- 2 -
Rendez-vous avait été pris dans la Forêt des Chuchotements. Réputée pour sa magie et ses énigmes. On disait qu'il ne fallait surtout pas s'y promener après le coucher du soleil. Auquel cas, des créatures effrayantes vous capturaient et vous faisaient disparaitre à jamais. Elle s'étendait à perte de vue derrière le vieux moulin à eau du père Lecornu. (Sorcier, sourcier, rebouteux d'une réputation sulfureuse ; je l'imaginais souvent penché sur des grimoires à psalmodier d'antiques et envoutantes formules.)
Pour l'instant présent, l'automne s'invitait sous les frondaisons pourpres et or. Des odeurs d'humus et de champignons écrasés trahissaient la pluie intense des jours précédents. Mais là, le soleil clignait de l'œil à travers le feuillage mordoré, et j'apercevais par intermittence des parcelles céruléennes. Certes, mes doigts étaient engourdis ; il faisait presque froid. Mon cœur, par contre, battait à tout rompre, d'appréhension et d'impatience mêlés.
Je levai le regard, à la lisière une silhouette se dessinait. Je pris une profonde inspiration avant de souffler doucement. Maitriser cet enflammement du corps restait essentiel. Peu à peu, je retrouvais mon sang froid. Je laissai s'avancer l'arrivant, mon sens critique placé au premier plan.
Ce qui me frappa en premier lieu fût sa démarche pleine d'assurance. En second, sa chevelure d'un brun profond et vertigineux. Elle ondoyait sous la lumière de l'après-midi, et tombait en vagues souples sur ses larges épaules. Les contours de son visage se précisèrent au fur et à mesure de son approche. Je fus surprise. Non qu'il fût laid, bien au contraire, il était incroyablement beau. Cela en devenait suspect. On ne rencontrait de telles perfections que sur les pages glacées des magazines de mode. Où était l'arnaque ?
Dès lors, le sourire, dévoilant une denture sans défaut, les yeux outremer et pétillants, et le visage d'une masculinité étourdissante, suscitèrent ma suspicion. Malgré tout, je m'efforçais de garder un air accueillant. Il s'arrêta devant moi ; son salut fut direct et amical tandis qu'il me tendait la main en déclarant :
— Bonjour, je suis Béryl et je puis affirmer que tu es Anaïs, n'est-ce-pas ?
Je glissais mes doigts contre sa paume qui se révélait chaude.
— Je le suis, en effet.
Ma réponse, consentie du bout des lèvres, fut suivie par un sourire hésitant de ma part. Je me délivrais de sa brève étreinte et reculais d'un pas. Ses traits se peignirent d'un rapide étonnement.
— Un problème ?
— Non... Non...
Je bredouillais en me sentant rougir, car mon corps, à l'improviste, venait de me trahir. Heureusement, ma défiance naturelle grimpa en flèche. Cependant, je sentais mon visage se teinter de rose. Toujours avec le sourire, il proposa :
— On se balade un peu ?
J'acquiesçais, mais croisais les bras. Il ne chercha pas à dissiper ma réserve. D'un pas de promeneur, nous empruntâmes un chemin lumineux et paré de mûriers. Je cillais, relevais les yeux, croisais les siens.
— Alors, d'après ton profil, tu es aide-soignante ? C'est ça ?
Ainsi lança-t-il la discussion.
— Oui, et toi programmateur ?
— tout à fait !
— Cela te plait ?
— Cela me permet de payer mes factures et pour toi ?
— C'est parfois un peu ingrat, mais ça va.
Le silence s'installa. L'ambiance s'enténébrait. La faute, sans doute, à ce nuage qui venait de passer devant l'astre du jour. Le sentier devint chaotique, mes Nike immaculées s'enfoncèrent dans une boue collante.
Mon attention se reporta sur mon accompagnant. Son visage et son regard se promenaient sur la nature environnante ; ses lèvres s'abaissaient en une sorte de rictus ; ses iris bleus s'opacifiaient. Étrangement, la disparition progressive du soleil lui ôtait toute séduction ; la déception et l’espérance s'affrontèrent en moi. Une branche craqua.
Béryl tressaillit, me fixa et sembla quelques secondes, un peu perdu, puis il se reprit.
— De quoi parlions-nous ?
— Je ne sais plus.
Un bruit de feuilles froissées vint me distraire, me délivrant de sa présence. D'un buisson surgit une troupe de lapins qui traversa le chemin devant nous en sautillant ; Les rongeurs disparurent sous un bosquet de ronces. Cela m'amusa, brièvement toutefois. Puis, un rayon de soleil réapparut ; il s'étouffa très vite au sein d'une semi-pénombre. Mais cette brève luminosité avait eu le temps d'éclairer un véhicule qui occupait toute la largeur du chemin.
Je m'approchai et notai qu'il s'agissait d'un 4×4, un rifter pour être précise. Je me promenais souvent dans ces bois, pourtant je le voyais pour la première fois. L'état de l'engin prouvait qu'il se trouvait là depuis quelque temps déjà ; pare-brise fendillé, carrosserie crasseuse et couverte de feuilles mortes, pneus dégonflés.
La porte côté conducteur étant restée entrouverte. J'aperçus sur le siège un iPhone éteint. Qui de nos jours abandonnait son véhicule en oubliant d'emporter ce petit objet rectangulaire devenu synonyme de sociabilité ? Le mien d'ailleurs reposait dans le sac que je portais en bandoulière.
— C'est quoi ça ?
Cette question, lancée sur un ton curieux, m'interpella. Je m'écartais du véhicule, le fixais. son impatience évidente m'ordonnait presque d'éclaircir le mystère soulevé par cette découverte insolite.
— C'est bizarre, tu ne trouves pas ? Je veux dire ce rifter, ici ?, reprit-il
Je haussai les épaules.
— Tu sais, les gens… Il a sûrement été abandonné volontairement.
— Pourquoi ?
— Bah, une histoire d'assurance... Bon, on ne va pas rester là à se poser des questions inutiles, on continue ?
Je lui désignais le chemin devant nous. Celui-ci louvoyait au sein de pins touffus, sombres, à l'ambiance menaçante. Le ciel, au-dessus de nous, se plomba véritablement. Une goutte de pluie s'écrasa sur mon visage. Je devinai Béryl hésitant. Il faut dire que c'est ce moment précis où, dans les films, les spectateurs crient à l'héroïne à la plastique irréprochable et la cervelle inexistante :
FUIS, PAUVRE FOLLE !
Ou quelque chose d'approchant. Je me contentais d'avancer sur le layon étroit ; cette fois, j'avais pris les devants. Il m'emboita le pas.
— Tu sais où cela conduit ?
Je fis volte-face et l'examinai.
— C'est toi qui m'as donné rendez-vous, dis-je.
— On m'a présenté ces bois comme un lieu romantique.
— Tu es nouveau au bourg ?
— Oui, arrivé depuis une dizaine de jours, je croyais que tu l'avais compris.
En réalité, je ne lui avais pas réellement demandé de précisions à ce propos. Troublée, j'hésitais à poursuivre ce rendez-vous, quelque chose me disait que cela allait tourner une fois de plus au fiasco. D'un autre côté, j'étais allée trop loin pour reculer vraiment, ou ça passait, ou ça cassait. Je voulais nous donner une chance. Je m'efforçais de sourire.
— Continuons.
Nous nous remîmes en route…
Une ondée fine tombait à présent sur nous, rien de surprenant en automne, et puis je ne détestais pas la pluie, elle moirait les alentours, accentuant la brillance d'un patchwork de jade, d'olive et d'émeraude sombre. Je me réjouissais des odeurs d'humus qui montaient du sol, des légères langues de brumes caressant mes jambes ; la promenade en valait la peine. Mon accompagnant semblait, quant à lui, de plus en plus taciturne. Son enthousiasme du départ s'éteignait peu à peu. Finis les sourires. Il ne cherchait même plus à discuter. Cela me désespérait un peu, l'éventualité de l'échec devenait certitude.
Nous atteignîmes une clairière ; une voûte anthracite l'oppressait. Elle s'émaillait de verdure luisante d'humidité, se ponctuait çà et là de souches noueuses et charbonneuses. Je prenais place sur l'une d'elle. L'averse s'accentua ; levant mon visage, j'accueillais cette eau du ciel avec joie. Pour sa part, Béryl jetait autour de lui des regards incertains. Avec une réticence évidente, il me rejoignit et s'installa à mes côtés. La déception gagnait du terrain, mais je ne voulais pas abandonner pour autant. Il releva sur sa chevelure dégoulinante la capuche de son sweat et frissonna.
— On ne pourrait pas aller ailleurs ? demanda-t-il.
Je le contemplais, voyais son visage se défaire, ses lèvres bleuir, sa mine si attrayante s'enlaidir. J'acceptais enfin ce que j'avais compris depuis le départ ; chez lui tout n'était qu'artifice. Mais ici, la réalité déchirait la draperie grossière de sa tromperie. Je voyais au-delà du masque de la chirurgie ; le visage disharmonieux, le nez épais, le cheveu filasse, le corps trop gras. La colère coula en moi.
Je pris sa main, avec une douceur feinte. Il se détendit. Des effluves puissants se répandirent. La réponse inévitable à cette déception et cette rage interieur qui me submergeaient.
— Pouah ! Qu’est-ce qui pue comme ça ?
Un peu de pitié s’instilla en moi.
Lorsque les premières racines commencèrent à chatouiller ses souliers, il ne les remarqua pas, puis elles effleurèrent ses chevilles et il baissa le regard sur le sol bourbeux. Ses yeux s’élargirent sous la surprise. Il se pencha et tenta vainement d’ôter les serres végétales qui s’accrochaient à son pantalon. Une liane de ronces surgit de la souche et s’enroula autour de son bras ; il cria, tenta de se lever.
Je quittais mon siège improvisé et le contemplait sans mot dire. Mes bras s’allongèrent jusqu’à lui, le serrèrent avec une certaine compassion, redevinrent un bref instant tentacules, suintèrent d’un suc qui l’imprégna. Sa terreur devint moindre. Je le lâchais, laissant les liens de la terre entortiller son corps peu à peu, déchirer ses vêtements, marquer sa peau d’entrelacs sanglants. Une racine jaillit transperça son oeil droit. De ses lèvres fusa un cri inaudible. Il n’était pas encore mort, mais cela ne tarderait plus. Je lui tournai le dos et quittai les lieux avant qu’elle ne soit effective.
Je sortais à peine de la forêt lorsque mon portable sonna. Je répondait à mon interlocutrice :
— Salut Lila !
— Hello Anaïs, je venais aux nouvelles !
— Parlons d'autre chose, veux-tu ?
— Mince ! Je suis désolée que cela n'ait pas marché.
— Hélas, mais passons. Ah, puisque je te tiens : durant ce rendez-vous raté, j'ai croisé un véhicule abandonné avec un iPhone à l'intérieur, un rifter, tu es au courant ?
— Oui, oui, je sais, t'inquiète, il devrait être enlevé bientôt. Les nettoyeurs ont été un peu débordés ces derniers temps.
— D'accord, c'était qui ?
— Un imprudent et un distrait qui s'était trompé de chemin ; les frères Gleurk l'ont boulotté.
Je ne pus m'empêcher de rire et de dire :
— Ils ne ratent jamais une occasion ces deux-là !
Je concluais enfin.
— Bon, je rentre vite à la maison, je dois reprendre mes recherches.
Je coupais sur ces mots puis quittais définitivement les alentours des bois, alors qu'un hurlement d’agonie retentissait brusquement loin derrière moi. Il fut suivi d'une sorte de gargouillis qui laissa la place au silence. Satisfaite, bien qu'un peu triste, je hochais la tête en murmurant :
« Repose en paix, Béryl.»
Je savais qu’à sa place, une nouvelle souche ornait à présent la clairière de vérité.
Annotations