Eyden
Pas un mot n'est prononcé. Ils n'en ont pas besoin, leurs regards chargés de haine expriment tout ce que leur bouche ne parviendra jamais à transmettre. Bien qu'ils me reconnaissent, leurs pupilles noires me dévisagent comme si j'étais étranger à leur cœur. La déception qui se reflète dans leurs yeux sont mille aiguilles de diamants noirs qui viennent directement écorcher mon âme. Qu'y a-t-il de pire que de blesser ceux qui comptent le plus pour nous ?
Puis, après un dernier regard appuyé, ils se détournent un à un. La silhouette de mon père est la première à partir. Ses traits deviennent flous à mesure qu'il s'éloigne. Je tends la main pour faire mine de le rattraper mais Shun la balaie d'un geste de la sienne. Ses orbes me transmettent un avertissement. Il bouge alors les lèvres, et même si aucun mot n'en sort je devine le mot qu'elles forment. « Assassin ». Un feu glacé se répand dans mes veines et me fige sur place alors que je vois, impuissant, mon petit frère suivre mon père.
À son tour, avec une infinie lenteur, ma mère me tourne le dos également. Son expression est chargée de tristesse. Un goût salé me parvient alors sans que je comprenne tout de suite qu'il vient de moi.
C'est alors qu'une chevelure brune apparaît dans mon champ de vision. Un petit sourire triste défigure le visage d'Hana, et c'est seulement quand je la vois se retourner à son tour que je suis capable de réagir. Son prénom meurt dans ma gorge avant même que j'arrive à le prononcer. Pourquoi me quittes-tu toi aussi, Hana ? Pourquoi ai-je aussi froid ?
Je cherche de l'air, en vain. Des flots sombres m'entourent désormais. Ils me glacent jusqu'aux os, mon corps est tétanisé. Je ne perçois plus rien autour de moi, mais la solitude, elle, semble avoir instauré son royaume en moi. « Revenez ! », martèle mon esprit. Mais ils ne m'entendent pas. Personne ne le peut. Je suis condamné à couler un peu plus à chaque instant jusqu'à toucher le fond où personne ne pourra venir me repêcher. Car c'est là mon destin que d'être seul. Je ne peux rien y faire.
Je
me
noie.
Je me redresse brusquement sur mon lit, la respiration pantelante, à la recherche d'air. Ce n'est qu'un cauchemar. Un putain de cauchemar. Mais en est-ce vraiment un ? Cette prophétie s'est déjà à moitié réalisée : mon père et mon frère m'ont bien quitté, et depuis ce jour, je tremble à l'idée que ma mère réalise à son tour que son quotidien serait bien moins lourd sans moi.
Mais ce qui est nouveau dans cette scène devenue si familière de mes nuits, c'est la présence de cette quatrième personne. Hana. Le souvenir de son visage défait suffit à me tordre les entrailles. C'est ce que je souhaite éviter depuis le début. Ce rêve est-il un avertissement pour me dire qu'elle aussi finira par m'abandonner ? Ou pire, que je finirais par la blesser ?
Plus remué que je n'accepte de l'être, j'envoie voler la couette au bout du lit et me lève précipitamment. Comme si fuir mon lit allait me permettre de laisser mes cauchemars derrière moi. Sauf que c'est impossible de laisser mes démons derrière moi, ils me collent à la peau comme une maladie incurable. Et comme souvent après ce genre de sommeil agité, l'excès d'énergie en moi se fait plus fort que d'habitude et ne demande qu'à être libéré.
J'enfile rapidement un short de sport ainsi qu'un tee-shirt à l'effigie d'ACDC avant de fuir loin de la maison pour un footing aux premiers rayons du soleil. Je me concentre sur ma foulée et accueille avec soulagement le vide qui s'installe dans mes pensées comme à chaque fois que je fais du sport. Ce sont les seuls moments de solitude qui ne me pèsent pas.
Le temps d'une séance, je me sens normal. La maladie qui embrouille mes pensées me laisse un instant de répit. Elle m'autorise une fuite tout en sachant qu'elle me rattrapera à l'arrivée. Mais je ne pense pas à ça. Je prends le temps de ressentir les rares instants de fraîcheur à Santa Monica, je m'apaise en sentant ma respiration adopter un rythme régulier et mes poumons s'emplir d'un air pur. Quand je cours, je me sens libre.
Je m'éloigne de la ville qui se réveille doucement et me déconnecte. Il n'y a personne pour me juger, pour me regarder comme un pauvre type. Je n'en peux plus de ces regards déçus et dégoûtés autour de moi. Je n'ai pas besoin d'eux pour savoir que je suis minable. Pourtant, la vision d'une paire d'yeux bruns diffère des autres. Je ne comprends pas comment ils peuvent me regarder avec espoir.
Il n'y a rien à attendre de moi, mis à part la destruction. Je ne suis pas un réparateur d'âme, je suis celui qui les brise malgré moi. C'est pour cela que sur mon omoplate, est tatoué le dieu des Ténèbres, Érèbe, né du Chaos. Une trace de ma destinée funeste. J'ai en moi une profondeur béante depuis ce jour, une faille qui en se formant a déchiré tout ce que j'étais. Depuis, je suis en chute libre, sans aucune orientation possible.
À mes côtés, Hana plongée dans une nuit noire perpétuelle représente plutôt la déesse Nyx. Les ténèbres dans lesquelles elle est plongée en continue ne sont pas mauvaises. Elles n'empêchent pas la bienveillance de l'atteindre. Les couleurs ne veulent rien dire, même si ses ailes sont sombres, elle a en elle la douceur d'un ange protecteur. Elle se croit maudite alors que la nuit lui donne un pouvoir qui la rend infiniment supérieure ; en vivant dans le noir, elle peut discerner les âmes écorchées de celles d'une blancheur douteuse. Elle est comme un voile de bonté qui enveloppe mes maux après les avoir vus. Il n'y a bien que la déesse de la Nuit qui puisse encore m'atteindre. Elle remplit le vide autour de moi par sa présence comme une évidence. Et j'ai peur de me retrouver seul sans repère dans mon Chaos si elle me quitte.
Je secoue la tête pour oublier cette perspective et réalise alors où mes pas m'ont mené. Le cimetière. Machinalement, je remonte deux allées à gauche jusqu'à une élégante tombe noire où le nom de mon père me nargue. Ruisselant de sueur, je me laisse tomber à même le sol devant la pierre et fixe l'inscription devant moi. « À notre père regretté ». Pour une fois, peut-être l'effet du footing, je reste de marbre et ne m'autoflagelle pas. Je me contente de rester un long moment planté là, jusqu'à ce que les rayons du soleil ne commencent à se faire plus fortement ressentir et que des pas se fassent entendre dans l'allée caillouteuse.
— Qu'est-ce que tu fous là ? Dégage !
Je reconnais tout de suite cette voix pleine de fureur. Je dois être privilégié, il n'y a qu'avec moi que Shun abandonne ses belles phrases pour laisser la rage déformer son vocabulaire d'étudiant modèle.
— Comment peux-tu venir tranquillement te morfondre d'une mort dont tu es responsable ? s'emporte-t-il en me voyant me redresser lentement. Tu n'as pas le droit d'être ici ! Ne peux-tu pas le laisser reposer en paix ?
Même si je suis le premier à reconnaître mes erreurs, je me rends moi-même compte que ses mots sont cruels. Cependant, je ne tente pas de le modérer aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard si mon cauchemar du jour était plus violent que d'habitude et si nous nous rencontrons ici. Aujourd'hui est l'anniversaire de la mort de mon père. L'anniversaire où comme Shun l'a si bien fait remarquer dans mon rêve, je suis devenu un meurtrier. Pour ce jour alors, parce qu'il en a besoin, je laisse mon petit frère déverser sa rancœur et sa peine sur moi. C'est de toute façon la seule chose qu'il m'autorise encore à faire pour lui.
Il hurle, mais je ne l'écoute pas. Je profite de ce rare temps que nous passons ensemble pour le détailler. S'il a hérité des traits de notre mère, c'est mon père qui semble être en train de me regarder. Brusquement, cette double présence m'oppresse et je tourne les talons sous ses cris. Mes foulées s'allongent jusqu'à la maison. Je refuse de voir le paysage défiler alors je m'oblige à le faire disparaître en accélérant.
Ma mère est encore absente lorsque je rentre, mais Hana, elle, me dévisage d'un air préoccupé lorsqu'elle me voit passer la porte le souffle court et les joues empreintes de sillons salés. J'ignore ce qu'elle me dit et m'engage avec précipitation dans l'escalier. J'entends vaguement ses pas derrière les miens et me dépêche de me réfugier dans ma chambre et de claquer la porte derrière moi. Hana martèle contre celle-ci en répétant mon prénom, en me suppliant presque de lui parler. Et parce que mon cœur trop meurtri pour parler ne l'est pas suffisamment pour ne pas l'aimer, je lance une musique sur ma chaîne hifi et augmente légèrement le volume, assez pour qu'elle comprenne que les paroles ne sont pas censées n'être entendues que de moi. Désespérément, elles forment comme un appel à l'aide.
I'm a goner, somebody catch my breath
I'm a goner, somebody catch my breath
I wanna be known by you
I wanna be known by you
I'm a goner, somebody catch my breath
I'm a goner, somebody catch my breath
I wanna be known by you
I wanna be known by you
Though I'm weak and beaten down
I'll slip away into the sound
The ghost of you is close to me
I'm inside out, you're underneath
I've got two faces Blurry's the one I'm not
I've got two faces Blurry's the one I'm not
I need your help to take him out
I need your help to take him out
Though I'm weak and beaten down
I'll slip away into the sound
The ghost of you is close to me
I'm inside out, you're underneath
Though I'm weak and beaten down
I'll slip away into the sound
The ghost of you is close to me
I'm inside out, you're underneath
Don't let me be gone
Don't let me be gone
Don't let me be gone
Don't let me be gone
Don't let me be!
Don't let me be!
Ah, yeah
I'm a goner, somebody catch my breath
I'm a goner, somebody catch my breath
I wanna be known by you
I wanna be known by you
Hana, s'il te plait sauve-moi. Sauve-moi sans laisser ma noirceur te blesser.
Annotations
Versions