Chapitre 9. Aphrodite
La forge était de loin le lieu le plus étrange qu’Aphrodite n’ait jamais vu. Pourtant, elle vivait depuis des semaines à l’intérieur d’un volcan.
La pièce était hexagonale et ne possédait qu’une seule entrée et donc une seule sortie. Tout comme le reste du palais, les murs étaient creusés grossièrement pour former un dôme de pierres volcaniques. À la seule différence, qu’ici, le plafond était bien plus haut que dans tout le reste du palais. Enfin, ça n’enlevait rien à la lourdeur et la chaleur ambiante. En entrant, Aphrodite plissa le nez. Elle n'aimait pas cette odeur de métaux fondus et de vapeurs toxiques, cette même odeur qu’elle avait senti sur Héphaïstos.
Quatre cascades de lave se déversaient dans quatre bassins entourant l’atelier. Les murs étaient couverts de tableaux, de cartes et de parchemins géants aux croquis compliqués. Des gribouillages pour Aphrodite, mais qui révélaient en réalité des mécanismes ingénieux, voire irréalisables. Le sol était jonché de squelettes d’automates, de commencement de projet ou de cadavres de machines. Un véritable cimetière de ferrailles. La déesse ne savait pas où poser le pied pour éviter de s’empaler. Les dieux n’attrapent pas le tétanos, certes, mais restons prudents.
Des tables de travail en forme de poire étaient disposées un peu partout, sans organisation précise. Elles étaient aussi mal rangées que le reste de la forge. Les cyclopes avaient abandonné leurs prototypes pour aller manger. Aphrodite se demanda comment ils faisaient pour retrouver leurs outils dans un tel bazar. Une vive lueur dorée l’aveugla. La lumière de la lave se reflétait sur une sphère en bronze. En réalité, tous les objets diffusaient un halo ocre. Elle ne dirait pas que c’était joli, mais l’effet donnait une aura mystique au lieu.
Au centre, un établi plus grand que les autres, en forme de demi-lune, était de loin le plus en désordre. C’est simple, Aphrodite n'arrivait même pas à distinguer quoi que soit dans cette masse informe reposant sur le plateau de la table. Il n'était pas difficile de deviner que c’était le plan de travail d’Héphaïstos. Contrairement aux autres établis, celui-ci possédait de larges roues crantées sous sa base, qui permettait à la table de monter et descendre.
Un début de trône entièrement constitué d’or et… de vapeur ? De nuages ? attendait sur le côté. Aphrodite fut immédiatement hypnotisée. Étant déesse de la beauté, elle savait la reconnaître sous toutes ses formes. Et ce qu’elle avait devant elle était un travail d’orfèvrerie divin.
Les éclairs modelés dans de l’or pur se mouvaient sur la surface. Des formes, ressemblant à des êtres humains, se prosternaient comme des vagues aux pieds du trône. Bien que chaque détail était d’une finesse extraordinaire, on n’en ressentait pas moins la puissance qui se dégageait de l’objet. Les accoudoirs imitaient à la perfection les pattes d’un lion, jusqu’à reproduire les poils. Aphrodite se demanda si le contact serait doux et chaud comme une vraie fourrure ou au contraire froid et rugueux. Une aile d’aigle reposait majestueusement sur le côté gauche du dossier. Tout aussi impressionnante et réaliste que la partie du lion. La deuxième, accrochée au-dessus de la déesse par un système de corde et de poulie, attendait patiemment de rejoindre sa jumelle.
- Le trône de Zeus, indiqua Héphaïstos après avoir réparé sa jambe défectueuse.
- C’est… magnifique, admit la déesse toujours en admiration.
- Rien n’est trop beau pour le roi des dieux. Et après ce que j’ai fait la dernière fois, j’ai plus trop le droit à l’erreur, ironisa-t-il tout en rejoignant Aphrodite de sa démarche lente.
Au début, elle ne comprenait pas. La dernière fois ? C’est alors que le souvenir d’un des plus beaux jours de sa vie lui revint en mémoire. Ce jour où elle avait tellement ri. Le visage d’Héra se recouvrant d’or, défiguré par la peur. Rien que de se le remémorer, Aphrodite éclata de rire.
- Je m’en souviens comme si c’était hier. Héra était furieuse et Zeus ne savait plus où se mettre. C’était hilarant ! Mais je ne me souviens pas que tu étais présent, admit-elle en creusant dans sa mémoire.
- Aphrodite… C’est moi qui ai fabriqué le trône d’Héra qui l'a emprisonné.
La déesse haussa les épaules. Elle savait que c’était lui l'inventeur. De toute façon la majorité de leurs armes ou artéfacts étaient une fabrication d’Héphaïstos, mais elle ne se rappelait pas de sa présence. En réalité, elle avait l’impression de ne jamais l’avoir vu. À aucun regroupement des dieux.
- Wow ! Sympa… Je savais que tu étais autocentrée, marmonna le forgeron, mais là…
- Pour ta gouverne, toi et moi, on n'était pas censé se marier ! Ni même se côtoyer. Maintenant, je vais devoir te croiser pour le reste de mon éternité, alors grand bien m’en a fait de ne pas avoir vu ta tête tordue !
Héphaïstos releva la tête de surprise. Aphrodite, elle, plaqua ses mains sur sa bouche. Ses paroles avaient dépassé sa pensée.
Non, non, non ! Elle devait se montrer gentille avec lui. Elle devait l’amadouer. Devenir sa confidente. Pas le rabaisser et l’insulter ! Elle devait suivre son plan.
- Je… Je suis désolée, Héphaïstos. Je ne voulais pas…
- Si. C’est ce que tu penses. Et tu as raison. J’ai une gueule tordue, un corps cassé. On m’a jeté, brisé les os, défiguré. Mais ce n’est pas grave, j’ai su me réparer.
Sa phrase fut ponctuée par le cliquetis métallique de sa prothèse. Celle qui permettait à sa jambe de rester droite.
Pourquoi il prononçait des mots si durs avec si peu d’émotions ? Il semblait parler de quelqu’un d’autre, comme s’il minimisait ce qu’il ressentait. Non, comme s’il n’éprouvait aucun sentiment. Les marques sur son corps restaient noires, impassible à la souffrance que son corps avait subi.
- Ne t’inquiète pas, la rassura-t-il. Il m’en faut bien plus pour me vexer. Surtout au niveau du physique. En tout cas, je saurai à l’avenir que tu es susceptible.
Aphrodite rougit de honte. Elle aurait voulu lui lancer une nouvelle critique cinglante. Lui dire qu’elle était la déesse de la passion, alors forcément, elle s’enflammait dans chacune de ses paroles, chacun de ses gestes. Lui dire que lui, au contraire, était aussi neutre qu’un caillou, aussi impassible qu’une pierre, aussi insensible qu’un rocher.
Elle aurait aimé lui balancer tout ça. Pour le faire réagir. Et aussi parce que son égo de déesse était touché. Mais elle n’en fit rien. Parce qu'elle sentit qu’il n’avait pas dit ça pour la contrarier. Ce n’était pas un renvoi à l’expéditeur. Sa dernière phrase, il l’avait annoncée comme si c’était une information qu’il enregistrait dans un coin de sa tête. Une ligne dans son pense-bête cérébral, pour ne plus la blesser.
- Pourquoi avoir joué ce tour à Héra ? demanda Aphrodite pour détendre l'atmosphère.
- Tu veux la version officielle ou officieuse ?
- Officielle, proposa-t-elle d’abord, soulagée qu’Héphaïstos poursuive la conversation.
- Quand je suis né, Zeus et Héra m’ont jeté de l’Olympe. Cette histoire, j'imagine que tu la connais.
Aphrodite hocha la tête sans rien ajouter. Que ce soit sur la Terre ou dans les Cieux, tout le monde savait qu’Héphaïstos avait été abandonné par ses parents à cause de sa laideur. Un enfant trop moche pour des dieux trop vaniteux.
- Le truc, c’est que par cet acte, j’ai perdu ma légitimité de divinité. Il n’y avait qu’une solution. Obliger Zeus et Héra à me reconnaître comme leur fils. Je me suis donc perfectionné sans relâche. Travailler à m’en brûler les mains pour attirer leur attention.
En effet, il n’était pas difficile de remarquer les mains et avant-bras noircis du dieu. Un contraste étonnant avec le reste de sa peau d’une couleur de terre rouge. La première fois, Aphrodite pensait que c’était du charbon ou de la suie. En réalité, ses mains avaient pris cette teinte à force de travailler avec le feu.
- Une fois chose faîte, continua-t-il. J’ai offert le trône à Héra. Toute personne s’asseyant sur le siège serait emprisonnée à jamais dans l’or. Elle est tombée la tête la première dans le piège. Le trône était plus grand que celui de Zeus, alors forcément.
- Et tu as accepté de la délivrer pour retrouver ta place parmi les Olympiens, conclut Aphrodite. Et alors, la version officieuse ? demanda-t-elle les yeux pétillants de curiosité.
Un léger sourire fissura davantage la joue d’Héphaïstos.
- C’est pas tout à fait ça, admit-il. Pour être honnête, j’étais tellement fier de moi que je ne voulais pas la libérer. C’était bien fait pour elle. Elle m’avait rendu infirme. Alors, je voulais qu’elle voie le monde comme moi. De loin, incapable de bouger. C’est ça, la version officieuse : la vengeance. Mais ce fourbe de Dionysos m’a enivré. Il m’a ramené sur l’Olympe. Alors j’ai exigé d’être reconnu. Ça et autre chose… murmura-t-il pour lui-même, la tête baissée. J’étais ivre ! Résultat, je me retrouve à travailler pour onze dieux cupides et insatisfaits. Et pour finir, c’est grâce à son exploit de m’avoir ramené que cet idiot de Dionysos a obtenu sa place sur l’Olympe.
- C’est pour ça ?! explosa Aphrodite. Je n’avais jamais compris comment ce demi-morceau de dieu avait fait pour nous rejoindre. Les raisons qu’on me donnait étaient toujours floues et incohérentes, pesta-t-elle.
Héphaïstos se mit à rire. Heureusement, il n’avait pas l’air de lui en vouloir. Il était moins renfermé que ce qu’elle imaginait. Même si elle le voyait peu, il n’était pas timide. Au contraire, ils discutaient, riaient. Il venait même de lui parler un peu de son passé. Bien qu’elle ne l’aurait jamais admis, Aphrodite était un peu touchée. Juste un peu.
La douleur qui lui rongeait l’âme depuis trop longtemps refit surface. Le mal était remonté de son ventre jusqu’à sa poitrine, l’empêchant de respirer. Elle s’était recroquevillée si violemment qu’Héphaïstos sursauta.
- Aphrodite… Tout… Tout va bien ? demanda-t-il inquiet.
Elle secoua la tête, peinant à retrouver sa respiration. Ses jambes flageolantes ne la portaient plus. Elle tomba au sol, amortie par les parchemins, une main sur l'accoudoir du trône de Zeus. Elle devait se relever. Pourquoi fallait-il qu’elle ait une crise maintenant ? Elle ne devait pas se montrer faible. Elle était la déesse du désir et de la passion, tout en elle devait inspirer la puissance.
- Attends, je vais t’aider ! s’exclama-t-il, encore plus paniqué.
Il la souleva de terre comme une plume et la remit sur ses pieds. La forge tournait autour d’elle, le souffre lui prenait à la gorge, et les amas de magma brûlaient ses sens. Dans sa main gauche, elle sentit quelque chose de rond et lisse. Héphaïstos venait de lui donner sa canne pour l’aider à tenir debout. De l’autre côté, il glissa sa tête sous son épaule pour la retenir.
- De l’air, prononça-t-elle difficilement. J’ai besoin d’air.
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