La taggueuse
Il se fait tard. Vraiment tard. Il doit être deux heures du matin. Je n’ai pas de montre. Nous travaillons toujours la nuit. Nous détestons et aimons à la fois être vus. Personne ne doit jamais savoir qui nous sommes. Nos corps, nos visages, doivent demeurer anonymes, mais pas notre message. Lui, doit se faire toujours plus prenant, toujours plus agressif. Notre dernière victime ? Le métro. Demain, quand je pense à tous les usagers dont le regard croisera le flanc des wagons, j’en ai la chair de poule. Je serai là, comme tous les matins, pour contempler leurs réactions. Vont-ils saisir ce que nous avons à montrer ? Ou alors vont-ils nous en vouloir d’avoir altéré la beauté robotique du métro parisien ?
Un son étrange me tire de mes pensées. J’ai quitté les autres filles de la bande depuis plus de dix minutes ; pourquoi est-ce que j’entends du bruit ? Je suis seule, dans la rue. Dans une petite ruelle que j’emprunte toujours pour éviter les grandes avenues et les chauffards. Je la connais par cœur. Je connais chacun des tags, des mots d’insultes. Je sais même qui a dessiné les plus grands travaux.
En un sursaut, je me retourne. Il n’y a rien, derrière moi. Rien du tout. Juste deux poubelles derrière lesquelles un chat apeuré aurait pu se planquer et quelques énormes cartons. Je suis soulagée.
Je continue mon chemin. J’ose espérer que mes parents dorment. Ils ne doivent jamais savoir à quoi leur fille chérie, leur fille adorée si parfaite occupe ses nuits.
Alors que je suis éprise d’une pensée pour eux, un second bruit me dérange. Plus clair, plus net que le premier. Un peu comme un métal qui frapperait le sol.
Un second sursaut me pousse à me retourner. Je reste pétrifiée lorsque j’aperçois le couvercle de la poubelle sur la route. La poubelle entière est renversée. Le chat n’aurait pas pu le faire. J’ai un nœud à l’estomac. J’accélère le pas. Mes jambes tremblent. J’ai l’impression de ne pas aller plus vite. Je n’ose plus me retourner. J’entends distinctement les pas. Il n’y a pas de chat, j’en suis certaine.
Je cours presque, mais j’ai l’impression d’être immobile. J’ai l’impression que la rue que je connais si bien est en train de me trahir, qu’elle me laisse avaler par cette ordure qui me poursuit.
Les pas se font de plus en plus pressants. Va-t-on me sauter à la gorge, armé d’un couteau ? Je devrais abandonner mon sac de toile, qui contient ce que j’ai de plus précieux, coincé milieu des bouteilles d’alcool que nous avons englouties, pour l’inspiration. Ce serait comme un aveu de ma culpabilité. Tout le monde saurait que je suis une criminelle de la nuit, une criminelle d’un tout nouveau genre.
Soudain, on se jette sur moi. On me plaque au sol. J’ai l’impression de mourir. Je prie le ciel pour rester en vie. Je ne veux pas qu’on me fasse du mal. Je ne le mérite pas, malgré tout. Ma tête heurte le sol. J’ai mal.
Quelqu’un plaque une main sur ma bouche pour m’empêcher de crier. C’est inutile. Même si je crie, personne ne m’entendra, sauf les chauves-souris et ce chat qui n’existe pas.
– Salut, me lance sa voix de gros pervers.
Je reste muette. Mes yeux le toisent sans même parvenir à reconnaître son visage. Je suis à deux doigts de m’évanouir lorsque je m’aperçois que c’est un flic, tout vêtu de bleu. Un flic ? Un flic qui m’agresse, moi, pauvre petite étudiante ? Pourquoi ne pas m’arrêter, tout simplement ? Je sais qu’il me connait, parce que je le connais aussi.
– Ecoute, je sais qui tu es et ce que tu fais, je te laisse tranquille si tu fais ce que je demande, me susurre-t-il suavement à l’oreille.
Il me donne envie de vomir. Je hoche timidement la tête, les yeux rivés vers son arme dont je parie qu’il est prêt à se servir contre moi.
Un troisième sursaut. Je retiens un cri. Je regarde autour de moi : je suis dans ma propre chambre ? Qu’est-ce que je fais ici ? Ai-je rêvé tout ça ? J’appelle une fille de ma bande.
– Tu te souviens comment ça a commencé ?, demande-t-elle.
– Non.
– Alors, c’est un rêve. On ne se souvient jamais comment un rêve a commencé.
Elle raccroche. Je suis soulagée. Tant pis pour le métro, qui aura conservé sa beauté insipide. Je préfère n’avoir jamais fait ce qu’il me demandait.
Quelques heures plus tard, alors que je suis en route pour le lycée. Je descends jusqu’au métro et là, un quatrième sursaut me prend. Le flic est là, il me regarde. Il sourit. Il m’attend. Je comprends que je n’ai pas rêvé. J’ai cédé à sa demande. Pourquoi étais-je stupide, sous l’emprise de l’alcool, hier soir. Pourquoi ai-je oublié comment tout ça avait commencé ? C’est juste l’alcool, ce stupide alcool qui m’a empêchée de m’enfuir avant que le flic ne m’attrape.
Le métro arrive. Le cauchemar est réel. Mon visage est peint à la bombe, par ma propre bombe, par-dessus mes dessins. Je ne suis plus anonyme. Tout le monde sait que je suis. J’ai tout perdu. Perdu ce en quoi je crois. Je m’appelle Tara, j’ai dix-huit ans, et je suis tagueuse nouvellement à la retraite.
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