II.
C’était bien elle. Appuyée sur une table où on avait déroulé une carte, l’ovate ouvrait de grands yeux bleus à la nouvelle arrivée. Sa bouche entrouverte semblait sur le point de dire quelque chose, mais aucun son ne trouvait le chemin de ses lèvres. La sentinelle restait aussi abasourdie qu’elle ; son regard caressa sa mise singulière, digne d’une noble dame, avant de s’arrêter sur sa gorge, où un délicat collier en dentelle blanche enserrait son cou de la plus élégante des façons. Quel étrange accessoire pour une druidesse… Néanmoins, sa vue ne déplut absolument pas à Thélie. Bien au contraire.
— Sire Wandrille, annonça un garde de l’entrée, l’un de vos hommes vous a trouvé une championne.
La voix rauque du soldat sortit la Garache de sa contemplation. Une tape affective sur l’épaule eut également raison de l’effarement d’Emmeryn.
— Ahah ! Je t’avais dit que j’en choperais une, sœurette !
« Sœurette » ?
Thélie faillit chanceler. Les cours d’histoire lui susurrèrent le récit de cette princesse disparue, fille adorée de Fañch Ier et d’Imma de Nohrrow. Un sourire nerveux lui échappa quand elle remarqua enfin la présence des souverains aux côtés de son amante : l’un d’eux avait une chevelure aussi blonde qu’Emmeryn ; l’autre, des yeux aussi bleus.
Sire Wandrille secoua sa tignasse dorée et examina la sentinelle avec fierté ; la bourrade qu’il lui adressa faillit avoir raison de sa dignité.
— Tenez-vous prête, madame ! Le Mont-du-Loch sera mien dès ce soir !
Thélie n’eut pas le temps de répliquer : l’homme écarta le pan de la tente et s’éclipsa sans plus de façons, laissant derrière lui un calme glaçant.
— Merde, lâcha sire Ewenn en frappant la table.
Interdite, la Garache restait plantée là, devant l’entrée. Le souverain crut être à l’origine de sa confusion et s’empressa de dissiper le malentendu :
— Ce n’est pas contre vous, madame.
— Moi non plus, messire, répondit maladroitement la sentinelle.
Ses yeux restaient rivés sur Emmeryn et son délicieux collier en dentelle. Cette dernière aussi ne cessait de la dévisager, agréablement surprise par les habits en cuir sombre qui épousaient son corps musclé à la perfection. L’émotion déposait sur les joues de la druidesse des touches de couleurs que sire Ewenn fut bien en peine d’interpréter.
— Vous vous connaissez ? lança-t-il, comme pour tromper l’étrange silence qui s’était installé.
Emmeryn se râcla la gorge et passa une main gênée dans ses cheveux clairs. Ce simple geste, que Thélie aimait tant, fit aussitôt bondir son cœur dans sa poitrine.
— Ewy, tu nous laisserais seules quelques instants ? souffla-t-elle au souverain.
Ce à quoi il répondit d’un air grave :
— Pas de favoritisme, Emmy.
— Bien sûr que non.
Un soupir agacé échappa au nouveau roi de Carnek, puis il imita son beau-frère sans oublier de décocher une œillade suspicieuse à Thélie. Bientôt, elles se retrouvèrent seules sous la tente, sans savoir quoi faire d’autre que de se mordiller les lèvres. La Garache finit néanmoins par se lancer :
— Tu m’avais caché cette jolie robe, à Vercendres.
Le ressac d’une vague, au lointain, ponctua sa plaisanterie.
— C’est la seule chose que tu remarques ?
Emmeryn souriait ; Thélie se félicita d’avoir réussi ce premier échange.
— Tu as raison : pourquoi m’avoir aussi caché ce magnifique collier ?
— Je craignais peut-être que tu l’arraches par mégarde, durant nos séances de dressage.
Quelque chose frémit dans son aine ; la sentinelle refoula un soubresaut, en même temps que l’image érotique de ses crocs sur la délicate dentelle de son amante.
— Je n’aurais jamais osé, chuchota-t-elle en esquissant quelques pas. Un si bel accessoire, et si raffiné… Une vraie petite fortune pour une simple druidesse.
La Garache s’arrêta devant la table qui la séparait de l’ovate. Elle n’osa pas la contourner, pas encore : elles avaient acquis une certaine intimité durant une semaine de vie commune à Vercendres, mais ces quelques mois de séparation risquaient de les avoir sensiblement éloignées. Et que penser de cette révélation ? Quelque chose empêchait Thélie de prendre aussitôt la belle dans ses bras. Il fallait d’abord qu’elles se rhabituent l’une à l’autre. Et qu’elles éclaircissent certains malentendus.
— Certes, consentit l’ovate rougissante, je suis loin d’être une simple druidesse. Tu m’as démasquée.
— « Emmeryn Hrólf-Arvaring », énonça la sentinelle d’un air pompeux. Si j’avais su que je partageais ma couche avec une princesse…
— De nom seulement. J’ai renoncé il y a bien longtemps à mes titres de noblesse pour endosser l’habit des druides.
— Les tiens me prouvent pourtant le contraire.
— Tout ça, c’est du vent, soupira Emmeryn avec un geste de la main. Si je porte ces vêtements, c’est uniquement pour faire plaisir à mes frères. Ils aiment bien me voir coquette.
— Tes frères…
— Pardonne-moi de ne t’avoir rien dit.
— J’avoue être stupéfaite, mais je ne t’en veux pas. Au fond, est-ce que ça change quelque chose ? À part que je risque d’être encore plus folle de toi, si tu peux t’offrir de tels accessoires.
Le rire d’Emmeryn lui rappela à quel point elle lui avait manqué.
— Pour moi non plus, ça ne change rien, murmura la blonde ovate.
À cet aveu, Thélie se permit enfin de faire quelques pas sur le côté.
— Je crois néanmoins que tu me dois quelques explications. Que diable faisais-tu à Vercendres ?
— Mon père m’y avait envoyé dès qu’il avait pressenti sa mort. Il craignait… je ne sais pas, que les Nohrrois indépendantistes attentent à ma vie – comme quand ils s’en sont pris à mon frère Riwal, à l’époque. Pourtant, je n’ai plus aucun droit à la couronne.
Une explication qui tenait la route. Bien qu’elle fût enfant au moment des faits, la Garache se rappela des troubles qu’avaient connu le royaume tout récemment unifié après la naissance du fils de Fañch et d’Imma. Ce garçon, répondant à la fois des Arvaring et des Hrólf, n’avait pas survécu à un tel héritage qui lui assurait un jour de régner sur les deux territoires en tout légitimité. La petite princesse, née quelques années plus tard, avaient heureusement eut des bonnes fées pour l’épargner d’un destin aussi tragique.
— Je suis désolée pour ton père, se confondit Thélie. C’était un grand roi.
— Et un bon parent, paraît-il. Je ne l’ai pas beaucoup connu. Quand Riwal est mort, ma mère était terrifiée qu’on s’en prenne aussi à ma vie. Elle m’a secrètement confiée au Grand Druide, auprès duquel j’ai grandi, et à qui j’accorde plus volontiers le titre paternel…
— Tu n’avais donc pas vraiment disparu comme le disaient mes aînées…
— Je suis populaire à Carcanesse ? s’amusa Emmeryn.
— Pas particulièrement. Mais je me rappelle avoir toujours été intriguée par l’histoire de cette fillette éclipsée dont on chantait la beauté. À croire que c’était écrit.
La sentinelle se tenait maintenant tout près de son amante. Elle approcha ses doigts des siens, toujours posés sur la table, mais refusa de les y emmêler : sa délicate odeur de lavande avait beau la plonger dans l’extase, une certaine pudeur la gardait de tout écart. Si cela ne tenait qu’à elle, Thélie aurait succombé à la furieuse envie de l’embrasser, mais elle voulait laisser à Emmeryn la faveur de ce dernier pas – une petite distance qui ne tarda pas à voler en éclats quand l’ovate posa tendrement sa main sur la sienne.
— Tu m’as manqué, Thélie.
Enfin, c’était assez pour se jeter dans ses bras et serrer sa chevelure dorée contre sa poitrine. La sentinelle sentit quelque chose exploser en elle, un mélange de joie et de soulagement qui lui assura qu’Emmeryn était plus, bien plus qu’une simple conquête.
— J’avais laissé un mot pour toi à Vercendres, au cas où tu reviendrais, lui dit la blonde tout contre son oreille. Quelques jours à peine après ton départ, les hommes de mes frères sont venus me chercher en Lorthanie pour me ramener à la maison. Ces deux idiots ne savent pas régler leurs problèmes sans leur petite sœur chérie. Dès qu’ils se sont trouvés en désaccord, ils m’ont réclamé une prédiction pour se départager le Mont-du-Loch.
Thélie devint tout à coup livide : la raison de sa présence ici lui était complètement sortie de la tête. Elle récita d’une voix tremblante :
— « Le Mont-du-Loch reviendra à celui ou à celle dont l’amour triomphera des groagez de l’île. »
— Tu es déjà au courant, on dirait. Enfin, voilà… Ils m’ont pris au pied de la lettre – sans oublier de remplacer l’amour par les armes. Mes frères sont peu friands de métaphores.
— Misère… Emmeryn, j’oubliais ce contrat. Il faut que j’aille parler à sire Wandrille : il ferait la plus grande bêtise de sa vie en m’engageant !
— Quoi ? Attends !
La druidesse retint sa belle qui s’élançait vers l’entrée.
— Thélie, j’ai peur que tout soit déjà acté et que tu ne puisses plus faire marche arrière… Crois-moi, je le connais bien : Wandrille te forcera à participer au duel, arme au poing s’il le faut – et avec un régiment tout entier en réserve, si tu n’es toujours pas convaincue. Tu es son dernier espoir de remporter la gouvernance de l’île. Écoute, ils préparent déjà votre départ.
À la langueur des vagues se mêlait le chant lointain de quelques trompettes, dont les notes cuivrées plongèrent aussitôt la sentinelle dans l’angoisse. Elle perdit le dernier reliquat de ses couleurs.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Emmeryn.
La druidesse posa ses mains sur ses joues pâles et fouilla dans ses pupilles prédatrices. Ce qu’elle y trouva ne fit que renforcer son affolement.
— Ne me dis pas que tu ne sais pas nager…
Aucune réponse. Simplement une moue gênée.
Le pan de la tente s’ouvrit brusquement : surprise, Emmeryn s’écarta soudain de son amante. Les deux yeux bleus et inquisiteurs de sire Ewenn se plantèrent sur sa sœur. Après un bref soupir – ce pauvre homme paraissait exténué – il maugréa :
— Wandry est intenable et ses hommes le sont tout autant. Il vaudrait mieux lancer la chasse à la groac’h dès maintenant, avant que Valonfleur ne sombre dans une émeute sans nom. Tu es prête pour les bénédictions ?
La druidesse dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de pouvoir correctement articuler un « bien sûr » qui n’avait d’ailleurs rien de très certain. Thélie en fut attendrie malgré la situation.
— Parfait. Dans ce cas, tout le monde dehors !
Alors qu’il retenait le pan de la tente, Emmeryn rejoignit son frère d’un pas pressé. Lorsque ce fut au tour de la sentinelle de passer à côté de lui, le souverain du sud lui saisit tout à coup le bras et la darda avec insistance. Avait-il remarqué quelque chose ? Pire : avait-il comprit ce qui l’unissait à sa sœur ?
— Sire ? bafouilla Thélie.
— Pas un mot. Wandrille est aussi empoté qu’un graoully : vous l’avez entendu l’appeler « sœurette ». Personne ne doit savoir qui elle est. Je peux compter sur vous ?
Bien amusée par sa demande, la Garache esquissa un sourire carnassier.
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer, Votre Majesté.
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