Chapitre 3. Aphrodite
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Aphrodite se trouvait dans un imposant lit à baldaquin. Elle était entourée d’épais oreillers duveteux, probablement rembourrés en plumes de cygne. Les draps de soie glissaient sur ses jambes nues, lui procurant des frissons désagréables. Un voilage en dentelle la préservait du monde extérieur. Il ne lui manquait plus que le clapotis de l’eau et elle se croirait à nouveau dans son coquillage. Quoique…
D’une main ferme, elle fit voler le fin drapé.
Bien qu’elle s’en doutait déjà, elle se trouvait dans une chambre. Et en face de son lit, glougloutait paisiblement une fontaine en marbre. La déesse se disait bien qu’elle avait reconnu le bruit caractéristique de l’eau. Une faculté peu utile, mais assez normale pour une femme étant née de la mer et de l’écume. Un filet d’eau clair sortait de la figure trônant au sommet de la fontaine, représenté par un cupidon joufflu.
Aphrodite lança un regard écœuré à la juvénile statue. Elle n’aimait pas les enfants. Et encore moins ce qui crachait. En réalité, elle n’aimait rien de cette chambre. Tout était trop kitsch. Le mobilier était soit blanc, soit blanc cassé. Les tapis, les rideaux et les parures d’un rose poudré sans extravagance. Les ornements étaient faits de nacre et de perles. À croire qu’un coquillage avait vomi ses tripes et les avait répandus à travers toute la pièce. Elle avait beau être née dans une Saint-Jacques, elle n’avait pas envie de revivre ça pour le restant de ses jours.
Une odeur florale envahissante lui fit froncer le nez. Des roses. Des roses roses partout. En bouquet sur les commodes et la coiffeuse. En pétales, flottant dans le bassin turquoise et recouvrant les tapis. En parfum ambiant, désagréable et âpre.
Aphrodite détestait les roses. Les roses rouges en particulier. Et là, elle était cernée de pétales à la robe sanguine. Prise d’une montée de colère, elle envoya valser les fleurs d’un grand mouvement de la main.
Les souvenirs de la veille étaient encore flous, mais un simple regard à son annulaire gauche confirmait que tout ceci n’était pas un cauchemar. Un anneau doré, d’une affligeante simplicité, habillait son doigt.
Elle ne mit pas longtemps à comprendre qu’elle était chez son nouveau mari. Elle était dans une chambre, qui n’était pas sa chambre. Jamais, ô grand jamais, elle l’aurait décoré de cette façon. Déesse de la beauté rime... et bien avec beauté. Non, ce qui lui mettait la puce à l'oreille, c'était l'écrasante chaleur ambiante. Aphrodite ne s’en était pas rendue compte au départ, mais lorsque ses pieds nus touchèrent le sol, elle émit un cri de stupeur. Les pavés recouvrant la pièce diffusaient un air chaud et sec.
Des rumeurs disaient qu’Héphaïstos avait élu domicile au cœur d’un volcan. Mais ce n’était que des racontars. S'il faisait si chaud, c’est parce que la ventilation était défaillante en cette superbe saison estivale. C’était forcément ça. Oui, parce que Aphrodite ne pouvait pas vivre dans un volcan. Bonjour la transpiration et la peau en ébullition.
Toujours vêtue de son peplos de cérémonie, elle passa ses mains dessus afin de défroisser les pans de tissus. Le miroir de la coiffeuse lui renvoya l’image d’une femme irréelle. Magnifique comme toujours, constata la déesse confiante avant de se diriger vers la porte.
Elle avait beau monter ou descendre les escaliers, visiter des pièces gigantesques ou des placards à balais, la température ne diminuait pas. Si elle n’avait pas atterri dans un volcan, alors elle avait atteint le noyau de la Terre. De plus, elle n’avait croisé pas âme qui vive. Son mari passe encore, la déesse refusait de lui faire face, mais où étaient les domestiques ? Les satyres ? Les dryades ? En plus de subir cette union ridicule, elle n’allait tout de même pas se préparer seule et cuisiner pour se nourrir. Autant sauter directement dans la lave.
L’intérieur du palais volcanique, si on pouvait le nommer ainsi, était encore plus laid que la chambre dans laquelle elle s’était réveillée. Le décorateur intérieur n’avait fait aucun effort. Les colonnes et escaliers étaient creusés à même la roche, à croire qu’un géant s’était amusé à construire un château de boue avec une cuillère à soupe. Les couleurs se mêlaient en nuances terreuses, passant du noir charbon au marron rouge des terres arides. Des filaments écarlates striaient les roches qui servaient de murs. Les veines du volcan. Pas étonnant qu’il fasse aussi chaud.
Comme Aphrodite ne savait pas où aller, elle suivit ses lignes ardentes. Elles lui serviraient de fil d’Ariane. Elle circula à travers de longs corridors sombre, uniquement éclairés par la lueur diaphane qui émanait de son corps divin. Les salles qu’elle traversait ne semblaient avoir ni réelle forme, ni réel rôle défini. Elles étaient juste là. Moches, sombres et nauséabondes.
Aphrodite regrettait déjà le parfum entêtant des roses. Il avait bien vite été remplacé par celui du soufre et du brûlé. Son palais lui manquait, la sensation de propreté et de fraîcheur lui manquait, ses serviteurs lui manquaient. D'ordinaire, elle ne se serait même pas déplacée. Ils l’auraient promené en palanquin où bon lui semblait. Et tant pis s'ils tombaient d’épuisement. Un baiser de leur déesse adorée et ils reprenaient force et vigueur.
Là, Aphrodite se sentait sale, délaissée, ignorée, et elle détestait ça. Elle était censée être regardée, adulée, vénérée. Elle devait l’être. Elle avait besoin de l’être. Alors que l’angoisse lui enserrait la gorge comme un étau, elle souffla un grand coup. La déesse de l’amour et de la beauté ne pouvait pas se permettre de paniquer. Pour reprendre ses esprits, elle passa une main dans ses cheveux blancs. Rapidement, elle reprit un sourire confiant. Elle trouverait bien quelqu’un. Et alors, elle en ferait son quatre heures.
Elle n’avait pas la notion du temps. Déjà parce qu’en tant que déesse, le temps était aussi infini que l’océan, mais surtout que coincée entre ses murs de terre, il était difficile à cerner. Toujours est-il qu’elle passa un long moment à déambuler dans un silence pesant.
C’est alors qu’enfin, un miracle survint. Au départ, elle hésita. C’était peut-être son imagination qui lui jouait des tours. Son esprit, sombrant peu à peu dans la folie, inventait des bruits qui n'existaient pas. Mais le phénomène se reproduisit. Au bout d’un couloir, elle entendit des bruits de pas. Ils étaient étrangement lourds, mais elle ne s’en formalisa pas. Quelqu’un approchait, et c’était le plus important.
Elle colla son corps contre le mur, attendant que l’ombre arrive à sa hauteur. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, battait dans ses oreilles, coupait sa respiration. Cela faisait trop longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cette sensation. Bientôt, elle allait de nouveau être désirée. Elle allait de nouveau ressentir cette excitation.
C’était le moment. Aphrodite saisit l’inconnu et le plaqua là où, il y a quelques secondes encore, elle se trouvait. Plus séductrice que jamais, elle l’embrassa avant même d’apercevoir son visage.
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