Chapitre 19
J'ai les yeux vissés à mon livre de droit pénal, mais en réalité, le fouillis établi dans mon esprit écarte toute tentative de concentration. Il s'est passé beaucoup de choses en un temps condensé depuis mon arrivée à Santa Monica, et je me suis servie de ce prétexte le plus longtemps possible pour refouler ce moment. Celui où je me dois de faire face à ce qu'il se passe entre Eyden et moi et de mettre des mots dessus. C'est devenu inéluctable après nos révélations à demi-mots. Pas besoin de voir en couleur pour sentir cette alchimie électrique qui flotte entre nous à chaque fois que nos émotions entrent en contact.
Depuis mon accident, je me suis toujours interdite de m'intéresser aux garçons. Pas parce que je n'en avais pas envie, mais pour me protéger et m'empêcher d'être déçue quand ils apprendraient et porteraient sur moi le regard que l'on réservait aux handicapés. C'était tout ce à quoi j'avais droit depuis lorsque les gens comprenaient ; du dégoût ou de la pitié. Je ne sais toujours pas ce laquelle est la pire entre ces deux formes de rejet. Pourtant, Eyden n'avait rien fait de cela. Au contraire, il avait affirmé d'un ton qui ne souffrait d'aucune contestation que j'étais belle. J'avais voulu protester, mais mes plaintes seraient restées sans impact. On sentait dans les paroles d'Eyden que son analyse de la beauté était le résultat d'une longue réflexion. Son cheminement l'a poussé à ne pas laisser ses yeux définir les barrières de la beauté ; si bien qu'il a habilement renverser les rôles entre nous. Il a quelque chose de mystérieux qui m'échappe. Eyden m'échappe...
Je triture le coin d'une page et le bruit du papier soumis aux mouvements frénétiques de mes doigts trahit l'irritation que je ressens à cette pensée. J'allume mon téléphone pour regarder machinalement l'heure et constate alors que Rose essaie de me joindre depuis plus d'une demi-heure. N'ayant pas le courage de lire les trente-sept messages qu'elle m'a laissés, je décide de l'appeler directement. Juste quand je croyais qu'elle n'allait pas répondre, sa voix résonne au bout du fil :
— Hana ?
Je recule légèrement mon téléphone de mon oreille pour atténuer le bruit du vent et les cris que je perçois derrière elle.
— Rose ? C'est quoi tout ce bruit ?
— On fait une mini fête sur la plage, j'essaie de contacter depuis des heures, on t'attend !
Je m'humecte les lèvres, et au lieu de relever que ses heures ne sont en fait que 30 minutes, je demande :
— Qui ça on ?
— Steph, Mallaury, la bande quoi. Nino m'a déjà demandé deux fois si tu comptais venir.
Même si elle n'est pas encore bourrée, je sens clairement qu'elle ne doit pas en être à sa première bière. Mon amie poursuit face à mon silence :
— Allez viens, on a préparé des grillades.
— J'ai déjà mangé.
— Nino te réclame.
— Je le verrai à la fac demain.
— Eyden est là.
— Je ne...Quoi ?
Je m'interromps en réalisant ce qu'elle vient de dire.
— Ah, Madame ne trouve plus à riposter maintenant !
Au temps pour moi, elle est encore suffisamment lucide pour deux.
— On est sur la plage, au même endroit où on s'est baigné la dernière fois. Je t'attends dans vingt minutes maximum.
Sans attendre de réponse, elle met fin à la communication. Elle considère apparemment Eyden comme un argument de poids suffisamment sûr pour me faire venir.
Comme j'aurais aimé qu'elle n'ait pas raison.
En m'habillant, je me demande pourquoi il ne m'a pas parlé de cette fête tout à l'heure. Apparemment, nous ne sommes pas vraiment amis. Je sais que ce qu'il y a entre nous n'est pas de l'amitié, pas même de l'amour, mais plutôt une sorte de magnétisme qui nous pousse à heurter nos sentiments pour nous comprendre. J'aurais pensé que ce serait suffisant pour améliorer la communication entre nous, apparemment pas.
J'opte pour un short noir, une chemise blanche dont je noue les deux pants et des Converses basses blanches. J'aime connaitre la couleur des choses qui m'entourent et mes choix de tenues me garantissent un certain contrôle sur ça.
J'avertis Sophie que je sors pour aller sur la plage. J'ignore si elle sait que son fils s'y trouve déjà, elle me recommande simplement de ne pas rentrer trop tard et de me faire raccompagner.
Lorsque je me promène d'habitude, je prends le temps d'observer le décor autour de moi. Perdre les couleurs m'a permis de savoir qu'il faut s'attarder sur chaque instant et ne rien tenir pour acquis, même la chose qui nous paraisse la plus naturelle. Cette fois cependant, je m'attarde à peine sur ce qui m'entoure, focalisée sur ma destination. C'est d'abord la musique que j'entends lorsque j'arrive à vingt mètres de la plage. Je la laisse me guider jusqu'au bout de plage animée, me sentant soulagée lorsque je constate qu'il n'y a qu'une petite dizaine de personnes. Je m'attendais à plus de monde et à une musique à crever les tympans, mais il n'est pas étonnant qu'ils se modèrent s'ils ne veulent pas se chopper une amende, surtout à la vue de toutes les bouteilles de bière présentes sur le sable. Et ça m'étonnerait qu'ils se soient limités uniquement à ça.
Steph est la première que je repère, assisse près des dunes pour s'abriter du vent. Je m'empresse de la rejoindre, ayant toujours été attirée par des atmosphères plus calmes.
— Salut.
— Oh, salut Hana. Tu as pu venir finalement, c'est cool.
— Je suppose oui.
Elle rit doucement en réponse et me temps une bière comme pour compatir. C'est ce que j'apprécie en sa présence, elle me permet d'être naturelle et de ne pas faire semblant d'avoir quelque chose à voir avec tous ces jeunes qui nous entourent.
— Où est Rose ? je demande après un instant de silence.
Je porte ma bouteille à ma bouche alors qu'elle me pointe la mer du doigt. Je grimace. J'ignore si c'est à cause du goût de ce que je viens de boire ou bien parce que mon amie vient de se faire jeter à l'eau par une bande de mecs hilares. Ça me fait tout de suite penser à l'épisode semblable qu'il s'est produit avec Timothy. Voulant éviter que ça ne se reproduise, surtout que je ne sais toujours pas nager correctement, je choisis décide de rester sagement assise à côté de Steph. Nous parlons de notre première semaine de cours, de mon intégration à Santa Monica, et elle finit même par me dire que Nino lui a avoué avoir un faible pour moi.
Cette information me gêne car je ne le vois que comme un ami, quand bien même j'apprécie son caractère. Je me suis toutefois fermée la porte de l'amour. Pas par plaisir ou par envie, simplement pour m'éviter d'être blessée à cause de quelqu'un le trouvant trop contraignant. De toute manière, je refuserais d'imposer mes problèmes à la personne que j'aimerais.
Mal à l'aise, je décide d'aller faire quelques pas sur la plage. Je ne vois pas pourquoi Rose m'a fait venir puisqu'elle est en train d'attraper la crève dans l'eau depuis mon arrivée. Une forme d'amertume monte en moi et je bois une longue gorgée de bière comme pour rendre cette sensation plus réelle. Je décide d'aller me promener vers les rochers pour éviter Nino qui se trouve sur ma gauche.
Je suis tellement plongée dans mon monde que quelques gouttes s'échappent de ma bouteille lorsque Timothy apparaît devant moi.
— Tu es donc venue, constate-t-il.
— Comme tu vois, je réponds en haussant les épaules.
Il plisse pour les yeux et je dois me retenir de me tortiller sous son regard scrutateur. Sa présence me dérange et je déteste le sentir me dévisager ainsi. Je reste sur mes gardes, m'attendant encore à un de ses coups foireux, seulement, il me dit simplement d'un ton plat.
— Si tu veux te balader, tu devrais aller de ce côté-là, me conseille-t-il. Tu seras plus tranquille.
C'est à mon tour de le détailler en quête d'un air narquois qui me mettrait sur la piste de ses intentions, mais il reste de marbre.
— Merci, je fais prudemment.
— Pas de problème, l'excentrique.
Il tourne les talons avant que je puisse répliquer. Pourquoi est-ce que je n'arrive à montrer mon caractère de feu que devant Eyden ? Je déteste me sentir si fragile face aux autres. Je suis machinalement la direction que Timothy vient de m'indiquer tout en l'insultant allègrement dans mes pensées. Je ne relève la tête que lorsque j'entends des bruits de bouche caractéristiques. Devant moi, posés sur un rocher, une fille est montée sur Eyden qui lui mange littéralement les lèvres. Les deux sont torses nus. La scène ne dégage aucune sensualité ni douceur, je ne suis même pas sûre qu'ils prennent le temps de se regarder. C'est juste de la baise mécanique. A vomir.
— Hana, grogne Eyden d'une voix rauque.
— Moi, c'est Suzy, gémit sa victime en se tortillant sur lui.
— Ce soir, tu seras Hana, coupe mon ours.
Je hoquète de stupeur et ma bière se fracasse en mille morceaux sur leur tee-shirt. La dénommée Suzy ne semble pas s'en rendre compte, en revanche, le regard intense d'Eyden s'est immédiatement focalisé sur moi. Je me sens fébrile et nauséeuse alors que le dégoût grimpe en flèche en moi. Très vite, je distingue un autre sentiment : la trahison.
Mon dieu Eyden, mais qu'est-ce que tu as fait ?
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