréhension.
— Arrête tes bêtises, lui dit Thélie d’un ton qu’elle voulut ferme. Tu n’as même pas dix ans, tu n’es pas prête.
— Si, je le suis ! gémit la benjamine.
— Vraiment ? Tu es prête à affronter les démons, les garous, les fantômes ?
— Tout ça et bien plus !
Ces monstres-là n’étaient pourtant pas les plus à craindre. La jeune femme ne put s’empêcher de rajouter plus bas :
— À risquer ta peau tous les jours pour sauver des personnes qui te remercieront par des insultes ?
Le visage troublé de Brunehilde incita Thélie au silence. Malgré tout, une dernière question lui brûlait les lèvres. Une question qu’elle ne pouvait adresser à la fillette sans risquer de la voir s’effondrer.
Es-tu prête à répondre à l’appel chaque été ? À te retrouver seule face à trois, quatre dragons, à voir tes camarades brûler vives sans que tu ne puisses rien faire pour les sauver ?
Les apprenties n’avaient pas conscience de la réalité du monde qui les entourait, plus cruel chaque année. Combien de jeunes sentinelles avait-elle vu tomber en désillusion en sortant de Carcanesse ? Thélie ne souhaitait pas cela pour la petite.
J’aimerais que tu restes ici pour toujours, à l’abri derrière les murailles épaisses de la maison.
— Soit, déclara la Garache. Si tu es aussi prête que tu le prétends, prend ton bâton.
Larissa haussa un sourcil tandis que Brunehilde détachait la lanière de son arme, flanquée dans son dos.
— Si tu parviens à me toucher trois fois, je t’emmènerai avec moi en reprenant ma route.
La fillette empoigna fermement le manche central de son arme. Un sourire incontrôlable fendait ses lèvres : elle savait qu’elle devait garder son calme – il s’agissait d’un test – mais ne parvenait pas à refouler la joie que lui procuraient les paroles de son aînée.
— À l’inverse, si c’est moi qui te touche, je considérerais que tu as encore à apprendre. Tu resteras auprès de Larissa.
Cette condition eut raison de son rictus, mais Brunehilde s’efforça de paraître confiante en hochant vigoureusement la tête. La Grande Garache, quant à elle, laissa son arc pour s’appuyer contre le mur de la cour, les bras croisés. Comme Thélie, elle ne croyait pas une seule seconde en la victoire de la petite, mais était intéressée de voir comment elle allait se défendre.
— Tu es prête ?
— Depuis longtemps.
Les deux Garaches se saluèrent, puis se mirent en garde.
Voyons comment tu te débrouilles, songea la sentinelle.
Thélie s’avança prudemment vers la petite. Elle titilla sa garde, jusqu’à percuter franchement son arme en bois : prenant cela pour une offensive, Brunehilde contre-attaqua en lançant l’une des deux pointes de son bâton en avant. Son adversaire para immédiatement.
Bien.
La jeune femme laissa de côté ses précautions pour entreprendre un assaut plus direct : arme levée, elle se précipita vers l’enfant qui, affolée, para maladroitement ; Larissa plissa son œil attentif à la première touche.
Un léger grognement échappa à Brunehilde. Reprenant le dessus sur ses émotions, elle raffermit néanmoins sa posture. Elle n’avait pas le droit de perdre ! Il était hors de question qu’elle reste une journée de plus loin de Thélie.
Cette vigueur nouvelle ne passa pas inaperçue à la cadette. Elle dévia plusieurs coups, patiente, puis inaugura une seconde attaque : cette fois-ci, Brunehilde para parfaitement l’assaut, mais ne fit pas attention au revers de l’arme. La seconde extrémité du bâton de Thélie vint percuter sa joue – deuxième touche.
Brunehilde sentit son cœur accélérer. Les jambes flageolantes, elle perdit toute confiance en elle alors que son rêve s’éloignait brusquement. Les murs de la cour parurent s’élever, la toiser, l’enfermer sans pitié dans ce petit espace. Elle se sentit minuscule et insignifiante, engloutie dans la forteresse qui la retiendrait pour toujours, elle le craignait.
La fillette se contenta désormais d’une posture défensive, mais loin d’être parfaite : la peur la faisait trembler comme une feuille. Dans ces conditions, inutile de poursuivre le duel. La Garache feignit une attaque : l’esprit tourmenté, Brunehilde ne vit pas le piège et laissa son pied à découvert. Larissa ferma son œil unique quand la pointe du bâton heurta sa chaussure.
L’enfant prit quelques secondes pour réaliser sa défaite. La voix de Thélie la fit presque sursauter.
— Tu t’es bien battue, la félicita-t-elle. Mais il te reste encore à apprendre. Comme convenu, tu resteras avec Larissa jusqu’à ce que tu sois capable de me toucher trois fois en duel.
Brunehilde lâcha son bâton, le regard vide. Une telle absence de réaction alerta les deux sentinelles.
Cette odeur…
Thélie et Larissa se dressèrent : un musc puissant s’échappait des pores de sa peau.
— Tu t’es bien battue, répéta la cadette avec tendresse.
Un cri déchira la cour, puis la fillette se couvrit soudain d’une épaisse fourrure blanche.
— Thélie ! hurla Larissa.
La garache transformée sauta au cou de son ancienne adversaire. Dans un tonnerre de grognements, elles roulèrent par terre jusqu’à ce que Thélie parvienne à immobiliser l’enfant : venant en renfort, Larissa arrima ses puissants crocs dans le mollet de Brunehilde, libérant une gerbe de sang sur le pavé de la cour. La petite se débattit, en vain : sa fourrure blanche disparut tandis que le liquide rouge se frayait un chemin entre les dalles.
Revenue à elle-même, Brunehilde se trouva profondément confuse : elle repoussa la Grande Garache qui examinait sa propre morsure.
— J’ai essayé de te tuer, gémit la petite à l’intention de Thélie.
— Tu as perdu le contrôle, reformula l’intéressée. Ça nous arrive à toutes.
Larissa ajouta avec un rire :
— Je ne te raconte pas combien de fois Thélie a essayé de m’égorger ! J’y ai même laissé un œil, un jour…
— Quoi ? s’écria Brunehilde.
L’anecdote était assurément mal choisie pour rasséréner leur benjamine, mais à force de caresses et de plaisanteries, les deux femmes parvinrent à sécher ses larmes. Assise par terre, Larissa bandait son petit mollet tandis que sa consœur jouait avec ses cheveux blancs, non sans curiosité. Brunehilde s’abandonnait contre la poitrine de Thélie ; ses doigts avaient retrouvé le chemin de sa cape noire, à laquelle elle s’accrochait de toutes ses forces.
— Quand reviendras-tu ?
— Je ne sais pas.
Un aveu qui déplut à l’enfant. Elle perdit son visage brun dans les tresses de son aînée, agitant la sonnaille de ses talismans.
— Quand tu es partie cet été, un nuage s’est emparé de moi.
Sa voix vibra dans le silence, sans écho ni réponse.
— Il était aussi lourd qu’une plaque de plomb, continua Brunehilde. Depuis, il obscurcit mes jours et rallonge mes nuits. Je croyais qu’il s’était enfin dissipé quand tu es arrivée dans la cour… Mais maintenant, je n’ai plus qu’à le laisser m’engloutir. Je ne vois pas d’autre issue.
La Grande Garache tourna un œil inquiet vers Thélie. Elles s’observèrent un instant, cherchant dans le regard de l’autre les bonnes paroles à prononcer. La cadette crut les trouver.
— Quand tu seras grande, petit louveteau, je t’emmènerai au sommet de montagnes qui ne connaissent que le beau temps. D’ici là, je connais un remède contre les tempêtes.
La fillette leva un sourcil intrigué. Thélie plongea alors une main dans ses cheveux châtains et en ressortit une amulette d’argent. Elle l’attacha à l’une de ses mèches blanches, mêlant leur éclat immaculé au reflet froid du métal.
Des rougeurs envahirent les pommettes de l’enfant. L’air fier, elle fit tinter le talisman en agitant la tête.
— Il paraît que cette mélodie éloigne la pluie.
C’était aussi ce que lui avait dit Merilda, autrefois.
— Fais-le raisonner dans tout Carcanesse, Brunehilde. Et un jour, je te promets que je reviendrai te chercher.
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