V.

5 minutes de lecture

— Que fais-tu si haut dans l’Hexagone ? Vous, les bécuts, affectionnez les landes de Gascanie. Je ne peux concevoir que tu les aies abandonnées.

— Landes, disparues, révéla le géant. Au Sud, trop humain. Humains à la peau sombre. Arrivent de la mer, peur du Souffle Ardent. Trop, trop de gens. Pas assez de nourriture. Pas assez de place. Pas assez d’argent.

Le tintement des fioles, qu’Emmeryn rangeaient dans ses sacoches, résonna un instant dans la caverne tout à coup bien trop silencieuse.

— Les amis de Groz’œil ont tous perdu leur troupeau, compléta Petit-Gigot.

— N’y avait-il personne pour les arrêter ? Aucune sentinelle ?

— Avait, répondit le cyclope. Mais impuissantes. Ont sauvé quelques amis, ont sauvé mon troupeau. Mais ont dit de partir.

— C’est sur sa route que je l’ai rencontré, déclara le panthore. Il se dirige vers les Hauts Plateaux, là où plus aucun n’humain ne va.

Cela n’étonnait point la sentinelle. Depuis plusieurs années, c’était ainsi qu’elle et ses consœurs avaient pris l’habitude de régler les problèmes : en les envoyant au loin, dans ces forêts sacrées. Mais pour combien de temps encore ?

Alors, c’est ça ? Nous sommes si impuissantes qu’aujourd’hui, nous ne pouvons affronter la difficulté ? Nous ne faisons que repousser l’échéance. Combien de créatures enverrons-nous sur les Hauts Plateaux avant de nous rendre compte que c’est le continent que nous devons changer ?

— Humains plus connaître bienfaits de la nature. Sans moutons aux cornes d’or, lande disparaîtra. Fleurs faneront. Arbres périront.

— Mais si c’est toi qui nous quittes, la Gascanie ne sera plus jamais ce qu’elle était, lui expliqua Thélie. Mieux vaut que tu te réfugies au Nord, le temps que…

— Quoi, temps ? gronda le cyclope. Temps qu’humains oublient, encore plus ? Temps qu’humains deviennent monstres, pour de bon ? Ah, carogne !

La Garache sentit un vent glacé souffler dans sa poitrine. Jamais aucun bécut n’avait été si grave, si lucide. Voilà la preuve que les choses changeaient véritablement dans l’Hexagone. Elle n’eut autre chose à faire que de baisser la tête.

— Bécuts partis, continua-t-il. Liéchis partis. Vouivres parties.

Thélie se redressa brusquement.

— Non, il en reste une.

— Plus ce qu’elle était, regretta le géant. Avant, grande, puissante. Terrifiait dragons. Aujourd’hui, s’affaiblit. Sentinelles disparaissent. Carcanesse s’appauvrit.

— Tu te trompes, nous tenons bond.

— Continent a besoin miracle, grand miracle. Pour survivre.

Thélie avait beau le nier, le bécut avait raison.

Oui, mais qui peut être assez puissant pour surpasser la Vouivre ? Qui pourrait être aussi fort qu’elle pour affronter, en première ligne, le Souffle Ardent ? Qui… pour nos protéger des dragons ancestraux, de leur sommeil léger, de leur réveil imminent ?

— Moi, préserver ce qui reste, soupira le géant. Emmener moutons au Nord, faire vivre forêt.

Et à ces mots, une folle idée vint à Thélie.

Mais, alors qu’elle se tournait vers Petit-Gigot, elle reconnut une odeur familière. Et la colère fit gronder la garache dans sa cage.

— Ils reviennent.

— Qui ? s’inquiéta Emmeryn.

— Les bergers.

Pourquoi ne les ai-je pas repérés plus tôt ?

Un coup d’œil à la caverne lui apporta sa réponse.

Ça empeste le mouton, ici.

— Ils ont dû suivre notre sillage dans l’herbe drue des pâturages.

— Viennent pour tuer moutons ! s’affola le géant. Viennent pour tuer bécut !

— Calmez-vous, ils ne sont qu’à l’orée des bois. Partez d’ici, aussi vite que vous le pouvez. Je me charge d’eux.

La sentinelle était prête à s’élancer hors de la caverne, mais Emmeryn la retint par le poignet.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? lui chuchota-t-elle.

Oh, mieux valait pour elle ne rien savoir. Thélie elle-même n’osait se l’avouer.

— Promets-moi de ne rien regretter.

Sans un mot, la Garache se glissa dans la clairière et disparut parmi les arbres. La forêt, encore, la rappelait à sa vraie nature.

Que la Vouivre lui pardonne, elle ne mettrait pas cet espoir en danger pour un stupide credo.

Il est temps de châtier les véritables monstres.

***

Il n’avait pas choisi d’être ici. Forcé à prendre un arc pour devenir un homme, on l’avait embarqué dans cette traque vindicative. Bien sûr, il regrettait amèrement les moutons disparus, avec qui il passait de si tendres journées, mais tout ceci ne serait pas arrivé s’ils ne s’en étaient pas pris aux bêtes légendaires.

Il les avait prévenus.

Personne ne l’avait écouté.

Après tout, il n’était qu’un gosse.

— On va s’le faire, c’t’y berlaud ! grogna une grande perche à sa droite.

— Et r’prendre nos bercas ! renchérit un autre, si emmitouflé dans son manteau de laine qu’on n’en voyait plus que le bout de son nez.

— Même qu’on s’ra riches, dé !

Le petit chasseur chiffonna nerveusement sa bure. Ses camarades semblaient tous oublier quelque chose.

— Et… la sentinelle ? fit-il de cette voix enrouée d’adolescent.

— Tu nous ragaches, p’tite race ! pesta Grande Perche. La fille d’la souyure ? Grâce de diou ! Sûrement dans l’ventre d’la bête.

— Mais…

— Arrête avec c’te bacouette ! le rossa Boule de Laine. Ou j’vais t’y mettre eune déraclée. T’es eun homme ou ben ?

Le gosse déglutit avec peine, cramponné à son arc de fortune. Qu’est-ce qu’il faisait ici ? Il s’en fichait de se venger, de récupérer encore plus de cornes dorées. Leurs maisons en étaient déjà remplies à ras-bord, et ça faisait tourner la tête à tout le monde. Tout ce qu’il voulait, c’était être à nouveau seul dans les champs, la lumière du soleil couchant en pleine figure, et le ciel infusé de ces merveilleuses nuances rosées, au-dessus de lui. La brume ouateuse des moutons, dorée au crépuscule… C’était ça, son rêve.

— Oh là dé ! chuchota l’un des hommes. Avez entendu ?

La petite troupe se figea soudain, et chacun offrit aux ombres de la forêt son plus terrifiant regard.

Un intru approchait.

— Guettez ça !

La fourrure d’un animal déchira les bosquets.

— Loups ! rugit Grande Perche. Tir…

Un affreux gargouillis termina la phrase de l’homme ; quelque chose s’écroula au sol et éclaboussa les feuilles flétries des bois.

Une tête.

— C’t’y pas eun loup ! Eun varou ! Tirez !

Une bête grande comme un homme. Un pelage sombre comme la nuit. Des dents grosses comme le poing.

La mort !

Le gosse lâcha son arc et prit aussitôt ses jambes à son coup au milieu des sifflements de flèches. Pas ça, pas aujourd’hui ! Pas déjà ! Derrière lui se multiplièrent les gargarismes et les yeux de la bête, gravés dans sa mémoire, mortifièrent ses muscles.

Guidé par l’effroi, il finit par se perdre en forêt. Alors, incapable de continuer sa course, il se réfugia derrière un gros chêne, suppliant le Grand Arbre d’épargner sa vie.

Mais un loup ne perd jamais sa proie.

— Eun monstre ! hurla-t-il.

Dans le silence des sylves, Thélie referma un à un les gonds de son sceau. Repue par ce joyeux festin, la garache sombra dans un sommeil satisfait. Mais l’image de ce garçon, éventré contre l’arbre, lui donna des sueurs froides.

J’ai perdu le contrôle.

Son père et sa mère, avaient-ils été aussi épouvantés avant qu’elle ne les dévore ?

La voix grave et innocente du bécut résonnait dans sa tête, comme un remède.

Il fallait pourtant ne laisser aucun témoin.

Sentinelle, humain.

Sentinelle, humain…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire M. S. Laurans (Milily) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0