Chapitre 22

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— Qu'est-ce qu'il y a ? me demande Eyden, la main sur la poignée de sa porte, prêt à entrer dans sa chambre.

Je suppose qu'il a compris à mon attitude hésitante que j'essaie de lui dire quelque chose. Forte de ma décision, j'ai décidé d'attendre la soirée pour passer à l'action. Le doute s'infiltre dans mon esprit au moment de me lancer, mais ma curiosité face au souvenir de la conversation que j'ai entendue prend le dessus lorsque je m'entends demander après avoir pris une courte respiration :  

— En fait je voulais savoir si tu avais envie de regarder un film avec moi ce soir.

Un air d'incrédulité traverse son visage une seconde avant qu'il ne se ressaisisse et hausse les épaules d'un air faussement désinvolte. Comme s'il feignait de ne pas être étonné de ce soudain rapprochement après des jours passés à l'éviter. 

— Pourquoi pas.  

Il ouvre sa porte et m'invite d'un geste de la tête à entrer. Soudain, la timidité me rattrape alors que je réalise que je pénètre pour la première fois dans la chambre d'Eyden. Je m'attends à trouver l'antre de l'ours en désordre mais son espace est en réalité très bien rangé et d'une simplicité déconcertante. Des manuels de littérature étrangère sont empilés sur un coin de son bureau et je suis étonnée de voir de nombreux Post-it en dépasser. Il me semble pourtant que sa mère avait dit qu'il ne faisait pas beaucoup d'efforts en cours. Seule une affiche de la California League m'apprenant son amour pour le baseball décore les murs de sa chambre. Je remarque près de son lit une étagère de livres plus grande que celle dans ma chambre. Sans étonnement, la plupart sont des classiques anglais, français ou espagnols. Sa passion pour les langues n'est pas feinte, et pour la première fois je me sens impressionnée par son savoir. Pourquoi toutes les facettes d'Eyden semblent-elles si hétérogènes ? C'est comme si elles s'opposaient les unes aux autres et que même lui n'arrivait pas à les combiner, comme si elles l'empêchaient de se trouver et étaient la cause de son humeur changeante. 

— Qu'est-ce que tu veux regarder ? me demande soudainement Eyden en m'arrachant à ma contemplation.

— Heu... bafouillé-je, prise au dépourvue. Je ne sais pas trop.

Alors qu'il se saisit de son ordinateur portable, Eyden me jette un regard de côté. Il doit sûrement se demander pourquoi j'agis ainsi, sans réfléchir et sans même une idée film en tête. Toutefois, il ne pose pas de question et s'installe sur son lit en calant un oreiller derrière son dos. Il tapote le deuxième en me voyant rester debout, hésitante. Je prends donc place à côté de lui en prenant soin de laisser une certaine distance de sécurité entre nous tout en essayant de faire comme si la situation est normale.

— Je sais ce qu'on va regarder, lance alors Eyden en affichant sa liste de films Netflix.

Curieuse, je l'observe la faire défiler jusqu'à trouver celui qu'il cherche. Son choix s'arrête sur Orgueil et Préjugés.

— J'ai entendu dire que Keira Knightley était superbe dans son rôle, affirme-t-il. Tu l'as déjà vu ?

Je secoue la tête en signe de négation et m'enfonce dans l'oreiller derrière moi alors qu'il lance le film. 

Nous nous contentons de regarder l'écran sans parler alors que l'intrigue se met en place. C'est une activité plutôt anodine, mais tellement loin de ce que nous partageons d'habitude. Nous ne savons pas où nous en sommes, nous ne savons même pas ce qu'est notre relation. Dire que nous sommes amis serait exagéré, dans un sens nous avons compris que nous ne pouvons pas être que cela, mais même le terme de colocataire ne convient pas. Cette attirance entre nous ne trouve pas comment s'épanouir, nous ne savons qu'en faire. Parfois c'est Eyden qui la nie, d'autres c'est moi qui la fuis, mais la curiosité nous ramène toujours à l'autre. Et nous sommes là, à regarder un film tous les deux, à passer un moment ensemble tout en étant conscients que notre faible équilibre pourra se briser dès le lendemain alors que les mots nous manquent encore tant ils sont flous dans notre conscience. Et je crois que c'est le moment le plus normal que je passe avec Eyden. Son odeur est imprégnée dans ses draps et me détend petit à petit, presque malgré moi.

Peu à peu, le silence devient agréable alors que nous nous laissons captiver par l'adaptation de Jane Austen jusqu'à ce qu'un échange lors de la scène de bal me fasse tiquer :

— Puis-je savoir à quoi tend cette question ?

—  À percer votre caractère, Monsieur Darcy.

— Et qu'avez-vous découvert ?

— Peu de choses. Vous êtes tellement contradictoire Monsieur Darcy que je m'égare.

— J'espère vous apporter plus de clarté dans l'avenir. 

Je ne peux m'empêcher de trouver écho à notre situation et de tourner -trop- vivement la tête vers Eyden, ce qui ne manque pas d'attirer son attention.

— Quoi ? lance-t-il en haussant un sourcil.

— Est-ce que je dois t'appeler Monsieur Darcy ? l'interrogé-je avec une pointe de malice en faisant un geste de la tête vers les personnages à l'écran.  

Son regard se fait plus intense et le coin de ses lèvres se soulève en signe d'amusement. 

—  Dans ce cas tu serais mon Elisabeth ?

Je ne peux m'empêcher de réagir face au possessif mais j'essaie de le cacher en continuant de le fixer. Malheureusement, Eyden choisit d'ignorer la question sous-jacente en attirant simplement ma tête sur son torse tout en riant de mon embarras. J'envisage de protester, mais les battements de son cœur sous moi m'apaisent étrangement et notre concentration revient sur l'écran sans interruption jusqu'à la fin du film.

— L'adaptation est vraiment réussie ! m'exclamé-je alors que le générique défile. Les acteurs sont très bons et le décor est splendide !

Je sens Eyden acquiescer contre moi.

— C'est vrai. Je suis toujours sceptique quant aux adaptations des classiques mais celle-ci est particulièrement bonne. 

— Oui, approuvé-je à mon tour. J'ai bien aimé retrouver Monsieur Darcy et son côté agaçant.

— Monsieur Darcy n'est pas agaçant, rectifie Eyden. Il peut paraître un peu hautain et froid en apparence, mais en réalité il réserve sa générosité et sa protection pour les gens qu'il aime.

Je fronce les sourcils et relève la tête vers lui. La noirceur a commencé à tomber dehors et seul l'écran de l'ordinateur éclaire son visage dans une atmosphère très intime. Est-il indirectement en train de répondre à ma question de tout à l'heure ? Le sourire malicieux qu'il affiche m'indique que je ne saurai jamais la réponse. 

— Je suis sûr que c'est le côté effronté d'Elisabeth qui l'a attiré, continue-t-il. Elle ne se laisse pas marcher sur les pieds et lui donne bien la réplique.  

— Elle n'a pas le choix si elle veut tenir tête à cet arrogant.

Son regard s'assombrit quand il se pose sur moi.

— De quoi on parle, là ?

— À toi de me le dire, répliqué-je.

Il reste immobile un instant, comme plongé dans une profonde réflexion, avant de porter une main à mon visage. Derrière lui, les étoiles brillent à travers la fenêtre ouverte qui laisse passer un filet d'air dans cette chaleur estivale.

— Hana, gronde-t-il de cette voix grave entre l'avertissement et la supplique que j'ai déjà entendue quelques fois.

En réponse à quoi je sens quelque chose se contracter dans mon ventre. Je sais ce qui va suivre et j'en tremble presque d'excitation. La main d'Eyden vient relever doucement mon menton pour approcher mon visage du sien. C'est un baiser lent mais profond que nous échangeons cette fois. Sa paume glisse jusqu'à ma joue, que son pouce vient légèrement caresser. Ce soir, il n'est pas question de provoquer l'autre ou de le pousser dans ses retranchements pour le dévoiler mais simplement de douceur. Nous trouvons notre plaisir à goûter l'autre, à prendre ce qu'il a à nous donner. Chaque fois qu'il m'embrasse, Eyden ajoute de nouvelles sensations à mon monde. Il réveille des parts en moi dont je n'avais pas conscience. Il me donne envie de ne plus simplement subir ma vie mais d'agir. Seulement, je sais que me raccrocher à sa lumière tangible est risqué. Ce soir cependant je prends le risque de me brûler les ailes et d'agir au jour le jour en voyant ce qui est le plus important sur le moment. 

Eyden met alors fin au baiser pour me contempler. Une nouvelle fois, il se saisit de mes lunettes qu'il pose précautionneusement sur sa table de chevet. La chaleur monte en moi alors que je croise son regard appréciateur. Il voit la femme en moi, pas l'handicapée, et rien que pour ça je ne peux m'empêcher de reprendre possession de ses lèvres. Je ne me reconnais pas dans mes élans de spontanéité mais le grondement appréciateur d'Eyden me rend confiante.  Je sens ses mains se faufiler sous mon t-shirt mais il se contente sagement de caresser mes reins. Ça suffit néanmoins à m'envoyer des frissons dans le corps. 

Nous laissons nos corps exprimer notre désir encore quelques minutes avant de nous reculer et de retrouver notre position initiale, ma tête posée sur son torse, à la seule différence qu'Eden démêle à présent mes longues mèches de cheveux dans un geste relaxant.

— Je n'ai jamais dansé avec quelqu'un, dis-je au bout d'un long silence en faisant référence à la scène de bal.

— La danse, la natation, tu passes à côté de beaucoup de choses, douce Hana, constate doucement Eyden.

Mes joues se réchauffent en entendant le surnom affectif qu'il m'avait donné après notre baiser sur le balcon. 

— Je ne sais toujours pas nager d'ailleurs, lui fais-je remarquer.

— Je croyais que tu ne voulais plus apprendre, s'étonne-t-il en interrompant son geste quelques secondes avant de le reprendre l'air de rien.

— Non, protesté-je dans un bâillement. Même si j'étais en colère je n'ai jamais voulu mettre fin à nos leçons, avoué-je.

— Nous verrons ça alors, conclut-il en frôlant ma joue.

Le sommeil me gagne alors que l'instant s'étire dans un silence qui nous laisse détendus et je n'ai même pas conscience du moment où je ferme les yeux. Je sais simplement que quand je les rouvre, je me trouve dans ma chambre et que la lumière du jour filtre sous ma porte. En amorçant un mouvement, je réalise que l'odeur d'Eyden est encore collée à mon t-shirt et je respire un grand coup. Je n'en suis pas sûre, mais je crois que nous avons fait le premier pas vers une relation un peu plus stable. Du moins, je ne peux que l'espérer...

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