La lettre et l'esprit

de Image de profil de Lucie LhosteLucie Lhoste

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Théodore Pincevent était comptable. Mais pas n’importe quel comptable : un de ceux qui calculent tout, surtout ce qu’il ne faut pas. Pour lui, les mots avaient une précision qu’aucune équation ne pouvait surpasser. Il les aimait droits, rigoureux, comme une colonne de chiffres dans un bilan sans anomalies. Aussi, ce lundi matin, lorsqu’il pénétra dans son bureau gris, il ne se doutait pas que les expressions hasardeuses et les figures de style de ses semblables allaient faire trembler son monde rapidement.

À 8 h 43 précisément (oui, car Théodore ne disait jamais « environ huit heures quarante-cinq », de peur que les minutes se vexent), Monsieur Darnet, son supérieur hiérarchique, entra dans son bureau comme une tornade, emportant tout sur son passage.

- Pincevent ! s’écria-t-il, rouge de colère ou de la cravate trop serrée, c’est selon. Le bilan est un vrai chaos ! Vous devez redresser la situation immédiatement !

- Redresser la situation, monsieur ? répondit Théodore en levant un sourcil, ce qui chez lui équivalait à une grande démonstration d’émotion. C’est une situation qui penche ? Parce que si c’est le cas, je pourrais la remettre d’aplomb sans problème.

- Quoi ? grogna Darnet. Mais enfin, Pincevent, arrêtez avec vos questions ridicules ! Le tableau, Pincevent, le tableau ! Il est bancal !

Théodore tourna la tête vers son écran d’ordinateur, où le fameux tableau Excel, chargé de chiffres en déséquilibre, tanguait, paraît-il, dangereusement. Peut-être que les cellules étaient un peu trop pleines, trop chargées. Il hocha gravement la tête, saisit une règle graduée dans son tiroir (quelle belle règle, si droite, si fidèle à sa mission de mesure), puis posa une main ferme sur son bureau. C’était une règle très sérieuse, trop sérieuse pour se permettre des écarts de conduite. Elle n’avait pas de marge d’erreur, et pourtant, parfois, je me demande si les règles ne sont pas des créatures jalouses qui, dès qu’elles nous voient hésiter, nous corrigent avec une brutalité toute proportionnée.

- Ne vous inquiétez pas, monsieur. Je vais rectifier cela.

Et rectifier, il le fit : à l’aide de sa règle, il mesura chaque colonne de données, cherchant une courbure imaginaire. Mais cette courbure ne vint pas. Non. Rien n'était courbé. Pourquoi chercher une courbure là où il n’y en avait pas ? Peut-être que c’était l’idée qui était courbée. Peut-être que la courbure était dans la tête de son chef.

Trouvant la situation désespérée, il se rendit compte que la véritable solution n’était pas dans un calcul savant, mais dans un simple ajustement physique. Un ajustement qui ne nécessitait aucun calcul, aucun signe égal ni supérieur. Non, il fallait juste trouver l’équilibre.

Il se rendit compte qu’il n’avait pas besoin de tout un arsenal mathématique, mais d’un petit quelque chose de pratique. Il ouvrit son tiroir, et là… une révélation : une cale. Pas un gros marteau. Pas un compas. Non, juste une cale. Ce petit morceau de bois. Parce qu’au fond, c’est la cale qui nous tient tous. Elle maintient l’équilibre. Elle ne demande pas à être comprise, elle sert, et c’est tout.

Il la plaça sous le coin de l’ordinateur. Le miracle opéra. L’ordinateur ne pouvait plus tanguer. Il était stable. Plus stable qu’un candidat politique lors d’un débat : aucun excès, juste l’équilibre parfait.

Monsieur Darnet revint dans le bureau quelques minutes plus tard, jetant un œil sceptique à l’ordinateur.

- Pincevent, dit-il en haussant un sourcil. C’est censé être redressé, hein ?

Théodore, tout fier de sa trouvaille, se leva et lui montra d’un geste théâtral.

- Tout est droit, monsieur, au millimètre près ! Il pointa l’écran d’un doigt précis, comme un général désignant son armée en parade. L’ordinateur est parfaitement stable. Rien ne penche, tout est aligné.

Monsieur Darnet regarda la scène, visiblement un peu déconcerté. Il leva un sourcil, et dans ses yeux brillait cette lumière que Théodore savait reconnaître : une lumière qui disait « Il y a quelque chose de parfaitement étrange ici, mais si ça marche, tant mieux ».

- Très bien, Pincevent, dit-il d’un ton qu’il voulait détaché. Je suppose que vous avez tout réglé… à votre manière.

Théodore, ravi, hocha la tête, un sourire de satisfaction plaqué sur son visage. Il n’avait pas seulement « redressé » le tableau Excel, il avait redressée une situation délicate, trouvé une solution pratique, propre, et rigoureusement alignée. C’est ça, être un comptable moderne : savoir quand faire des calculs et quand… ajuster un coin de bureau avec une cale.

Le redressement du tableau accompli, Théodore se rendit à la cantine, où l’attendait une nouvelle aventure langagière. Comme toujours, il aborda ce moment avec la même précision calculée qu’il mettait dans ses bilans, mais aujourd’hui, une énigme inattendue se dressait devant lui : le menu !

En grosses lettres, il y avait inscrit : « Langue de bœuf, sauce piquante ».

Théodore plissa les yeux, scrutant l’inscription comme un audit mal fait. Langue de bœuf ? Une vraie langue ? Et piquante en plus ? Il se mit à imaginer un bœuf avec un accent du Sud, ou un autre plus formel, parisien, qui aurait suivi une formation en management avant de finir dans une assiette. Ce genre de pensée tordue, il n’aimait pas y céder, mais que pouvait-il faire face à un menu aussi mal ficelé ?

Il s’adressa donc à la cuisinière, déjà accaparée par la préparation des plats.

- Madame, j’ai une question essentielle avant de passer commande.

- Oui ? répondit-elle, presque blasée.

- De quel bœuf provient cette langue ? demanda Théodore.

La cuisinière le regarda comme si ses mots s’étaient perdus dans l’air, avant de répondre :

- Euh, de la cuisine.

Théodore continua, peu satisfait par cette réponse :

- Est-ce qu’il a un accent ? Je veux dire, une langue, c’est comme un discours, non ? Un bœuf, c’est censé être un bœuf, mais si sa langue est piquante, je suppose qu’il a vécu un peu spécial, non ?

- Euh… c’est juste une recette de la maison, monsieur. Lui répondit la cuisinière qui commençait à s’agacer.

Théodore, frustré mais pas du tout découragé, persista :

- Mais quelle est l’origine de cette langue ? J’ai entendu dire qu’une langue peut parfois en dire long sur celui qui la porte. Est-ce que ce bœuf a eu des troubles dans sa vie ? Est-ce qu’il est allé en vacances ? Est-ce que sa langue a été politisée par des circonstances particulières pour être si… relevée ? Un bœuf révolté, avec plein de convictions acérées…

La cuisinière, un peu perdue, haussait les épaules.

- Non, monsieur, c’est juste… un plat simple, c’est tout.

Le regard de Théodore s’assombrit légèrement. Simple, ce plat ? Alors pourquoi lui donner ce nom saugrenu. Voilà exactement le problème. Il ne pouvait s’empêcher de penser que ce menu, avec ses noms pleins de promesses et ses ambiguïtés non résolues, n’était rien d’autre qu’une tentative insidieuse de compliquer les choses qui étaient, en effet, parfaitement simples.

- Bon, je vais prendre la purée de pommes de terre alors, dit-il enfin, un peu exaspéré. C’est simple, sans mystère, sans « soucis d’identité » ni « complexité historique ». Juste de la purée.

Mais en y réfléchissant une seconde de plus, il en arriva à cette conclusion déprimante : même la purée de pommes de terre pouvait être un piège. Pourquoi l’écraser ? Pourquoi cette volonté systématique de tout niveler, d’effacer toute forme d’existence individuelle dans la simplicité du geste ? Pourquoi cette compulsion à lisser la texture de la vie jusqu’à la rendre uniforme, molle, sans aspérité ? Peut-être que cette purée, dans son innocence apparente, cachait une profonde réflexion sur la société. Mais il se détourna vite de cette pensée, préférant ne pas trop compliquer les choses. Il ne pouvait en parler à la cuisinière car elle semblait fermée aux échanges constructifs.

Il choisit son repas et s’éloigna du comptoir. Pourtant, plus il y réfléchissait, plus l’idée lui semblait absurde : ces gens qui s’évertuent à donner un nom pompeux à un plat aussi basique qu’une langue de bœuf, c’est vraiment risible.

Il se sentit soudainement fatigué par la quantité de détails inutiles que les autres ajoutent sans cesse à la réalité, et par leur manière de rendre chaque situation plus complexe.

Rien que de réfléchir à l’idée que des gens pouvaient trouver intéressant de poser des questions existentielles sur une langue de bœuf l’avait vidé. Il se rendit compte qu’il venait de perdre un quart d’heure de sa vie, à s’interroger sur des détails qui n’avaient aucune importance, à cause de la façon dont les choses avaient été formulées. Mais bon, après tout, c’était comme ça.

Avec un soupir, il retourna à son bureau, prêt à plonger dans la simplicité réconfortante de ses chiffres. Il se dit que, finalement, son travail de comptable, avec ses bilans et ses tableaux Excel, était d’une clarté implacable. Il avait déjà résolu le problème du tableau bancal ce matin, et tout le reste semblait soudainement tellement plus simple. Pas de langue à décortiquer, pas de philosophie de bœuf. Juste des colonnes et des lignes bien droites. Là, au moins, il savait où il en était.

À peine Théodore avait-il posé sa fourchette qu’une collègue déboula dans son bureau. Elle portait un dossier si volumineux qu’on aurait dit qu’elle transportait toute les affaires non classées.

- Théodore, tu pourrais me donner un coup de main ?

Théodore leva un sourcil, perplexe. Un coup de main ? Voilà une expression qui l’avait toujours troublé. Était-elle en train de lui demander de détacher son bras pour le lui remettre ? « Voici ma main, bonne chance avec votre dossier ! ». Cela paraissait improbable… mais qui pouvait dire jusqu’où pouvait aller l’absurde en entreprise ?

- Bien sûr, répondit-il, tout en se levant.

Avec la gravité d’un chirurgien pratiquant une greffe, il leva son bras droit et administra une petite tape sur l’épaule de la collègue.

- Voilà. Bon courage.

Elle le fixa, interdite, mais Théodore était déjà retourné à ses chiffres, fier d’avoir accompli son devoir.

Quelques instants plus tard, elle revint à la charge.

- Bon, écoute, si le coup de main ne te convient pas, peux-tu me donner un coup de pouce ?

Un coup de pouce, maintenant… Théodore fronça les sourcils. Se moquait-elle de lui ? Voilà une demande plus spécifique, mais tout aussi intrigante. Le pouce ? L’un des outils les plus polyvalents de l’humanité ! Donné, il ne reviendrait pas. Mais Théodore, homme magnanime, leva lentement son pouce, comme un empereur romain sur le point de gracier un gladiateur.

- Coup de pouce donné. Bonne continuation.

Cette fois, sa collègue perdit patience.

- Et pourquoi pas un coup de pied, tant qu’on y est ?

Théodore haussait les épaules.

- Pourquoi pas, en effet. Mais attention, je vous préviens : si je donne un coup de pied, il faut choisir l’endroit avec soin. Tibia ? Genou ? Une simulation subtile de pénalty, peut-être ?

Il esquissa un mouvement du pied, mais sa collègue leva les mains, préférant éviter un accident diplomatique.

Mais son esprit, imperturbable, bifurqua. Si elle revenait pour demander un « coup de fouet », là, il serait vraiment dans l’embarras. Parce que pour donner un coup de fouet, il faudrait déjà en avoir un sous la main. Et il n’était pas certain que garder un fouet dans un tiroir de bureau soit bien vu par les Ressources Humaines.

Revenu à ses chiffres, il sourit, ravi de ses réflexions. Quant à la collègue, elle recula prudemment hors du bureau, décidant qu’elle trouverait quelqu’un d’autre pour l’aider avec son dossier.

C’est en fin de journée que les choses atteignirent leur sommet absurde. Un ami lui proposa de boire un verre après le travail, histoire de « lâcher prise ». Ce concept intriguait Théodore : pourquoi voudrait-on lâcher quelque chose ? Et quelle prise, au juste ? On ne lâche pas une prise comme ça, sans savoir à quoi on tient. Et si la prise était nécessaire ? S’il fallait la conserver ? C'était un coup à finir sans prise et sans raison, ou pire, à tomber dans un vide existentiel où l’on cherche frénétiquement une prise… pour la lâcher ensuite. Un paradoxe, donc… très déroutant.

Une fois au bar, il saisit un verre dans une main, un autre dans l’autre, et les cogna violemment, faisant gicler leur contenu sur la table.

- Théodore ! cria son ami. Mais qu’est-ce que tu fais ?

- Je lâche prise ! répondit-il, tout fier. Regarde : je relâche toute la tension du liquide. C'est de la physique pure. La gravité fait le reste !

Son ami, visiblement à court d’arguments devant le geste de Théodore tenta de changer de sujet.

- Bon, oublions ça. Parlons de… je ne sais pas… du travail !

- Ah ! Le travail ! répondit Théodore, ses yeux s’illuminant. Voilà un domaine plus stable. Le travail, voyez-vous, c’est comme une matrice, une structure dans laquelle on insère les variables de l’existence. On y met des chiffres, mais aussi des réalités humaines. Une réalité parfaitement cadrée, mais parfois un peu trop « serrée » aussi. Si vous forcez trop un dossier dans une case, vous risquez de tout écraser. Il faut savoir lâcher un peu, ouvrir les portes du cadre… mais jamais trop. Sinon, c’est le chaos.

- Tu sais, Théodore, tu es vraiment compliqué, dit son ami, un peu abattu.

- Compliqué ? Non, non, non, dit Théodore, secouant la tête. C’est juste qu’il faut toujours décomposer la réalité, comme une équation complexe. Vous voyez, tout est question de perspectives. Si je vous dis que l’avenir est incertain, ce n’est pas une prédiction, c’est une observation. Et si vous me dites que vous « laissez tomber », je vous demande : « Qu’est-ce que vous laissez exactement ? Qu’est-ce qui tombe ? Et où ? » Parce qu’il y a toujours un endroit où tout tombe. Si vous lâchez une prise sans savoir où elle va atterrir, est-ce que vous êtes vraiment libre, ou juste en train de fuir un contrôle que vous avez perdu ?

Son ami, maintenant carrément dépassé, essaya une dernière fois de trouver une sortie.

- D’accord, d’accord, mais… lâche un peu, pour une fois, lâche la prise, simplement !

- Lâcher la prise… murmura Théodore, comme pour lui-même. Oui, mais, voyez-vous, il faut aussi savoir quand la saisir de nouveau. Parce que, parfois, il n’y a pas de prise à lâcher, juste un moment où on arrête d’en chercher une. Alors, à ce moment-là, on cesse de vouloir contrôler et on se contente d’être, sans avoir besoin d’une prise. C’est là que le vrai lâcher-prise commence. Un lâcher-prise contrôlé, en somme. Paradoxal, non ?

Satisfait de sa réflexion, Théodore leva son verre. Voilà, il venait de « lâcher prise », et pour lui, tout était sous contrôle, même ce lâcher-prise.

Le lendemain, son supérieur explosa :

- Pincevent ! Cette fois, vous avez dépassé les limites !

Le lendemain, son supérieur explosa :

- Pincevent ! Cette fois, vous avez dépassé les limites !

Théodore, toujours prêt à analyser les choses avec rigueur, fixa son supérieur avec un regard perçant.

- Monsieur, vous dites « dépasser les limites », mais qu’entendez-vous par « limites » ? Les limites de l’espace, du temps, ou celles de la patience humaine ?

Darnet, pris au dépourvu, rougit de colère.

- Non mais sérieusement, Pincevent, vous me fatiguez avec vos jeux de mots !

Théodore haussait à nouveau un sourcil, lorsqu'il commençait à décortiquer une pensée.

- C’est que le « jeu de mots », monsieur, n’a rien d’un art, mais plutôt d’un passe-temps frivole. Chaque mot a son sens, sa place, son poids. Les détourner, c’est les dénuer de leur essence, comme si on jouait avec des pièces d’un puzzle sans chercher à les assembler correctement. Les mots, voyez-vous, ne sont pas des jouets : ils sont des outils, précis et indispensables. Je ne joue pas avec les mots moi monsieur ! dit-il d’un ton sec.

Darnet, exaspéré, n’eut même pas le temps de répliquer avant que Théodore, avec exubérance, poursuive :

- Vous me dites que j’ai dépassé les limites, mais si je vous demande quelles étaient les limites avant que je les dépasse, vous allez me répondre quoi ? Les limites n’existent que quand on les franchit, mais si je ne les franchis pas, est-ce qu’elles existent vraiment ? Et si je vous demande où elles sont, vous allez me dire que vous ne savez pas, parce qu’elles sont là où je ne suis pas allé.

Darnet explosa de rage :

- Pincevent, vous êtes insupportable ! Vous prenez tout au pied de la lettre !

Théodore, qui n’avait pas l’intention de se laisser déstabiliser, répliqua avec un sourire légèrement ironique :

- Ah, monsieur, vous me flattez ! Prendre les choses au pied de la lettre, c’est une discipline ! Mais si vous préférez, je peux aussi prendre au pied de l’esprit. Cependant, je crains que cela ne manque de rigueur…

Darnet, à bout de nerfs, lui lança furieusement :

- Prenez vos affaires et partez ! Vous êtes viré !

Théodore, stupéfait mais étrangement calme, répondit avec une sincérité déconcertante :

- Viré ? Mais…Que voulez-vous dire ?… projet ? Propulsé ? Parce que si je suis viré, je dois savoir dans quelle direction, histoire de calculer la trajectoire idéale.

Darnet, épuisé et hors de lui, lâcha :

- Vous êtes un cas perdu, Pincevent ! Un véritable cas perdu !

Théodore, totalement imperturbable, haussait un sourcil. Il regarda son supérieur comme s’il venait de faire une découverte fascinante.

- Un cas perdu, vous dites ? Mais, monsieur, qu'est-ce qu'un cas perdu ? Est-ce un objet qui a disparu, ou est-ce une situation que l’on ne retrouve plus ? Si je suis un cas perdu, où dois-je aller chercher ? Parce que, si on perd un objet, il y a toujours une chance de le retrouver… ou peut-être même de le remplacer !

Darnet se mit à trembler de rage, ses yeux écarquillés, les veines de son cou prêtes à exploser.

- Pincevent ! Vous me désespérez, vous êtes un véritable casse-tête !

Théodore, avec une tranquillité déconcertante, répondit :

- Désespéré ? Je ne pense pas, monsieur. Un casse-tête n’est qu’un défi à résoudre. Vous savez, il suffit de trouver la bonne pièce, parfois. Mais peut-être que le problème, c’est que vous ne voyez pas les pièces là où elles se trouvent ?

Darnet, à bout de souffle, se contenta de fixer Théodore, impuissant à réagir.

Théodore se leva calmement, et avant de sortir, il lança :

- Bon, je vais partir. Mais sachez, monsieur, que si jamais vous perdez un autre cas… je serai là pour vous aider à le retrouver. Après tout, un cas perdu, c’est juste un cas qu’on n’a pas encore retrouvé.

Puis, tout en se dirigeant vers la porte, Théodore se tourna brièvement vers son supérieur, ajoutant, avec un léger sourire :

- Cependant, si je suis vraiment un « cas perdu », ça va être compliqué de trouver ma direction, non ? Après tout, je suis viré, mais vous n’avez même pas défini la trajectoire de mon départ… un peu comme un GPS sans signal, non ? Je risque de tourner en rond pendant un moment… mais bon, ce serait un détour. Et qui sait, peut-être que c’est ça, la véritable solution à votre casse-tête.

Le patron, voyant sa patience fondre comme neige au soleil, s’étrangla presque avant de hurler :

- Sortez d’ici !

Obéissant à contrecœur mais toujours intrigué, Théodore sortit lentement, tout en réfléchissant à la direction exacte de son éviction.

Sur le chemin du retour, Théodore repensa à tout ce qui s’était passé « Lâcher prise », « redresser la situation », « coup de main »… Autant d'expressions qu’il avait analysées, décortiquées, et qui lui avait porté préjudices. Mais était-ce vraiment de sa faute si les gens utilisent les mots de manière vague et ambiguë ? C’un problème de formulation. Après tout, un mot mal choisi est comme une colonne de chiffres mal ajustée dans un tableau Excel : ça finit toujours par déséquilibrer tout le reste. Et ça, ça l’irritait profondément. Parce qu’un mot censé apporter de la clarté pouvait très bien se transformer en une véritable anarchie s’il n’était pas utilisé avec rigueur. Si seulement les gens pouvaient être aussi précis dans leurs mots que lui dans ses calculs !

Décidé à finir la journée avec un peu de « lâcher prise » contrôlé, Théodore entra dans le bar qu’il avait fréquenté la veille. Peut-être pourrait-il expérimenter un lâcher prise, cette fois-ci, un peu plus mesuré ? Ou même mieux, une « prise de conscience » bien cadrée, histoire d’équilibrer un peu tout ça. Mais à peine installé, le serveur s'approcha, visiblement peu enthousiaste à l'idée de le servir.

- Monsieur, je vais devoir vous demander de partir. Vous avez « lâché prise » un peu trop fort hier.

Théodore, implacable, leva les mains en signe d'apaisement.

- Je comprends. Mais si je ne peux pas lâcher, puis-je au moins saisir quelque chose ??

Le serveur soupira, exaspéré.

- Vous saisissez toujours trop de choses, monsieur…

Théodore, presque triomphant, répondit :

- C'est parce que si je lâche, il faut que je saisisse quelque chose, sinon c'est le vide total. Et dans mon métier, le vide, ça n'existe pas. Ça déséquilibre tout.

Le serveur roula des yeux avant de s'éloigner, comme pour éviter une nouvelle « analyse de mots » trop poussée.

Théodore, content de sa petite remarque, se remit à contempler la scène. L'esprit toujours en mouvement, il pensait à la manière dont les mots étaient utilisés et surtout, à la manière dont ils déstabilisaient tout autour de lui. Après tout, dans un monde où tout est question de précision et de logique, une simple erreur de formule pouvait avoir des conséquences imprévues. Peut-être que la véritable liberté se trouvait là : dans la maîtrise des mots, comme dans la maîtrise des chiffres.

Il sourit à cette pensée et se dit que le reste de la soirée ne pouvait être que plus simple, maintenant qu’il avait résolu ce problème de « lâcher prise ». Mais il n’était pas certain que le serveur le partageât...

Le lendemain matin, Théodore se présenta au bureau, imperturbable. Son badge ne fonctionnant plus, il frappa à la porte. Darnet, visiblement sous tension, ouvrit et, stupéfait, le regarda.

- Mais enfin, Pincevent ! Vous êtes viré ! Pourquoi êtes-vous là ?

Théodore, toujours imperturbable, répondit :

-Monsieur, vous m’avez « viré », certes. Mais vous n’avez pas défini la direction de mon départ ? Où dois-je me rendre exactement ? Parce que sans direction précise, je pourrais me retrouver… dans une impasse.

Darnet soupira bruyamment, ses mains tremblant à l’idée de l’absurdité de la situation.

- Qu’est-ce que vous voulez ?

- J’ai simplement besoin de clarification, monsieur, dit Théodore avec sérieux.

Le patron se rendit soudain compte que toute situation avec Théodore avait des allures d’énigme sans fin. Sans jamais perdre son calme, Théodore était toujours en quête de plus de sens. Et à la fin, il se demandait si ce n’était pas là son véritable talent : trouver des réponses aux questions que personne n’avait posé.

La porte se ferma devant lui à cause des Lettres mais son Esprit restait ouvert.

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