VI.

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Les fanions aux couleurs de Carnek ondulaient déjà au vent quand le soleil entamait sa lente descente vers l’horizon. Moribond, il jetait ses cordons dorés sur la plage où les sujets, musiciens et badauds se mêlaient en une marée humaine bigarrée, au comble de l’excitation. La fête en l’honneur du vainqueur ne tarderait pas à commencer, au grand dam de sire Wandrille : de la chasse à la groac’h n’était revenue que la championne de son frère, les sacoches débordantes de nageoires, un grand sourire plaqué sur les lèvres. Où était donc passée sa propre combattante ? Morte, peut-être, engloutie par les profondeurs marines et les viles créatures qui s’y dissimulaient. Le souverain avait beau espérer la revoir jaillir d’une vague sur la côte, le tas de trophées que Nyx avait laissé choir sur le sable ne laissait aucune place au suspens : eu égard à son plongeon maladroit qui en avait surpris plus d’un sur le rivage, la Garache ne pouvait avoir tué autant de groagez…

Ce constat était dans tous les esprits. Incapable de partager l’euphorie des Carnekois, Emmeryn gardait les yeux rivés sur le Mont-du-Loch derrière lequel s’éclipsait peu à peu le soleil. Nul ne pouvait comprendre l’inquiétude qui la rongeait impitoyablement, qui la prenait aux tripes, au cœur ! Sauf Nyx, qui avait troqué son sourire triomphant pour une moue franchement ennuyée à mesure que sa sœur d’armes avait pris du retard. Elle s’était d’ailleurs jetée plusieurs fois dans l’océan à sa recherche, revenant les mains vides. Sire Wandrille n’espérait plus la victoire : cependant que la mer se dotait de reflets mordorés, il courbait l’échine, l’idée de céder à son frère ce qui fut offert à sa mère le chagrinant au plus haut point.

— Ganache de garache, pesta Nyx.

L’air contrarié de la sentinelle ne parvint à tromper Emmeryn : plus que de la colère, elle lut dans les yeux de la Tarasque une profonde détresse qui ne fit qu’aggraver sa propre anxiété. Les ongles enfoncés dans ses paumes, elle regretta la légère mélodie des talismans de sa bien-aimée sous la tente, son étreinte – trop brève ! –, la chaleur qui l’avait alors enveloppée en même temps que cette belle cape en cuir noir… Fallait-il déjà qu’elle renonce à tout cela ? Alors même qu’elle venait de la retrouver ? La druidesse n’avait jamais ressenti une telle affection pour une femme, pour ne pas parler d’amour fou. Ce n’était pourtant pas faute d’en avoir connues : de ses quelques histoires, elle n’avait eu de partenaire si tendre, bienveillante, compréhensive… et intrigante, de surcroît. Elles avaient eu beau s’être aimées à Vercendres – et avec une telle passion ! – Thélie n’avait que très peu parlé d’elle. Tout comme Emmeryn, en somme…

Alors que sire Wandrille tournait le dos au rivage, un chahut sans nom s’éleva sur la côte. L’on s’agita, porta la main à la bouche ou le doigt vers l’horizon. La druidesse ne fit pas exception à ce soudain tapage : les lèvres entrouvertes, elle regarda avec des yeux ahuris cette immense vague sombre s’élever au loin, puis courir vers le littoral. Certains crièrent au kraken, d’autres glapirent au léviathan, mais tous s’accordèrent pour fuir la plage en bonne et due forme. Les cornemuses, ballonnées et malmenées, expirèrent leur air dans un concert ridicule et nerveux, tandis que le sable volait dans tous les sens ; cette folie dura jusqu’à ce que la vague s’épuise, se voûte, et laisse enfin apparaître sur sa crète une silhouette humaine qui gratifia Emmeryn d’une puissante palpitation. Nyx s’époumona à sa place :

— Thélie !

Visiblement très peu à l’aise sur son char d’écume, la sentinelle s’efforça de garder la tête hors de l’eau avant que l’océan ne la recrache au premier écueil ; là, elle se traîna jusqu’à la plage pour y tomber à genoux. Déjà couraient vers elle la Tarasque, les deux souverains, de nombreux curieux et, plus sûrement encore, la druidesse affolée.

Thélie trouva vite sa figure enfouie dans la soie délicate de sa poitrine, un réconfort dont elle ne se plaignit guère. À Vercendres, combien de fois s’était-elle endormie, ici, au creux de ces deux collines tapissées de lavande et éclaboussées de cascades aurifères ? Les yeux fermés, la Garache entendit le rythme pressant des battements d’un cœur bouleversé. À regret, elle s’écarta d’Emmeryn : la cohue se rapprochait.

— Un parangon d’impartialité, lui souffla-t-elle tendrement.

La taquinerie trouva un magnifique sourire sur les lèvres de la blonde.

— Tu ne me facilites pas la tâche.

Leurs retrouvailles, à nouveau, furent malheureusement écourtées. L’arrivée des curieux dénoua les mains amoureuses des cheveux châtains et mouillés. La druidesse se recomposa un air qui se voulait sérieux – tâche peu aisée, alors que se redressait devant elle la belle sentinelle. L’eau de mer, ruisselante, tombait en perles magnifiques sur sa peau tatouée et ses muscles saillants. Que de maîtrise d’elle-même, pour ne pas se jeter une nouvelle fois dans ses bras !

— Triple-buse ! Butorde ! Foutriquet de cabot !

Qui d’autre que Nyx pour avoir un vocabulaire aussi fleuri ?

L’amphibie renversa sa camarade dans le sable, alors même qu’elle venait de se remettre debout. Sa brutalité effraya presque Emmeryn qui s’écarta vivement, non sans un petit cri de surprise.

— Stupide tarasque ! N’écrase pas mon trophée ! s’indigna Thélie.

— Un trophée ? Toi ? Laisse-moi rire ! Mais qu’est-ce que tu fichais ? Je me suis inquiétée !

À l’invective s’accompagna un horion que Thélie dévia de justesse.

— Laisse-moi respirer, bon sang !

Tandis qu’arrivaient messires Wandrille et Ewenn, la Garache régla son compte à son amie pour jeter fièrement à leurs pieds une longue nageoire sanguinolente – qui ne provoqua pas l’effet escompté.

— C’est tout ? se moqua le souverain carnekois.

Mais si Wandrille Hrólf achevait de ployer sous le poids de sa cuisante défaite, Nyx paraissait toute chamboulée à l’examen du trophée.

— Tu as eu leur reine ? s’étrangla-t-elle.

Un murmure fulgurant parcouru l’assemblée tout récemment formée autour d’eux. Thélie s’en délecta avant de rajouter :

— Leur reine, oui, et autre chose. Allons mon ami, ne soyez pas timide. Montrez-vous !

Émergeant d’un repli de son habit en laine, le petit lutin velu observa craintivement la foule, puis escalada la Garache pour trôner au sommet de son crâne.

— Un korrigan ! s’extasia Emmeryn. La vague, c’était vous ?

Un timide hochement de tête lui servit de réponse.

— Que diable cela veut-il dire ? s’impatienta sire Ewenn.

— Que ma camarade, votre Majesté, a eu le mérite de mettre fin au cycle des naissances des groagez, concéda Nyx.

Sire Wandrille leva un sourcil intéressé. La Tarasque s’empressa de reprendre :

— Mais les consignes étaient claires, Thélie : il fallait qu’on en chasse le plus possible. Tu n’as ramené qu’un seul aileron. C’est moi qui ai gagné.

— Détrompe-toi, Nyx. J’en ai tué bien davantage : toutes celles qui ne pourront plus voir le jour.

Ewenn Arvaring fit volte-face vers Emmeryn, comme si elle était la seule à pouvoir désigner la gagnante. Malheureusement, la druidesse était toute aussi confuse que lui : les deux avaient raison.

— Tu… Tu as joué avec les mots ! se vexa la Tarasque.

— Et toi, si tu avais eu un peu plus d’esprit, tu n’aurais pas pris les consignes au pied de la lettre. Ça a toujours été ton seul défaut.

De nouveaux chuchotements fusèrent parmi les sujets et, au moment où allait éclater une terrible bagarre entre sentinelles, Nohrrois et Carnekois, le korrigan, qui connaissait tout du tournoi et de la dispute, se dressa sur la tête de Thélie.

— Eh bien, eh bien ! tonna sa voix aigüe. Pourquoi vous échauffer l’esprit pour pareille bagatelle ? Avec vous, les humains, c’est toujours tout, ou rien ! Pourquoi ne pas la partager, cette île que vous convoitez tant ?

La foule, confuse, se tourna vers le lutin.

— Au sire du nord reviendra la roche, les perles et les lochs ; au sire du sud le contrôle des bateaux, des taxes et des eaux. Qu’en dites-vous ?

Même Thélie fut surprise de cette subite aura autoritaire qui émanait du lutin – les quelques heures à lui parler sur le Mont-du-Loch, à le pousser, l’encourager dans la création de cette immense vague qui l’avait ramenée sur le continent… tous ces efforts avaient-ils payés ?

— Qu’en dis-tu, Ewy ?

La proposition de la créature ne semblait pas chagriner sire Wandrille, bien au contraire. Sa main tendue avait beau être calme et souveraine, le pétillement dans ses yeux trahissait son enthousiasme.

Sire Ewenn adressa un dernier regard à Emmeryn, qui trouva au même moment le ciel fort intéressant à admirer. Après un énième soupir, il empoigna la main de son beau-frère non sans ajouter :

— Ne crois pas pouvoir me rouler, Wandry. J’ai de très bons conseillers qui sauront fixer des taxes adéquates.

Une menace qui ne fit pas le moindre effet : trop occupé à gérer cette joie qui explosait en lui, le roi de Nohrrow s’était jeté sur le lutin, le couvrant de compliments, avant de serrer dans ses bras sa championne épouvantée.

— Sire ? s’étouffa Thélie.

— Ma sauveuse ! Bon sang, qu’aurais-je fait sans vous ?

— Allons, Wandry…

Louée soit la main d’Emmeryn qui la libéra de cette étreinte forcée – mais on ne peut plus sincère.

— Que pourrais-je faire pour vous remercier ? s’entêta sire Wandrille, l’œil toujours aussi ardent. J’ai de l’argent, et… Oh, des hommes ! Oui, des hommes, beaucoup d’hommes qui pourraient vous plaire !

Votre sœur suffirait, se surprit à penser Thélie.

La druidesse parut entendre cette remarque, au vu de l’œillade qu’elle lui décocha.

— Ah oui, je sais ! s’écria le souverain, que le beau-frère ne parvenait à rasséréner. Un banquet ! Pour vous offrir tout cela ! Sonnez les trompettes, les tambours, tout ce que vous voulez ; oui, même le bagad et ces sacs à pets que vous nommez cornemuses ! Ce soir, c’est moi qui régale !

Malgré l’insulte que certains Carnekois prirent à cœur, une joie manifeste envahit la plage de Valonfleur où l’on dressa tables et chapiteaux. Quand la nuit fut parfaitement tombée, les torches éclairaient des rondes enflammées, répondant à tour de rôle des coutumes de Carnek et de Nohrrow ; le cœur gonflé de joie, Emmeryn paraissait aux anges, entraînant Thélie dans ces quelques danses où chacun se prenait par le petit doigt. Le korrigan, après avoir fait ses adieux à la Garache, était parti retrouver sa famille ; Nyx, peu friande des fêtes, se cantonnait aux banquets fournis de fruits de mer et autres amuses-bouches pour tromper son mécontentement. Non pas qu’elle en voulut à Thélie de lui avoir subtilisé une victoire éclatante – quoiqu’elle fût connue pour être très mauvaise joueuse – mais l’idée d’avoir manqué une occasion de la ridiculiser devant deux cours royales la mettait hors d’elle. À la place de cela, la sentinelle aux crocs de loup s’amusait comme elle savait si bien le faire, lançait à cette druidesse des regards et des baisers comme elle savait si bien le faire, cela aussi. Nyx ne douta pas que ces deux-là fussent déjà intimes, aussi ne chercha-t-elle pas à les ennuyer lorsqu’elles s’éclipsèrent discrètement de la fête, se contenta d’observer leur puérilité, les mains sur leur bouche et d’autres choses, tandis qu’elles s’éloignaient vers le pied des falaises, enfiévrées comme des adolescentes.

Pour cette fois, je te pardonne de me laisser seule, songea la Tarasque. Mais ne viens pas pleurer si celle-ci te brise encore le cœur…

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