Tante Odile

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Charlène est quelqu'un de très appréciée au sein de sa communauté, à Lully-St. Georges. Épouse du pasteur Jerry Dupré, présidente de plusieurs associations caritatives, tous deux sont bien connus pour leur bienveillance et leur altruisme. Ils habitent dans la petite maison du presbytère, une baraque coquette et simple, idéale pour ce couple sans enfants. Jerry s'y sent comme un poisson dans l'eau, mais Charlène étouffe dans leur trois pièces. Elle aimerait vivre dans l’opulence, comme les dames de la haute société qu'elle fréquente dans ses fonctions caritatives.

Comme tout le monde, Charlène songe à devenir riche d'un coup de baguette magique ou grâce à un héritage salvateur. Bon point pour elle : Odile, sa vieille et richissime tante, n'en a plus pour longtemps, du moins espère-t-elle. Et comme elle est la seule famille qui lui reste, Charlène est sûre d'hériter de sa fortune. Elle en est d'autant plus certaine depuis qu'elle a reçu cette enveloppe avec un sceau notarial.

« Enfin ! » s'enthousiasme-t-elle.

Sans attendre l'arrivée de Jerry, Charlène déchire le rabat latéral, sort la lettre avec des mains tremblantes et presse anxieusement ses doigts sur le papier. Lorsqu'elle achève sa lecture, elle ne sait pas si elle doit rire ou pleurer.

« Sale garce ! » s'exclame-t-elle en froissant le courrier pour en faire une grosse boule qu'elle lance violemment par terre.

Elle respire profondément et essaye de relativiser. Au moins, il y a une bonne nouvelle : Tante Odile confirme bien que Charlène Dupré, sa nièce, est l'héritière universelle de sa fortune. Cependant, il y a une condition à cela à défaut de quoi la fortune de la vieille devra être répartie entre les associations caritatives de la région. Quelle est cette condition ? Tante Odile exige que, pour ses derniers jours, sa seule et unique nièce s'occupe d'elle. Si Charlène accepte, elle et son mari sont invités à déménager au Domaine de Trois Près, une superbe demeure avec un immense jardin et bois privatif. Idéale pour rivaliser avec Hortense de Montigny, cette dinde qui veut lui piquer sa place de présidente de l'association des orphelins, ou pour organiser les réceptions au lieu de demander à cette autre dinde de Béatrice Montmirail. L'effort vaut-il la peine ?

Lorsque Charlène annonce la nouvelle à Jerry, il est enthousiaste. Comment ne pas l'être ? L'homme ne vit que pour faire le bien autour de lui et pour répandre la bonne parole du Seigneur. Il trouve tout naturel la demande de Tante Odile et est partant pour déménager chez elle dès que possible. « De plus, insiste-t-il, ta bonne action va prouver à notre communauté, qu'en tant que bons Chrétiens, il ne faut pas oublier nos aînés. Mais si tu préfères que des professionnels s'occupent de ta tante afin que sa fortune aille aux œuvres caritatives, c'est encore mieux ! Je te soutiens ! »

Charlène ne voit pas ce soutien d'un bon œil. Au contraire, elle se sent tomber d'un précipice. Les deux options lui semblent abominables. Tandis qu'elle va à la cuisine se préparer une tisane, elle trouve le plan idéal : accepter de s'occuper de sa tante... mais pas pour longtemps.

Charlène connaît bien sa tante et sa passion pour le thé. Elle n'a qu'à distiller un poison à petite doses et... Ni vu ni connu ! Charlène opte pour l'achat d'un Datura afin de recueillir ses feuilles pour en faire une infusion. D'après Wikipédia et une trentaine de romans policiers, cela devrait suffire à l’achever rapidement.

En attendant le macabre dénouement, Tante Odile est odieuse. Sa légendaire mauvaise humeur, ses critiques et ses reproches se font sentir à longueur de journée. Et pour la faire boire ce fichu thé, c'est aussi une corvée ! Trop fort, trop chaud, trop trouble, trop clair... Rien ne va ! Elle se plaint tout le temps et réclame uniquement son Sencha habituel. Charlène puise sa patience du fond de ses entrailles. « Pense à l'héritage. Pense à l'héritage. » se répète-t-elle tel un mantra.

Pourtant, il se passe une semaine, un mois, six mois et Tante Odile est toujours en vie ! Bien que son humeur se soit un peu améliorée et qu'elle semble avoir plus d'énergie qu'auparavant, Charlène ne comprend rien et désespère. Elle est épuisée ! Devoir s'occuper de sa tante sans délaisser ses engagements associatifs la fatigue énormément. Si elle lâche les associations, ces oies, ces sales bourgeoises d'Hortense et Béatrice vont prendre sa place et son prestigieux statut. Jamais !

Un soir, en préparant le breuvage habituel, Charlène décide que ça suffit, elle va devoir accéler les choses. Alors, elle double la dose habituelle et la laisse infuser plus longtemps. Dans le salon, Tante Odile enchaîne les disques d'opéra et essaye quelques pitoyables pas de danse tandis qu'elle chantonne dans une sorte de mugissement. Charlène apporte le plateau avec la théière en fonte japonaise et la tasse en terre cuite assortie. Le service à thé favori de sa tante.

« Merci, ma chère, mais tu sais quoi ? Je pense que je vais arrêter le thé et toutes ces infusions.

— Quoi ?

Charlène se décompose.

« Depuis quelque temps, poursuit la vieille dame, je ne me sens pas bien après avoir bu du thé. J'ai même eu des hallucinations ! Un peu comme me le faisait le café il y a longtemps. Bref, ça passait mieux après mon petit Charbon de Belloc. Mais c'est fini le thé ! Tu peux garder ma collection de services à thé, ma chérie. Considère-la comme une avance sur ton héritage... ».

Au son du mot héritage, Charlène se voit lui hurler dessus comme une hystérique, lui balancer cette fichue théière à la con sur sa sale gueule et envoyer au diable ce satané héritage. D'un geste absurde, elle se verse une tasse de thé et la boit, dépitée.

« Oh ! Charlène, ma chérie ! Tu es enfin réveillée ! »

Jerry.

Son jovial époux lui semble un peu changé. N'avait-elle pas remarqué ces joues creuses ? Pourtant elle lui a toujours préparé ses plats préférés. Il y a quelque chose avec ses cheveux qui ne va pas. Il y en a moins. Beaucoup moins.

Peu importe, elle veut savoir comment elle a atterri dans ce lit d'hôpital.

« Ça fait 5 ans que tu es dans le coma ! Quelqu'un a essayé de t'empoisonner au Datura ! Tu crois ? La police a soupçonné tes amies, Hortense et Béatrice, tu crois ça ? Finalement, leurs soupçons se sont focalisés sur ta tante. Elle avait mis l'arme du crime dans la serre. Astucieux, n'est-ce pas ?

— Mais...

— Pourquoi ? Aucune idée. La démence, peut-être. Elle a été placée en détention et jurait qu'elle était innocente et que c'était toi qui voulais l'empoisonner. Quelle idée ! Pauvre Odile, après le jugement, elle a été internée dans un hôpital psychiatrique.

— Mais...

— Ne t'inquiète pas, j'allais la visiter régulièrement, même si elle ne voulait pas me voir. Bref, elle est morte l'année dernière. Je suis désolé.

— Mais...

—Sa fortune ? Ah ! J'ai une très bonne nouvelle à t'annoncer : tout a été versé aux associations que tu présidais. Ton travail se poursuit grâce à Hortense et Béatrice qui ont pris ta place. Ne t'inquiète pas, tout va pour le mieux.

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