III.
— Dites-moi que je rêve…
Adossée contre la muraille de la haute-cour, Nyx ne parvenait à effacer la ligne narquoise sur ses lèvres. Brunehilde, recroquevillée aux pieds de Larissa, se leva d’un bond, comme une louve à l’affût.
— Tu la connais ? s’enquit Mel.
— De qui tu parles ?
Nyx savait feindre l’ignorance à la perfection.
— Tu sais très bien de qui je parle, maronna la Gargouille. La druidesse, là-bas…
— Il fait trop sombre, je ne vois rien.
— Mais si, la jolie blonde, là !
— Belgarde ?
— Ah ! Tu vas me rendre chèvre !
— À toi de ne pas être aussi imprécise…
— Juste à côté de Thélie, par le Souffle Ardent !
— Ah, oui.
— « Ah, oui » ? Oh, Nyx, tu ne vas pas me la faire. Tu sais des choses ! J’en suis certaine !
— Et comment.
— Mais… Eh ! Qu’est-ce que c’est, ce sourire ? Nom de… Reste ici ! Raconte-moi tout ! Espèce de…
— Les filles, les coupa froidement Effie, arrêtez vos idioties.
— Mais il s’agit de Thélie, là, s’offusqua la Gargouille.
— Peu importe. Cette druidesse, c’est une étrangère. C’est tout ce qui compte.
Brunehilde n’écoutait rien de la querelle de ses aînées. Comme toutes les sentinelles dans la haute-cour, son regard s’était accroché aux marches de la Tour de Méluzyn, d’où venaient de sortir les sept protagonistes du Conseil. Derrière la Vouivre, qui incitait ses consœurs à se regrouper, l’ovate baissait la tête, confuse d’être ainsi reluquée par toutes. Thélie pressait sa main comme pour la rassurer – un geste que Mel ne tarda pas à remarquer. Elle comprit aussitôt et entrouvrit les lèvres d’un air fripon.
— Coquine de garache…
Si chacune en allait de son commentaire pour la druidesse, Brunehilde était bien loin d’en être obnubilée : la seule chose qui l’obsédait était ce petit garçon cornu, qui s’accrochait craintivement à la jambe de son aîné. Qui était-il ? Pourquoi paraissait-il si intime avec Thélie ?
— On dirait qu’elle t’a remplacée, se moqua Prima.
Ce ne fut qu’une question de secondes avant que sa voix ne se casse lamentablement – la faute au poing de Hrist, bien placé dans son thorax.
— Ne dis pas n’importe quoi, soupira Kara. Tu es d’une puérilité…
Brunehilde approuva d’un hochement de tête distrait.
— La jalousie n’est pas digne d’une sentinelle, s’entendit-elle prononcer.
Après tout, Thélie avait sûrement ses raisons, comme toujours.
Du haut des marches, elle paraissait si lointaine et inaccessible – pour ne pas changer. Combien de fois Brunehilde avait-elle rêvé d’avoir ce même regard carnassier, cette même posture assurée ? Mais ce qui n’avait eu de cesse de forcer son admiration, c’était cet éclat dans ses prunelles. Comme une peur, un doute. Un point faible qui la rendait plus forte. Et ce soir-là, la Petite Garache aurait juré la voir plus vulnérable encore. Était-ce à cause de la présence de ce garçon cornu ?
Le panthore a l’air terriblement effrayé… songea-t-elle avec tristesse.
— Allons, mes filles, tonna la puissante voix de Thalania. Un peu de calme.
Le brouhaha ambiant cessa presque aussitôt, comme les grillons à l’approche d’un prédateur.
— Ce que j’ai à vous dire ne va très certainement plaire à aucune d’entre vous. Je m’excuse d’avance pour le trouble dans lequel je vais plonger la sororité, regretta-t-elle. Le Conseil n’est jamais tenu sans bonnes raisons, vous le savez. Et ce soir, il est temps pour moi de vous révéler ce que j’ai appris, voilà quelques mois, lors de mon voyage vers les Hauts Plateaux.
Brunehilde remarqua l’inquiétude soudaine autour d’elle. Pendue aux lèvres de la Vouivre, elle-même faillit s’effondrer quand celle-ci déclara :
— Les dragons ancestraux émergent de la glace.
Kara, juste à côté d’elle, la retint par le bras bon gré mal gré ; bientôt lui prêtèrent main forte Hrist et Prima. Quand elle reprit son équilibre, la jeune fille constata avec effroi que la nouvelle avait fauché bien d’autres de ses consœurs – dont Mel à quelques pas. Au sol, Nyx et Effie lui tapotait nerveusement la joue.
De terribles images avaient explosé dans la tête de Brunehilde : l’affreux dragon, durant l’été funeste où elle était devenue garou ; la chaleur insoutenable des langues de feu, partout dans le village ; puis la cendre, la cendre à perte de vue, la cendre qui étouffe, qui tue, qui recouvre. Brunehilde tâchait de se mentir à elle-même, mais elle ne pouvait refouler cette vérité : elle avait une peur bleue des sauriens. Et bien plus grande encore était sa frayeur pour les grands dragons, ces créatures de légende, mythiques, qui parfois dans ses rêves pulvérisaient leurs prisons de glace pour venir la brûler vive, elle. Ses cauchemars ne pouvaient être réels.
C’était inconcevable.
— Mais comment allons-nous faire ? s’égosilla une voix dans la foule.
— Un peu de calme ! exigea Thalania.
— Combien sont-ils ?
— Mes sœurs ! tenta Belgarde.
— Combien de temps avant qu’ils ne déferlent ici ?
Brunehilde entendit ses dents claquer les unes contre les autres. Dans toute l’histoire de l’Hexagone, seule Méluzyn était parvenue à terrasser les dragons ancestraux. On les racontait gigantesques, plus hauts que n’importe quelle montagne, plus ardents que le plus dangereux volcan… Quelle était la part d’affabulation ? La part de vérité ?
Un rugissement prodigieux explosa dans les tympans de Brunehilde. Mel, toujours au sol, rouvrit brusquement les paupières ; un silence glaçant suivit le cri bestial, dont les derniers échos s’étaient évanouis dans les ruelles de Carcanesse.
L’escarboucle de la patronne irradiait comme un incendie dans la nuit.
— Contrôlez-vous, mes filles, grogna une Thalania transformée.
L’enceinte de la forteresse ne pouvait accueillir la vouivre en en parfaite fusion, aussi n’avait-elle révélé que les puissants crocs de la bête.
— Contrôlez-vous, répéta-t-elle avec plus de douceur. Ce siècle verra sans doute la plus grande bataille se dérouler depuis le Déluge, et nombre d’entre vous y prendront part. Mais ne cédez pas à la panique, car nous ne sommes pas démunies.
La Vouivre désigna de sa main caleuse le petit panthore épouvanté. Brunehilde ouvrit grands les yeux.
— Un miracle a eu lieu : le jeune garçon que vous voyez ici est entré dans le troupeau d’un bécut, où il y a trouvé sa place. Ainsi, ses cornes se sont parées d’or et, désormais, la nature lui obéit. Inutile de vous rappeler le rôle essentiel que jouaient les liéchis autrefois, quand les premières sentinelles se dressaient contre les sauriens. Leur retour sur le continent nous offrirait une aide inespérée face aux grands dragons.
Chacune hocha la tête, timidement, craintivement, fermement. Brunehilde n’y fit pas exception.
— Soyez digne de Méluzyn, digne de son héritage, digne de la sororité. Je vous fais la promesse de ne jamais abandonner le combat qui s’annonce et d’en remporter la victoire. Alors, gardez votre force, mes filles. Je vous protègerai toutes. Chacune d’entre nous en a fait le serment.
À côté de Thalania, Belgarde, Azelmire et Freyja hochèrent solennellement la tête.
L’affolement passé, quelques sentinelles laissèrent éclater des larmes contenues. D’autres expirèrent un souffle tremblant, mais galvanisé. Si les dragons ancestraux incarnaient sans doute la pire menace que l’humanité puisse connaître, une chose était sûre : chaque femme, dans l’enceinte de cette forteresse, portait une confiance résolue en la Vouivre.
— Voilà qui est bien mieux, dit Thalania avec un sourire. C’est ainsi que j’aime vous voir : braves et vaillantes. Mais même les plus grandes guerrières ont besoin de repos. Mon annonce a ébranlé nombre de vos consœurs, portez-les au lit et glissez-vous à leur côté. La nuit est loin d’être finie : reposez-vous, le continent aura plus que jamais besoin de vos forces dès demain. Allons, disparaissez ! Oui, vous m’avez bien entendue. Disparaissez ! Et que je ne vous surprenne pas à errer dans la forteresse avant le petit matin…
Suivant l’ordre de leur cheffe, les sentinelles quittèrent la haute-cour dans un calme envoûtant. Bientôt, Kara attrapa la manchette de Brunehilde, qui était peut-être la seule à ne pas suivre le mouvement.
— Tu viens ?
Sans répondre, la fillette s’élança dans la foule.
— Louveteau ! s’écria Larissa.
Percutant, bousculant, trébuchant, Brunehilde parvint à se frayer un chemin jusqu’à la Vouivre qui s’éclipsait et, plus certainement, jusqu’à cette Garache qui accaparait ses pensées.
— Brunehilde…
Devant Thélie, l’apprentie calomnia ces rougeurs qui fleurissaient toujours lors de telles retrouvailles. À côté, l’étrange druidesse la regardait d’un air surpris, mais certainement pas autant que la femme-louve. Pire encore était la figure du panthore, sans doute abasourdi par la blancheur maladive de ses cheveux. Il se pressait contre la jambe de Thélie, d’une manière qu’elle-même ne s’était jamais permise.
« La jalousie n’est pas digne d’une sentinelle. »
Alors qu’elle se répétait ces mots, Brunehilde humait l’odeur de la peur qui émanait entièrement et exclusivement du garçon ovin. Elle pouvait y sentir un véritable bouquet d’angoisses, de craintes et de doutes. Autant de choses qui remua sa puérile jalousie.
Ce panthore a le poids du monde sur les épaules… Qui suis-je pour lui en vouloir ?
— Moi, c’est Brunehilde, déclara la fillette en tendant roidement la main à l’enfant.
— Petit-Gigot… se présenta l’autre tout aussi maladroitement.
— Drôle de prénom.
Comme il ne réagissait pas, l’apprentie Garache enfouit ses doigts dans ses cheveux et y détacha un talisman. Une lueur d’intérêt passa dès lors dans les prunelles de Thélie.
Sans plus attendre, elle fourra l’ornement dans la paume du garçon.
— Toute la sororité compte sur toi et cela doit t’inquiéter. Alors, je t’offre ce talisman. Un jour, quelqu’un de bien m’a dit qu’il éloignait la pluie. Tu en auras beaucoup plus besoin que moi.
Puis, sans un regard pour la sentinelle qui avait reconnu avec stupéfaction le bijou de Merilda, Brunehilde fit volte-face pour prendre la fuite.
Avec un timide sourire, Petit-Gigot noua l’amulette à ses cheveux bouclés. Quand la brise lui révéla sa mélodie d’argent, il se tourna vers Thélie. Inutile d’échanger le moindre mot : sa fierté, elle la lut dans ses yeux.
« Je veux être une sentinelle, comme vous ! » avait un jour dit le candide panthore. Ce soir, elle l’accablait de la plus importante des missions : sauver le continent.
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