Boulevard Raspail
BOULEVARD RASPAIL
PARIS, mai 2002
Marre de ces soirées. Marre, marre, marre ! Passe de bosser comme un fou toute la journée. Supporter le patron. Un appel de sa part, et tout le monde au garde à vous. Mais en plus, le soir, il faut assister à la présentation du plan stratégique à cinq ans. Attention, qu’est ce qu’il fout celui là ? Il tourne sans mettre de clignotant, enfoiré ! La nuit, les parisiens se croient tout permis …
Et puis j’ai du supporter les remarques de Chaudron. Quel imbécile celui là aussi :
-« Moi, à la place du patron, c’est toi que j’aurais choisi … Demusère, il n’y arrivera pas tout seul. »
Cerveau de babouin, Chaudron. Pas tout à fait fini le type. A la distribution de cervelle, il a du oublier sa gamelle … tu crois que moi, à la place du patron, c’est pas moi que j’aurais choisi peut-être ? Une opportunité comme celle-là, je l’attendais depuis cinq ans. Merde, elle tourne ou elle tourne pas ? Et surtout ne te fatigue pas à mettre ton clignotant toi non plus … et les feux, c’est pour les cormorans qui volent de nuit … Tiens, voilà que je deviens agressif au volant, moi. Il faut dire qu’à deux heures du matin, je manque de patience. Je croise deux bagnoles dans la nuit, et je tombe sur deux autistes. Ils ont du avoir leur permis un jour de grève des inspecteurs …
Imbécile de Chaudron. Je vais devoir le supporter au moins un an encore maintenant. Quel type mielleux celui-là ! Quand il commence à parler, je n’attends plus qu’une chose, c’est qu’il termine. Insupportable. Et il va me parler chaque jour de Demusère et de ses difficultés. Au fait, c’est beau Paris la nuit. Me voilà à l’angle du Boulevard Saint Germain et du Boulevard Raspail.
Le Boulevard Raspail, je l’aime bien. Je sais pas pourquoi, je le trouve sympathique. D’abord, quand on vient du boulevard Saint Germain surchargé, il fait calme, nonchalant, pas stressé. Il prend son temps, lui. Et cela malgré la foutue voie de bus qu’on est venu nous coller. Et puis, il est rectiligne, avec une rangée d’arbres au milieu. Un beau boulevard, quoi. Le Boulevard Raspail, c’est comme un canal de quiétude qui croise la rue de Rennes effervescente. Hum, à cette heure, elle n’est pas franchement effervescente. Elle dort la rue de Rennes !
Tiens, j’aperçois au loin deux silhouettes. Mais je rêve ou quoi ? Elles font du stop. Une femme et un gamin ... Pourtant je n’ai pas trop bu. Trop contrarié. Au début. Mais après, je me souviens plus ... A deux heures du matin, une femme et son gosse font du stop, et elle n’a pas l’air de le serrer de près. Ils sont bien encore à trois cents mètres. Qu’est ce que je dois faire ? Jean-Pierre, tu n’es pas assez parano. Cet imbécile de Chaudron me l’a encore répété tout à l’heure : « Jean-Pierre, tu n’es pas assez parano ! ». Imbécile ! Pas assez parano de t’adresser la parole chaque jour et de te payer un café imbuvable à la machine à café !… Et d’écouter tes conneries sur ta tondeuse à gazon dont tu n’arrives pas à faire jouer la garantie. Comment, en étant parano, j’aurais pu empêcher le patron de choisir Demusère pour ce poste à Londres.
Je passe devant la statue de Balzac. Ca aussi c’est quelque chose que j’aime bien Boulevard Raspail : la statue de Balzac. Sculptée par Rodin. Posée là, on se demande pourquoi et depuis quand. Juste devant la station de métro. Zut, elle se met au milieu de la route la nana. Pour sûr, je vais devoir l’écraser, elle et son môme, son ado plutôt, parce qu’il n’a pas l’air de se déplacer en poussette. Ou alors je dois m’arrêter. Avec un peu de chance, le feu sera vert. Je l’éviterai, hop, un coup de direction assistée, et je passe. Sinon, elle va me demander de l’emmener je sais pas où. Elle va me raconter que son mari l’a battue, l’a jetée en dehors de la maison, elle et son gamin, qu’elle ne sait pas où dormir. Ou pire, que sa mère habite à Saint Rémy Les Chevreuse. Je ne me vois pas aller à Saint Rémy Les Chevreuse à cette heure ci. Alors que je suis si près de la Porte d’Orléans, et donc de mon lit. Je ralentis, les immeubles défilent. L’image de cet imbécile de Chaudron ne me quitte pas. « Tu n’es pas assez paranoïaque, Jean-Pierre … ». D’un autre côté, si le gamin pleure, qu’il a froid, qu’il est à la rue, je ne peux pas les laisser là, dehors … je ne suis pas comme çà, je suis un type bien au fond. Ils grossissent derrière mon pare-brise. Quelque chose me chiffonne dans leur attitude, je ne sais pas quoi. La femme, elle se tient bien droite, elle fait jeune. Jeune pour avoir un enfant de ce calibre. Peut-être sa sœur. Le gamin pareil, il a quelque chose qui cloche. Ils se sont repliés sur le trottoir, j’arrive à leur hauteur au ralenti, je feins de regarder devant. Et devant, il y a un feu. Un feu que j’ai vu passer à l’orange … Non, Jean-Pierre, tu ne grilleras pas ce feu. La Mercedes freine en douceur. Je m’enfonce dans mon fauteuil en cuir. C’est super une boîte automatique, on s’occupe de rien. Et à deux heures du matin, on a envie de s’occuper de rien. Je regarde droit devant, sans bouger. Un coup d’œil sur le rétroviseur. Bingo, ils viennent vers moi. Forcément, vers qui pourraient-ils aller à deux heures du matin ? Personne de réveillé à dix kilomètres à la ronde. Sauf un imbécile comme moi qui revient d’une soirée minable à écouter baver Chaudron et entendre complimenter Demusère pour sa nomination. Tiens, à ma gauche, c’est l’hôtel Lutecia. Ils n’ont qu’à aller à l’hôtel Lutecia s’ils ne savent pas où dormir cette nuit. A deux mille balles la nuit !
Je ne les vois plus dans le rétroviseur. J’entends quelques coups tapés sur le carreau côté passager. C’est pour moi. Jean-Pierre, tu ne t’affoles pas. Je tourne légèrement la tête. Collés sur la vitre, les deux visages. Ah, tiens, il ne s’agit ni d’une femme, ni d’un enfant !….
Mon cerveau est embrumé, c’est clair. Un peu trop abusé du Gin Tonic à la soirée. Seule façon de paraître détendu après une telle annonce. Et de discuter avec les uns et autres, tous ceux qui viennent compatir un petit sourire au coin des lèvres, et avoir l’air détaché.
Le néon d’une brasserie proche auréole l’image de cauchemar que j’ai sous les yeux. C’est quand-même le genre de situation où il faut se décider vite. Savoir prendre une décision à une vitesse proportionnelle au taux d’alcool dans la cervelle. Je penche la tête pour voir le spectacle. Exotique ! Je pense au même moment que moi, je dois ressembler à un cocker qui regarde sa maîtresse ouvrir une boîte de Canigou. Le nez écrasé sur la vitre, les yeux exorbités, ils ressemblent à deux crapauds éclatés sur le pare-brise alors qu’ils traversaient la route en volant. A ce niveau de téléportation, ma raison me dit que je n’ai plus qu’une chose à faire : passer la première – merde, c’est une boîte automatique, jamais dans les films ils n’ont de boîtes automatiques - démarrer en trombe, filer le plus vite possible loin d’ici où je n’aurais jamais dû passer, pas à cette heure, pas aujourd’hui !!! Mais mon pied reste paralysé sur place. Aucun flux nerveux ne lui envoie l’ordre d’appuyer. Je garde un calme dont serait jaloux le penseur du même Rodin que celui qui a fait Balzac, deux cents mètres plus haut. Je suis devenu un automate et regarde avec effroi mon doigt qui, comme s’il ne m’appartient plus, actionne machinalement le bouton sur ma portière. La vitre du côté passager s'abaisse lentement, dans un bruit de fermeture à glissière. Une tête se faufile à l’intérieur. A cette distance, plus de doute, la fille c’est un mec ! Une vingtaine d’années, les cheveux décolorés, dressés sur la tête comme le jour où j’ai vu Chaudron nu sous la douche après une partie de tennis. Il a un visage poupin, juvénile, efféminé et, comble de la perversité, un air pacifique. Un piercing sur la narine, un sur l’arcade sourcilière, un autre sur la lèvre. Je suis sûr qu’en cherchant un peu j’en trouverai un sur le nombril, encore un là où ça doit faire mal. Quant à ses tatouages, on doit pouvoir lire en sus sur ses fesses l’œuvre intégrale de NTM. Son collègue, je ne vois que son nez. Il arrive péniblement au niveau de la vitre. Il doit être sur la pointe des pieds. Une touffe de poils noirs sur la tête. Non ce n’est pas un enfant ! A peu près du même âge que l’autre, mais il est tout petit. Pas un nain, mais un petit homme. Un lilliputien ? Sais pas, j’en ai jamais vu des lilliputiens. On devrait plutôt les trouver du côté de la foire du trône ces deux là. Mais que fout Delanoë ?
Jean-Pierre, c’est sacrément vrai que tu n’es pas assez parano. Demain, Chaudron, je te verse le café bouillant sur tes pompes si je sors vivant d’ici, et je vérifie la monnaie chaque fois que j’achète une baguette de pain.
Je prends un air sûr de moi. Il paraît que, devant un agresseur, il faut surtout ne pas montrer qu’on a peur. D’ailleurs, j’ai pas peur. Et d’ailleurs, ils ne ressemblent pas à des agresseurs.
-« Bonjour Monsieur, vous n’iriez pas vers la porte d’Orléans ? »
Merde, non seulement il n’est pas un agresseur, mais il me parle de la Porte d’Orléans. Il aurait pu dire, je sais pas moi, Porte de la Villette, ou Saint Rémy Les Chevreuse …
-« Non, désolé, moi je vais Porte d’Orléans ! »
Et hop, j’aurais refermé ma vitre d’un air désappointé, et je serais reparti me coucher. Oh, que j’ai envie de retrouver mon lit et de ne parler à personne. Et si je dois parler à quelqu’un, autant parler à quelqu’un comme moi, qui fait de l’intégrité de son corps une idéologie, et qui a tant de choses à raconter sur ses ennuis au boulot, ses collègues qui vous voyaient bien à la place de Demusère. Quelqu‘un qui a une opinion sur la politique américaine au Proche Orient ou la grève des routiers. Mais de quoi parle t-on avec un punk ? Bon, ils me regardent tous les deux, l’air pathétique de deux agneaux devant le couteau du boucher. Je dois bien répondre quelque chose à présent. Bordel, pourquoi ils m’ont parlé de la Porte d’Orléans ?
L’espace d’une fraction de secondes, j’imagine leur dire :
-« Pas de bol, les mecs, ça m’aurait fait plaisir de vous amener Porte d’Orléans. Moi-même quand j’étais plus jeune j’adorais Plastic Bertrand. Mais désolé, j’habite ici, Boulevard Raspail, et d’ailleurs, je suis arrivé, vous m’empêchez de rentrer dans mon parking … »
Mais le même montreur de marionnettes qui m’a fait ouvrir la fenêtre me reprend en main. Il fait bouger mes lèvres, et je m’entends dire :
-« Oui, c’est là que je vais !… ; »
Quel con, mais quel con je suis. Ils vont monter, dans mes fauteuils en cuir ! Ils vont me chanter du rap et sortir des lames de rasoir. Me taillader la banquette arrière.
Une voiture de patrouille de police nous dépasse lentement. Trop beau pour être vrai. Ils jettent un coup d’œil vers nous. Mais une Mercedes noire émeraude, c’est rassurant, même à cette heure là. Ils accélèrent et disparaissent. Comment peuvent-ils ne pas se douter qu’un homme innocent et désarmé va peut-être se faire assassiner dans quelques minutes, victime de sa mansuétude et de la société qui laisse sa jeunesse se dresser ses cheveux sur le crâne avec des litres de gel. Il faut pas s’étonner de retrouver Le Pen au deuxième tour des élections si la Police se soucie comme d’une guigne de l’insécurité dans les rues de Paris à deux heures du matin. Je devrais hurler.
-« Moi, j’aurais hurlé ! »
Ta gueule Chaudron. D’ailleurs, si je sors vivant, je ne te raconterai rien de cette histoire. J’assumerai tout seul mes conneries.
L’arrivée de Le Pen au deuxième tour, je l’ai apprise dans la voiture. Lucie était à côté de moi, les gosses à l’arrière. Le journaliste qui annonçait çà sur France Info avait l’air de se lécher les babines :
-« Dans deux minutes il sera vingt heures et nous vous annoncerons les deux candidats pour le deuxième tour »
Il se délectait d’avance de la surprise générale lorsqu’il allait nous annoncer à nous, pauvres bœufs, que Le Pen avait réussi à passer le premier tour et virer Jospin et ses trente cinq heures aux oubliettes. Un scoop dont il n’avait pas souvent eu l’honneur jusque là. Probablement un journaliste de permanence, qui a eu la chance d’être de garde le jour où il fallait. Et là, bingo, c’est pour lui ! Jamais entendu sa voix auparavant. Jamais depuis. Lucie était restée de glace. Il faut dire que, déjà à ce moment, ça n’allait plus très fort, moi et Lucie. On peut même dire que ça n’allait plus du tout. De retour d’un weekend chez ses parents. On emmenait les enfants au restaurant pour ne pas avoir à faire la cuisine, et il fallait donner une bonne contenance. C’est en faisant un créneau devant la crêperie que j’ai expliqué aux enfants pourquoi c’était une catastrophe ! Le deuxième tour avec Le Pen.
-« Ca vous ennuie, Monsieur, de nous en rapprocher ? »
Jean-Pierre, le ciel te laisse une chance de profiter de tes cotisations retraites laborieusement gagnées. Sinon, elles vont servir à combler les caisses des fonctionnaires. Eux, à cette heure, ils sont dans leur lit !
-« OK, montez … »
Le grand décoloré ne se le fait pas répéter deux fois. Il tente d’ouvrir la portière avant. Hé hé… sécurité totale, toutes les portes se sont verrouillées automatiquement quand j’ai quitté le parking, après cette foutue soirée. Un signe, une chance que me tend le destin de sauver ma peau de cadre dynamique qui vient de se faire souffler le poste de sa vie. Les yeux du punk s’agrandissent démesurément. On dirait un poisson lune dans son bocal. Entre incompréhension et désespoir. A croire que chez lui toutes les portes sont ouvertes en grand.
-« Moi, j’aurais jamais ouvert ! »
Mais tu vas la fermer, Chaudron ? Bien sûr que t’aurais jamais ouvert toi ! Coincé dans ta baraque à Rueil Malmaison. D’accord Rueil Malmaison, mais banlieue quand -même ! Toi tu passes ton temps à féliciter ceux qui ont eu leurs promotions et à réconforter les autres, qui ne les ont pas eues. Mais toi, Londres, çà risque pas de t’arriver !!! Il faudrait d’abord que tu alignes deux mots d’anglais à la suite. Moi, j’ai pas eu Londres, mais dès demain je me positionne sur Francfort. Alors tu vois, moi je suis un type qui ouvre. Clic !
-« Attendez, poussez ma veste, mettez la derrière … »
Le blond monte devant, le petit escalade la banquette et disparaît derrière. Merde, j’ai passé ma veste à l’arrière. Il a tout loisir de la fouiller. Voyons voir, j’ai mon portefeuille dedans, ma carte bleue, tout quoi … mais pourquoi j’ai ouvert ? Et maintenant qu’est ce que je fais ? Deux solutions : je m’enferme dans le mutisme le plus total jusqu’à la Porte d’Orléans. J’ouvre la portière et, ciao, et n’y revenez plus. Ou alors, deuxième solution, je les fais parler. Pour décontracter tout le monde. Surtout moi.
-« Drôle d’heure pour faire du stop, non ? »
Lucie, rien ne l’énerve plus que quand j’adresse la parole à des inconnus. On sait jamais, l’être humain est une chose si dangereuse pour elle. Pour sûr que si elle avait été là, ils seraient partis à pied à la Porte d’Orléans ces deux pingouins. Elle a toujours une anecdote sur quelqu’un, ami de quelqu’un, ami de quelqu’un, à qui il est arrivé quelque chose. Un cambriolage, une voiture forcée, un vol à la tire… Il faut dire qu’elle travaille dans les assurances et qu’elle en voit des choses toute la journée. Ca finit par la faire se méfier de tout et de tous, et de me répéter tout le temps : " Fais attention à ce type … »
-« Merci beaucoup, m’sieur, mais on a pas vu l’heure, et on a laissé passer le dernier métro … »
-« Pas prudent çà ! Surtout que vous êtes pas tout près, à pied !… »
-« Oh, et encore, on habite beaucoup plus loin, vous savez …. »
Nous y voilà : le coup de la jolie auto stoppeuse qui arrête une voiture, puis fait sortir ses copains du fourré ? Je dis oui pour la Porte d’Orléans, et je me retrouve à … Orléans. Mais bordel, pourquoi cela n’arrive qu’à moi ? Le mieux, c’est de faire celui qui n’a pas compris … mon lit est chaud à l’heure qu’il est. Lucie doit dormir. Je me déshabillerai dans le salon. J’irai jeter un œil sur les enfants endormis, juste pour me rassurer pourquoi je fais tout çà. Puis, silencieusement, je me glisserai dans le lit. Je me tournerai vers le mur et m’endormirai très vite. En rejetant très loin Demusère, Chaudron et le patron. Tout ce que je veux, c’est dormir à présent et me retrouver seul avec mes pensées, pas avec celles des autres.
-« Vous venez d’où comme çà ? de Montparnasse ? »
Et toc, à eux de m’expliquer un peu leur affaire. Il faut bien que je meuble. Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur pour voir ce que fait le nain à l’arrière. Le feu est repassé au rouge avec tout çà, et j’ai l’impression qu’on va camper ici. Le petit bonhomme est si petit que je ne vois que le haut de son crâne, et donc impossible de savoir ce qu’il fabrique. S’il fouille mes poches, impossible de le voir. Je dois trouver un prétexte pour me retourner sans passer pour un mec suspicieux. Ca pourrait les énerver.
-« Ouais, on était à une soirée, et on a pas vu l’heure passer. C’est la faute à Brandy, il voulait rien savoir … »
C’est le petit qui a répondu. Et hop, je me retourne, la voilà mon occasion.
-« C’est qui Brandy ? »
Je lui ai regardé directement les mains. Il les a posées sagement sur ses genoux. Ma veste est restée sur l’autre côté de la banquette, il n’a donc pas pu y toucher. T’es trop parano Jean-Pierre ! Il est quand même sacrément petit le bonhomme. Pas facile de draguer des nanas quand on mesure si peu … Je regarde le boulevard qui s’étire, et qui semble tout pâle derrière mes feux de croisement. Finalement, je me dis que je me suis inventé pas mal d’histoires ! Quand il arrive quelque chose, c’est à force de chercher par où et quand ça va arriver. Tant pis, ils sont là, ils sont là, trop tard …
-« Brandy, c’est moi. Mon père m’a appelé comme çà. C’était ce qu’il aimait le plus au monde : le Brandy ;
Et hop, c’est parti. Je vais avoir droit à un passage entier sur les misérables ou sur les deux orphelines, les yeux humides assurés. J’ai pas envie d’entendre parler de çà. Pas ce soir !
-« Brandy, c’est joli. Ca aurait pu être pire. Il aurait pu aimer le whisky ou le Martini. »
C’est pas drôle et je me trouve con. A force de vouloir faire de l’humour pour me donner une contenance, je vais de pire en pire. Tout à l’heure, le patron est venu me voir après l’annonce de la nomination de Demusère. Je faisais le mec détaché. J’y arrivais même bien. Il avait une coupe de Champagne à la main, m’a mis une main sur l’épaule d’un air paternel.
-« Jean-Pierre, j’espère que vous n’êtes pas trop déçu. Mais vous savez bien que nous comptons toujours sur vous. Il y aura d’autres opportunités, et sûrement une pour vous … »
-« Ca tombe bien, je supporte pas la bière chaude. »
Qu’est ce qu’il m’énerve le patron quand il parle à la première personne du pluriel. Il se prend pour le roi soleil j’imagine. Je me suis toujours demandé s’il le faisait exprès ou si çà lui était venu comme çà. Je l’ai regardé droit dans les yeux. J’avais envie de répondre « Mais non, gros con, je suis pas déçu. Tu viens juste de bousiller la seule chance que j’avais de ne pas affronter un divorce tout de suite ». Il m’a fixé un long moment sans parler. J’ai trouvé cet instant interminable. Je ne sais pas pourquoi, je me suis mis en tête de ne pas cligner des yeux. Forcément, j’ai vu trouble. Je devais avoir un air pathétique en diable.
-« Nous vous estimons beaucoup, nous avons tant besoin de vous. Nous ferons une soirée très bientôt avec toute la direction. Epouses comprises. Elles le méritent bien étant donné qu’elles acceptent que nous passions tant de temps au travail … Au fait, Jean-Pierre, vous savez que nous avons divorcé ? Nous vous présenterons Sabine à cette occasion … »
-« Madame de Maintenant ? »
Le genre d’ânerie qui vous plombe une carrière. Il a pas aimé. Mais pourquoi je tiens pas ma langue quand j’ai un bon mot ?
-« Ne soyez pas amer, vous avez du talent. Je fais partie des convaincus. »
-« … et vous aurez votre revanche .. ; »
J’ai marmonné pour moi tout seul quand il a tourné les talons et est reparti. Je me mords la langue pour ne plus recommencer.
-« Oui, vous avez raison. Mais il a eu tendance à chouchouter la bouteille et à secouer le Brandy … »
Nous y voilà !
Il a une voix douce le Punk. Je l’imagine pas se déchaîner sur une piste de danse, ni sur le cadavre encore fumant d’un bon père de famille. Je lui devine un regard malheureux.
-« Mais quel type de soirée c’était, je veux dire, votre soirée ? »
-« Oh, une soirée rave organisée par des potes. Il y avait un défilé de mode. On était tous en bande, mais on s’est dispersé pour rentrer »
Toi, mon pote, tu aurais du regarder les fringues pendant le défilé … et t’en inspirer. Je sais pas s’il y avait Karene Mulder dans ton défilé. Il devait s’agir plutôt d’une exposition d’épingles à nourrice. Mais que tu es con, Jean-Pierre, il a l’air plutôt sympa ce môme.
-« Dites-moi, si je n’étais pas passé par là, vous en aviez pour un sacré bout de chemin tous les deux … »
-« Les autres ne doivent pas être loin … »
Les autres. Je ne me rappelle plus de quand date ma dernière virée en boîte. Ni même quand j’ai vécu sans horaires, sans contraintes. Cela doit remonter à mes études, à Toulouse. Sacrée époque, celle où l’on pense que tout est possible, et que la société n’attend que nous. Toulouse et ses terrasses de café. Je me rappelle d’une soirée avec des copains. On se posait des questions sans arrêt pendant un interminable Dongeon et Dragon. On était pas d’accord sur le nombre de tours de la muraille extérieure de la cité de Carcassonne. A onze heures, hop, on a sauté à quatre dans ma bagnole, et on a filé à Carcassonne, à cent cinquante kilomètres de là. On a fait le tour de la cité. On les a comptées, les tours, une à une. On en a compté dix huit ! C’est moi qui ai gagné !…. On a bu la caisse de bière qu’on avait emmenée avec nous dans le coffre. Pour fêter çà, on a continué jusqu’à Narbonne, prendre un bain de minuit. Je lui en ai fait voir à ma vieille R5. Elle a résisté à tout ! Les kilomètres, les montées vers Bagnères dans la neige des Pyrénées, les courses sur le sable dans les Landes … Une bagnole increvable.
-« C’est une bonne bagnole que vous avez là ! »
-« C’est une Mercedes ! »
-« J’étais jamais monté dans une bagnole comme celle-là. Vous l’avez achetée où ? »
Ca c’est la meilleure. Je m’attends à une question du genre « Combien vous l’avez payée ? » ou « A combien elle monte ? ». Mais pas où je l’ai achetée.
-« Chez le concessionnaire de Montrouge ! La vendeuse, elle avait un chignon, des gros seins et un tailleur Channel !»
-« Et là, c’est quoi ? un ordinateur ? ». Il ne semble même pas avoir entendu ma réponse. J’aime pas qu’il touche les boutons.
-« En quelques sortes : tu veux de la musique ? »
J’allume la platine. C’est la chanson « scatterlings of Africa ». Le rythme africain de Johnny Clegg, j’adore. L’envie de laisser la bagnole sur le bas côté et de se taper les fesse par terre, avec du tam tam en plus.
-« Pffff c’est nul cette radio. Vous n’avez pas quelque chose pour homme ? »
-« C’est pas la radio, c’est mon CD préféré ! »
Ca te va bien de parler de quelque chose pour homme, avec ta voix fluette. Tu l’écouteras jusqu’au bout. Une voiture, c’est comme une maison. C’est chez moi ici … Le punk s’enfonce dans son fauteuil, les mains dans les poches, il regarde dans le vide. C’est susceptible un punk ? Décidément, la communication avec la jeunesse est plus difficile que ce que je croyais ! A trente cinq ans, je pensais être encore dans le coup. Johnny Clegg il est pas en maison de retraite encore, que je sache … C’est pas Edith Piaf quand même. Encore que je respecte beaucoup Edith Piaf. Et puis merde, je vais pas me justifier sur tout.
-« C’était quoi ce défilé ? »
On pourra pas dire que je fais pas d’effort. Le feu est passé au vert et la Mercedes est repartie sans un bruit, glissant sur le bitume. L’avenue est à présent déserte. Je distingue juste un peu plus haut les néons du Boulevard Montparnasse qui amènent un peu de vie à cet endroit. A Paris tout est magique la nuit. La ville ressemble à une bête, endormie, qui ne demande qu’à se réveiller. Quelques lumières par-ci par-là, comme un œil ouvert, juste pour faire le gué. Une vie qui ne demande qu’à repartir à la première lueur du jour. C’était pas facile pour moi d’imaginer de quitter Paris. Londres, j’aime bien. C’est autre chose. Mais ça ne ressemble pas à Paris. Rien qui donne cette impression de gros village. Où chaque pierre peut vous raconter une histoire. Londres, ce que j’en connais, c’est ce quartier proche de Waterloo station où on a nos bureaux. Pas même Piccadilly ou Soho où je ne suis allé que très rarement. Boire une bière, à la sauvette. Londres me reste étrangère. Il m’aurait fallu quelques temps pour l’adopter et m’y sentir chez moi. Londres, c’était tout simplement une superbe opportunité de partir quelques temps – quelques années ? – loin de Lucie, en prétextant des impératifs de carrière, sans s’avouer ouvertement qu’il n’était plus possible de vivre ensemble chaque jour, de s’ignorer chaque matin un peu plus, chaque soir.
-« Vous connaissez Londres ? »
J’ai sursauté ! Pourquoi me parle t-il de Londres à présent l’iroquois.
-« Pardon ? »
-« Ben, je vous ai dit que les mannequins venaient de Londres. C’est là qu’on en a connu plusieurs. Je vous demandais si vous connaissiez Londres. Une ville démente ! »
-« Oh moi, à part le musée de madame Tussau … et cet autre musée, le British museum où on trouve les originaux du Parthénon … »
-« Les musées, c’est pas notre truc ! Pas vrai Boris ? »
Le nain s’appelle Boris. J’ose pas lui demander si c’est parce que son père à lui aimait trop la Vodka. Comme quoi, il y a deux minutes à peine ces deux types étaient deux inconnus, et à présent je sais leurs noms. C’est pas beau la communication ? Beaucoup pour ce soir. Si je laisse filer, arrivés à la porte d’Orléans je saurai tout sur leur période pré pubère. Le Boris en question a commencé à s’agiter à l’arrière :
-« Oui Brandy … Dis, je dors chez toi ce soir. Tu me laisseras appeler mes parents ? Sinon ça va barder demain. »
Eh bien allons y dans le décalé. Le nain qui devait participer à mon assassinat il y a peu encore a peur de se faire engueuler par ses parents. J’en aurai abattu des idées reçues en un seul soir. Me voilà au feu, à l’intersection de ce prétentieux de Boulevard Montparnasse. Lui, il n’a rien qui me plaise. Du clinquant, des grands magasins, des lampadaires éblouissants, et toutes ces brasseries. Un boulevard fille de joie, quoi ! Qui fait le tapin. Il suffit de passer ce carrefour, et hop, je reprends mon Boulevard Raspail, dans sa partie la plus clame. Mes deux auto-stoppeurs paraissent s’agiter. En général, si un agresseur ne vous a pas agressé dans les cinq premières minutes qui suivent votre rencontre, il y a de moins en moins de chances qu’il vous agresse au fur et à mesure que le temps passe. Cette théorie, je viens de l’inventer. Mais elle me va bien. Le punk s’est collé le nez au pare-brise :
-« Eh, c’est pas Morena, là-bas ? »
Le nain se redresse à son tour. Il vient glisser sa grosse tête entre son copain et moi, les mains sur les appuie-têtes.
-« Morena, où ça ? »
-« Là-bas, sur le trottoir d’en face, devant la brasserie marquée Dom’ »
Dites-moi les cocos, il en faut du hasard pour rencontrer une vieille connaissance à deux heures du mat’ dans les rues de Paris !
-« Arrêtez-vous, arrêtez-vous monsieur s’il vous plait, c’est une copine ! »
Ils se sont fait si pressants que je n’imagine pas discuter une seconde. Je passe le carrefour et immobilise la voiture à l’angle du Boulevard Montparnasse, deux roues sur le trottoir. Des fois, je me dis que j’aurais jamais pu tenir le rôle de Steve Mac Queen dans Bullait. Mes deux passagers sautent littéralement de voiture. Ils se précipitent sur une fille plantée là au milieu du trottoir, un imperméable immonde sur le dos. Elle a les cheveux dans les yeux, impossible de voir son visage. Elle semble statufiée. Vision irréelle, sur un trottoir désert.
Je me retrouve comme un idiot, seul dans ma voiture. Les portières grandes ouvertes. Ils auraient pu les claquer les deux zozos quand même. Ma Mercedes, ce n’est pas une entrée de métro …
Bordel, qu’est ce que je fais ? Jean-Pierre, tu laisses en plan toute la famille tuyau de poêle et tu reprends ton chemin. Là où tu n’aurais pas du le laisser. Par la vitre, la scène semble anthologique. Les deux bonhommes parlent avec la fille. Ils s’agitent tous. Le nain saute régulièrement pour mieux voir. Par-dessus l’épaule de son copain qui lui fait obstacle. La fille s’énerve. Elle fait des grands gestes. J’entends des bribes de conversation : elle jure comme un charretier. Vulgaire la nana. J’entends Johnny Clegg qui s’égosille. Il m’énerve à présent, mais je le laisse s’égosiller. La seule idée qui me vient à ce moment là, c’est que je n’habiterai jamais en bordure d’un grand boulevard. Trop de bruit !
Qu’est ce que je fous à présent ? Je sors de la voiture tranquillement. Même pas énervé. Je fais le tour et viens claquer les deux portes béantes. Personne ne prête attention à moi. Mon intention première : remonter, repartir, rentrer à la maison. Sans même me retourner.
Il fait bon ce soir. On est au mois de mai. Le ciel est blanc, la douceur est déjà au rendez-vous. En bras de chemise, les mains dans les poches. Je regarde, debout, le grand Boulevard, si calme … Si les autres arrêtaient de vociférer, je me sentirais presque bien. Plus sommeil. Finalement, rien ne presse. Une SLK passe devant moi, au ralenti. Je la suis des yeux. La capote grande ouverte. Un type gominé, une superbe créature à son côté qui suit la scène du regard. Je capte ses yeux, elle m’envoie un sourire. Ce doit être un mannequin !
Elle me rappelle une hôtesse à cette soirée passée Faubourg Saint Honoré. Un vernissage. Lucie et moi étions invités. J’ai oublié par qui. Dans un endroit super branché paraît-il. On s’est retrouvé directement après le boulot. Le type qui exposait s’appelait Cyril. Un artiste, mal rasé, style couverture de magazine people. C’est une jolie blonde aux cheveux qui arrivaient jusqu’aux fesses qui nous a accueillis. Il lui a caressé le bas des reins avec négligence et est venu se présenter. En voyant ma cravate, il m’a tout de suite catalogué comme un client potentiel. Il m’a fait passer devant toutes ses toiles. M’en a commentées. Je les ai regardées, d’un air effaré.
-« Vous mettez combien de temps pour peindre une toile ? »
Je sais pas si c’est impertinent comme question. Lucie a voulu intervenir.
-« Vous savez, Jean-Pierre peint aussi. Il a fait beaucoup de tableaux. Peut-être qu’il exposera lui aussi… un jour … »
Bon dieu, qu’est ce qui lui a pris de dire une chose pareille. Je n’ai jamais peint. Je dessine moi, au fusain. Rien à voir. L’autre m’a regardé de la tête aux pieds avec un air amusé.
-« Ca me plairait beaucoup qu’il me montre çà. Un tableau vous savez, ça peut prendre cinq minutes ou des fois une semaine … »
-« … et vous, vous prenez combien ? … pour une toile je veux dire !»
L’homme ne se départit pas de son sourire. Ma cravate ne l’impressionne plus, c’est clair.
- « je compte en mètres carrés, il faut compter dix-huit mille francs en moyenne le mètre carré. »
Je siffle. Je m’arrête devant un portrait de quelqu’un qui ne se reconnaîtra jamais.
-« Celui-là, il a du prendre cinq minutes … »
-« Le salaud, le salaud, le salaud …. »
Elle s’excite, la fille à l’imperméable. Un instant je crois même qu’elle va frapper mon punk. Que dois-je faire ? Le défendre ? Mais non. D’abord, c’est pas mon problème. Elle a l’air de parler de quelqu’un d’autre. Pendant qu’elle s’énerve, son imperméable s’ouvre. Elle a pas l’air mal, qu’est ce qu’elle fout avec eux ?
-« Tu n’aurais pas du lui dire cela, tu l’as vexé ... »
Lucie, elle devrait me connaître. Ce n’est pas parce que ce type fait de l’art contemporain que tout ce qu’il crache est génial. En art contemporain, il y a des bons et des mauvais. Comme dans tout. Et la voilà partie pour m’expliquer que je suis un vieux ringard fermé qui ne comprend rien. Pourtant, j’avais encore d’autres questions à lui poser, moi, à Cyril : par exemple, comment il fait pour avoir en permanence une barbe de trois jours. On s’est engueulé. On ne s’est plus parlé sur le chemin du retour. Comme souvent sur les chemins de retour.
-« … et je ne veux plus jamais le revoir … ! »
Elle doit continuer sur le salaud en question ! je me retourne vers le trio surréaliste. Je les regarde un moment : ils sont émouvants. Fragiles même. Je ne trouve pas d’autres mots. Je me dis que, quand dans une soirée il t’arrive une emmerde, la probabilité qu’il t’en arrive un second tout de suite derrière est très grande. Ca aussi c’est moi qui l’ai inventé. Celui-là je l’aime moins, mais c’est celui que j’ai le plus souvent vérifié !
-« Dites, la Porte d’Orléans est à deux kilomètres à vol d’oiseau. A cette allure, j’ai calculé qu’on y sera dans trois jours ! »
Brandy se retourne vers moi. Il semble se rappeler brutalement de ma présence. Un comble. Boris aussi. Il cesse de sauter comme un cabri.
-« Oui m’sieur, on arrive, on arrive … »
La fille ramène ses mèches derrière ses oreilles. Elle relève la tête et me regarde à son tour, comme on regarde un géranium sur un balcon qu’on a oublié d’arroser depuis huit jours.
-« Qui c’est ce type ? »
Bon dieu qu’elle est jolie ! J’ai du mal à croire que c’est elle qui jurait tout à l’heure comme un déménageur. Je ne vois plus qu’elle dans les lumières tapageuses du boulevard. Dans les vingt ans. Elle est brune, les cheveux mi longs. Son visage est fin et ses yeux noirs pétillent de vie. C’est tout juste si je remarque les longues traînées que les larmes ont laissées sur ses joues. Son imperméable est largement ouvert. J’aperçois une petite robe noire très courte et moulante. Elle en a du boulot, la petite robe noire, à tout mouler comme il faut. Elle a de la chance aussi. De longues bottes de cuir.
C’est bien simple, j’en reste sans voix. Je me dis un instant que je dois ressembler à un type à qui on a débranché brutalement le goutte à goutte.
La fille me regarde sans complaisance. Froide. Je lui ai trouvé un petit accent. Indéfinissable et, je le comprends immédiatement, inoubliable. C’est Brandy qui lui explique.
-« Du calme, Morena, c’est le type qui a accepté de nous ramener … »
Pour eux je suis « le type ». Moi je connais leur nom, et eux, ils savent juste où j’ai acheté ma Mercedes. Tout un symbole ! J’ai envie de leur crier merde.
Il faut que je dise quelque chose. Je ne peux pas rester planté là, comme un idiot. La fille me regarde. J’ai plus l’âge non plus de bafouiller. Une réplique, quelque chose qui a de l’allure. Elle va se faire une opinion sur moi au premier son qu’elle entendra de ma voix. Mon dieu ! Et toutes ces fois dans ma vie où on a attendu en me regardant que je dise quelque chose d’important, et où ce quelque chose d’important a conditionné la suite des événements :
-« OK, je reste encore un an à ce bahut, mais après, je me tire faire ma vie…. »
-« Oui, j’accepte de la prendre pour épouse … »
-« Oui Président, j’affirme que j’ai la capacité à prendre ce poste à Londres … »
-« Je crois que tu as très bien compris la situation … »
-« Morena, c’est un prénom Espagnol, çà ! »
Les yeux de la fille semblent s’animer. Il en fallait pas tant. Jean-Pierre, tu as parfois des éclairs de génie. Tes petits mots finiront à côté de « Et pourtant elle tourne » ou « Messieurs les anglais tirez les premiers.. ». Je lis presque de la sympathie dans son regard. Elle se détend et s’approche de moi.
-« Oui, mes parents sont Espagnols … »
Dieu que cette fille est jolie. Je déglutis de la voir si près. Son visage est fin, son nez légèrement pointu. Elle a esquissé un sourire et tout s’est illuminé. Sa poitrine est une insulte à l’abstinence, et ses hanches ont été dessinées par un artisan luthier. Elle me regarde avec l’insolence d’une fille jeune et jolie. Ses yeux sont rouges. Elle a beaucoup pleuré.
-« C’est à vous la caisse là ? »
Je me retourne. Dans le halot d’un réverbère, ma belle Mercedes ressemble à une épave, abandonnée sur le trottoir. Une caisse, tu es dure Morena.
-« Oui, c’est ma voiture. Je l’ai achetée à Montrouge !»
Ca ne fait rire personne. Pas même les deux zozos derrière elle. Jean-Pierre, ton humour !
Elle retourne auprès de mes deux personnages et parlemente avec eux. Je les regarde en hochant la tête, ils me jettent des coups d’œil à la dérobée. Ils me la jouent Notre Dame de Paris… Nul doute que Victor Hugo n’a rien inventé. Esmeralda entourée de Frolot et de Quasimodo. Une vision issue du néant. Je vais écrire une nouvelle version : « Boulevard Raspail de Paris ». Elle semble avoir sur eux une grande autorité, car ils opinent du bonnet à chacune de ses phrases. C’est elle qui revient vers moi, les autres restent à distance. Ils me regardent comme si j’avais deux têtes et trois yeux. Je ne sais pas à quelle sauce ils veulent me manger, mais si c’est elle qui me mange, je suis d’accord.
-« Aidez-nous, on a perdu un copain, il faut le retrouver. Avec votre voiture. Il doit pas être loin … »
Elle a pris un ton assuré. Elle est si jolie qu’elle pourrait me réciter le quatrième article du code des impôts que je l’écouterais avec tout autant d’attention. Sans rien entendre tout de même. Dans ses yeux, je lis une grande tristesse. Dieu que c’est beau une femme qui vient de pleurer. Toi, ma jolie, tu sais pas à qui tu t’adresses. C’est la nuit, et je devrais être en train de dormir. Demain à huit heures j’ai un conseil de Direction, et ça va chauffer. Il vaudrait mieux que je sois en forme. Alors tu comprends, vadrouiller dans Paris la nuit à promener la cour des miracles, je le sens pas trop. Je dois lui répondre quelque chose qui ne laissera aucune ambiguïté sur le fait que nos routes se séparent ici.
-« Il est parti dans quelle direction votre copain ? »
La Mercedes contourne tout le carrefour pour s’engouffrer sur le boulevard Montparnasse. Les néons de cinéma me font déjà de l’œil. Provocateurs. Pas vraiment la direction de mon lit. Je ne sais pas ce qui me prend ce soir.
La fille est montée devant. J’ai pas tout perdu. Elle guette tout ce qui se passe devant et me guide.
-« C’est quoi cette merde ? », a t-elle commencé par dire en coupant le caquet à Johnny Clegg.
-« C’est pas une merde, c’est mon CD préféré ».
-« Là, à droite. Prenez cette rue …. Ici à gauche … »
La sentir là, tout près, cela me rend presque heureux. Elle a l’air si désemparée.
-« Dite-moi, je sais qu’un chauffeur de taxi ne pose pas de questions qui ne le regardent pas, mais on cherche qui réellement ? »
-« On cherche Tony. C’est un pote … »
-« Là, prenez à gauche ! », c’est Morena qui a parlé.
-« On cherche une aiguille dans une botte de foin … »
-« Non, reprend Brandy, il était avec nous à la soirée. Il est parti depuis peu. »
-« On s’est disputé … »
Morena a fini sa phrase dans un sanglot. Voilà une fille follement amoureuse ou je me trompe.
J’ai le cœur qui se serre. Quelle chance il a ce Tony ! Je jette un coup d’œil sur son décolleté et un frisson de désir et de souvenirs me remonte le long de la colonne vertébrale.
Elle me rappelle tellement Anne. Ces yeux, cette poitrine … et ces larmes. Ce doux désespoir dans la voix.
Je revois Toulouse. Mon ami Eric. On était inséparables tous les deux. On s’est connu dès la première année dans notre école d’ingénieur. Le jour même de la rentrée. On s’est tout de suite repéré. Et on ne s’est plus quittés. Un coup de foudre. On a tout fait ensemble : le sport, les vacances, la fête, et même les filles. On était si inséparables qu’on nous a même traités de pédés. Les gens cherchent toujours à salir ce qu’ils ne comprennent pas.
-« Là-bas, il y a un type qui attend … ralentissez … non ce n’est pas lui … »
-« A vos ordres madame … »
Ca a duré les deux premières années. Deux années dont je garde un souvenir ému. J’attirais par mon humour, Eric retenait par sa tendresse. On était devenu le centre d’intérêt des soirées étudiantes. Et puis un jour, Eric est tombé amoureux. D’une fille qui tenait la cantine universitaire. C’était Anne. Des yeux noirs, des formes sculpturales. Eric a voulu la draguer. Ca n’a pas marché, il s’est acharné. Pour la première fois, il a tout voulu faire seul, sans mon aide. C’est dire s’il était accro.
-« Ecoute Morena, on peut pas le trouver, c’est grand Paris, et il a eu le temps de s’éloigner … »
C’est Brandy qui tente de la convaincre. Deux nouvelles larmes coulent sur les joues de la fille.
-« Il ne doit pas être loin ! Il ne peut pas être loin ! »
Il a commencé à m’énerver avec Anne. Il ne pensait plus qu’à elle. Il l’a attendue de nombreux soirs à la sortie du restaurant. Au début je l’accompagnais, et je le ramenais. Puis je l’ai laissé partir seul. Elle n’a jamais rien voulu savoir. Moi, j’en avais perdu mon ami. Il n’avait plus de goût à rien. J’ai fini par me fâcher. Plus de fêtes, plus de vacances en montagne l’été. Il s’en est rendu malade l’imbécile.
-« Vous n’avez pas un mouchoir ? »
-« Regardez dans la boîte à gants, il doit y avoir des kleenex. »
Morena se penche vers la boîte à gant. Je devine ses seins et une goutte de sueur perle sur mon front. J’ai jamais compris comment une jolie fille pouvait pleurer pour un mec. Il ne doit pas manquer de types bien pour les consoler. Brandy semble s’impatienter.
-« Morena, il rappellera demain. Comme il a toujours fait ! »
Les yeux de Morena se sont transformés en deux éclairs, l’espace d’un instant.
Un soir, on s’est disputé avec Eric. Une dispute sévère. Des disputes, on en avait eues souvent. Nous étions si proches. Mais ce soir là, de retour d’un match de tennis où il n’avait rattrapé aucune balle, je m’étais emporté.
-« Tu es jaloux Jean-Pierre, tu peux pas comprendre ! »
-« Qu’est ce que c’est que çà ? »
Morena tient dans les mains un carnet qu’elle a trouvé dans la boîte à gants.
-« Touchez pas à çà, c’est mon carnet de croquis. »
Morena, elle semble pas entendre quand elle a une autre idée en tête. Elle se met à feuilleter les pages sur lesquelles je griffonne au cours de mes moments de détente. Je me sens à la fois furieux qu’elle touche ainsi à mes secrets, et un peu ravi de lui montrer ce soupçon d’intimité.
J’ai été furieux qu’il me dise que j’étais jaloux. Tout ce que je voulais, c’était qu’on reprenne notre vie d’avant, notre complicité. Je voulais que cette fille disparaisse et qu’Eric et Jean-Pierre redeviennent cette paire d’amis d’avant, quand rien ne paraissait impossible. Mais il avait raison. J’étais jaloux. Aujourd’hui je le sais. Nous avions tout partagé. Même nos conquêtes. Nous nous racontions tout. Dans les moindres détails. Je me rappelle même de cette fois où, par défi, nous avions décidé de draguer à deux. Pas un de ces duels dont nous raffolions. Ces duels où on voulait voir qui allait emporter la mise. Non, ce soir là, on avait voulu la même fille. Pour les deux. Nous étions partis en chasse, comme deux gamins décidés à faire un mauvais coup. Nous avions attendu la fête annuelle de l’école, et jeté notre dévolu sur une fille en dernière année de droit, amenée ici par je sais trop qui. On avait mis le paquet. Je l’avais fait rire. Et çà avait marché. Elle comprit qu’elle n’aurait pas l’un sans l’autre. Que c’était les deux ou rien. Elle a accepté. Pour un soir. Anne, c’était différent. Il n’était plus le même. Je l’ai mis dehors de l’appartement. Il est parti s’installer dans une chambre, sur le campus de Rangueil.
-« Vous dessinez pas mal …. C’est qui ces gens nus que vous dessinez ? »
-« Arrêtez ! Là ce sont des statues du jardin du Luxembourg. J’aime dessiner pendant que je promène les gosses. »
-« Vous avez des gosses ? »
Ben oui j’ai des gosses. Rien d’extraordinaire à cela. Et c’est pour çà que tout se détraque. Pour çà que je ne sas pas comment finir mon couple. L’idée de ne plus les revoir m’est insoutenable. Ne plus les voir grandir, chaque jour. Au moins, pendant qu’elle regarde mes dessins, elle est moins stressée par la route. Sur laquelle elle garde un œil malgré tout.
Alors j’ai décidé de séduire Anne. Pour lui montrer. Pour en finir. Un garçon peut toujours arriver à ses fins avec une fille. Quand il le veut vraiment. Qu’il y met le temps. Quand il ne dépend pas d’elle. Alors je l’ai charmée. Je l’ai dessinée. Quand elle servait, quand elle riait. Je l’ai séduite. Je l’ai faite rire avec mon humour. Méthodiquement. Je lui ai proposé de poser nue. Elle a accepté. Je l’ai possédée.
-« He, ça salit les doigts … avec quoi vous dessinez ? »
-« Avec du fusain, c’est du charbon … »
-« C’est rigolo … là c’est un canard ? «
-« Oui, au jardin du Luxembourg »
-« Et là, un lion ? »
-« Jardin du Luxembourg. »
-« Ca, c’est un enfant à vous ? »
Elle est devenue ma copine. On ne dit pas ma maîtresse quand on a vingt ans. Je suis partie avec elle faire le tour de France. Et puis je suis retourné voir Eric. Je lui ai tut dit. Je voulais la lui ramener. Comme un chat ramène une souris sur le perron de la maison. J’étais ni fier, ni honteux. Eric a pleuré.
Quand je suis reparti, je savais que j’avais fait du mal. Tout ce que je croyais innocent ne l’était plus.
-« C’est mon fils aîné, il a huit ans »
-« Arrêtez-vous là, je crois que c’est lui là-bas. »
Je me suis posé sur le trottoir. Près du cimetière de Montparnasse. J’ai regardé Morena courir vers un homme qui semblait pisser contre le mur.
-« Qui c’est ce Tony ? Vous le connaissez depuis longtemps ? »
Brandy s’est rapproché du siège avant.
-« Oh, c’est un vieux copain. C’est le petit ami de Morena. »
Merci, j’avais compris Brandy. Ton père t’a trop secoué quand tu étais petit. Tu n’as pas inventé le fil à couper le beurre Brandy, mais tu commences à m’être sympathique.
-« Ils se connaissent depuis longtemps ? »
-« Ils sortent ensemble depuis le mois dernier. Elle en pince beaucoup pour lui. Mais Tony, il veut rester libre. Il faut voir comment il lui parle. Des fois j’ai honte. »
-« Pourquoi se sont-ils disputé ? »
-« Je sais plus. Tony, il dépense beaucoup d’argent. On sait pas d’où ça vient. Chaque fois qu’ils parlent de çà, ils se disputent. En plus, Tony a beaucoup bu ce soir. »
Je regarde la fille au loin. Le type a qui elle a parlé s’est éloigné. Elle marche lentement vers le square, une tâche de lumière sous un réverbère des années soixante.
Brusquement je me sens à l’étroit dans la Mercedes. Je me retourne. Boris s’est assoupi. Il ressemble à un enfant endormi sur la banquette arrière. Brandy me regarde d’un air désemparé. Un air qui dit « On peut rien y faire ! ».
Je sors de la voiture, et me dirige vers le square. Morena s’est assise sur un banc. Elle reste droite. Elle pleure. Je m’assieds à côté d’elle. Il fait si doux. Près d’elle, il fait encore plus doux. Je me sens bien. Bien comme quand on est malheureux. Elle tourne son visage vers moi. Je revois Anne.
-« Je crois que tu as très bien compris la situation. »
C’est tout ce que j’avais trouvé à dire à Anne ce jour là. J’avais tout avoué. Je ne l’aimais pas. Je ne l’avais jamais aimé. J’étais honteux, si honteux que les larmes m’en coulaient sur les joues. Anne m’a regardé. Ses yeux étaient tellement humides que je ne voyais plus leur couleur. Elle ne m’a rien dit de méchant. Elle m’a juste dit qu’elle m’aimait. Qu’elle n’avait jamais aimé un homme comme moi. Ce même regard. Ce même désespoir. Ce soir là nous nous sommes séparés. Ce soir là, j’ai quitté définitivement mon interminable enfance. Je ne l’ai jamais plus revue. Ni Eric.
-« Comment vous appelez-vous ? »
Il est temps. Voilà presque deux heures que je te promène, Esmeralda, et c’est maintenant que tu me demandes comment je m’appelle.
-« Jean-Pierre »
-« Qu’est ce que vous faites dans cette histoire ? »
-« Je me le demande bien ! »
Silence.
-« Vous avez déjà eu très mal ? »
-« Oui »
-« Au cœur, je veux dire … »
-« Oui »
-« Et ça dure longtemps ? »
-« Ca peut durer longtemps. Ce qui aide à surmonter, c’est quand on sait que çà se terminera un jour ou l’autre. Le plus dur, c’est quand on pense que ça ne s’arrêtera jamais.
-« Je pense que ça ne s’arrêtera pas. »
-« Mais si, vous êtes jeune. Ca s’arrêtera. Peut-être plus vite que vous ne le pensez. »
-« Vous avez de la chance, vous avez une famille, vous, vous avez construit quelque chose. »
Je revois Lucie et mon couple moribond. Ce n’est pas nécessaire de lui raconter que, moi, j’ai tout à reconstruire. Ses yeux brillent. Sa poitrine respire fortement, et je la trouve plus belle que jamais.
-« Je vous trouve très belle, Morena. »
-« Alors, dessinez-moi … »
Je réfléchis un instant. Pour dessiner, il me faut un minimum de préparation. Intellectuelle je veux dire. Difficile de dessiner comme cela, d’un coup, la gorge nouée.
-« Je ne vous dessine que si vous acceptez d’être Esmeralda. »
-« C’est à dire ? »
-« Au pied de Notre dame … »
-« A cette heure là ? »
-« A cette heure là ! »
Toujours beau, Paris la nuit. Les feux défilent. Pas grand monde. Je crois même n’avoir jamais vu Paris si vide. Pourtant j’en ai connues des rentrées nocturnes. J’ai le cœur qui bat. La Mercedes longe la Seine. Dans l’eau scintillent les lumières de la ville. Nous voilà déjà à Saint Michel, qui n’en finit plus de terrasser son dragon. La préfecture de police. Ses plantons. Même eux sont beaux ce soir.
-« C’est beau tous ces ponts … »
Morena est recroquevillée. Elle regarde par la fenêtre. J’ai envie de lui dire que c’est surtout elle qui est belle. Je me demande si elle pense encore à Tony. Sûrement.
-« Vous savez ce que dit Paul Fort dans un de ses poèmes ? »
-« Qui c’est Paul Fort ? »
-« Un poète. Justement. Il dit que les ponts de Paris sont autant d’anneaux passés à la Seine ! »
-« C’est beau ! »
Elle semble regarder à l’infini.
-« C’est beau, mais je n’aime pas les anneaux ! »
Nous voilà arrivés près du parvis. A l’arrière, ils se sont endormis. Inutile de les réveiller. Je stoppe la voiture tout contre le trottoir. Nous marchons vers la Cathédrale. Notre Dame est illuminée. Morena fait un signe de croix en la regardant. Elle me jette un œil et se croit obligée de se justifier.
-« Je ne suis pas croyante, mais ma mère a toujours fait çà. Je ne peux plus m’en empêcher. Chaque fois que je passe devant une église. »
Nous faisons quelques pas. Lucie, je l’avais charmée ici. Je lui avais raconté l’histoire de la Cathédrale, du palais capétien … mais tout çà est fini ….
Trois SDF allongés tout près relèvent la tête. L’un d’eux, un grand noir tout dépenaillé, la tête sur un énorme poste de radio. Ils nous regardent. L’un d’eux marmonne quelque chose d’incompréhensible. Il montre la fille d’un signe de tête. Oh, ils n’ont pas l’air bien méchant.
- « Tu n’es pas assez parano, Jean-Pierre ! ».
Puis ils retournent à leur conversation. Des pigeons picorent tout autour d’eux les restes de leurs libations. De quoi peuvent bien parler des SDF ?
-« Vous voulez me dessiner où ? »
Je la regarde en me reculant. Elle a l’air toute petite sur ce grand parvis. Vide.
Morena retire péniblement ses bottes qu’elle jette par terre. Elle se met à courir vers l’énorme statue de Charlemagne. Elle s’arrête, lève les bras.
-« Ici, devant ce cavalier … »
Je souris. Elle n’a que sa petite robe noire sur elle. Quand une femme est jolie et bien faite, pas besoin de vêtements compliqués. La chose belle, c’est elle. Je ne vois que ses formes généreuses.
-« Non, Morena, pour vous dessiner, je vous veux en train de danser ! »
Elle fait la moue comme une enfant.
-«Je ne peux pas danser si je n’ai pas de musique ! »
-« Comment voulez-vous que je fasse, Morena, je n’ai pas de musique … »
-« Alors pas de danse ! »
Je reste planté là, encore un moment, les mains dans les poches à la regarder. Elle fait l’enfant. et prend la pose. Tout est jeu.
Je retourne à la Mercedes. Mes deux auto-stoppeurs sont complètement endormis. Je prends mon carnet de croquis, mes crayons, le disque de Johnny Clegg.
Le SDF qui me voit si près n’en revient pas. C’est l’envol des pigeons qui lui a fait lever la tête. Il me regarde. Il met sa main comme pour se protéger du soleil.
-« Qu’est ce que vous dites ? »
-« Je vous emprunte votre poste de radio. Il lit les CD ? »
Le gros noir se redresse sur les coudes.
-« Il est à moi le poste de radio. Pas touche ! »
Il prend un air méchant. Mais son air assoupi ne trompe personne.
-« Est ce qu’il lit les CD ? »
-« Bien sûr qu’il lit les CD, mais pas touche. C’est ma richesse.
Je fouille dans ma poche et en ressors un billet de deux cents francs.
-« D’accord, mais vous bougez pas de là ! Je vous ai à l’œil ! »
Elle remue si bien au rythme de « Scatterlings of Africa ». Un régal pour les yeux. Je n’ai aucun mérite. Ma main s’envole. Je trace la courbure d’une hanche, le rond des seins. Je trouve le mouvement des jambes. Avec mon fusain je cherche la lumière. Je fais jouer les contrastes, je lui donne de la douceur, du caractère, du mystère. J’arrache une page et je recommence.
Les SDF se sont levés. Cette fille qui danse en plein milieu du parvis, et ce type qui empile les feuilles, accroupi. Pas commun pour eux. Cette nuit ne sera pas comme les autres. Pour personne. Le temps s’est arrêté. Je ne sais plus quel jour nous sommes. Qui est cette fille ? Qui dort dans ma voiture.
Quand la lueur de l’aube nous surprend, nous sommes assis au pied de Charlemagne. Morena m’a tout raconté. Sa rencontre avec Tony, ses déceptions, ses nombreuses résolutions de finir avec lui, ses doutes. Elle sait que mon couple est fichu, que mon travail m’ennuie. Je lui ai même parlé de Chaudron.
Je regarde ma montre. Il n’y aura pas de nuit. Je propose à Morena de les ramener.
-« Non, Jean-Pierre. Merci. Mais les métros ont repris. Vous êtes gentil. On va rentrer. Ne vous inquiétez pas pour nous … »
Dans la voiture, Brandy et Boris se réveillent. En baillant ils sortent. Je ne sais toujours pas ce qui relie ces trois là. Mais je les aime bien. Je croise beaucoup de gens qui ont une cervelle bien plus rapide, mais eux, je les aime à présent. On se serre la main, comme de vieux amis. Je me penche vers Boris. Pour un peu, je l’aurai pris dans mes bras. Morena se met sur la pointe des pieds pour m’embrasser consciencieusement sur chaque joue. Je monte dans la Mercedes. Je démarre sans me retourner.
Le boulevard Raspail est un boulevard que j’aime bien. Les petites camionnettes vertes sont déjà au travail. On peut lire sur chacune : « propreté de Paris ». Des jets d’eau partent de chaque côté et inondent les trottoirs. Paris sera propre au petit matin.
L’hôtel Lutecia reprend des couleurs. Une vieille dame a sorti son chien qui tire si fort sur la laisse qu’elle a peine à le contenir. Un bus de la RATP jaillit à ma droite. Me voici au carrefour du Boulevard Raspail et de Boulevard Montparnasse. Les néons commencent à s’éteindre. Pleut-il ? Je mets les essuie glace. Cela ne change rien. La pluie est dans mes yeux alors.
Voilà Denfert-Rochereau. J’ai juste le temps de passer à la maison, de prendre une douche et de mettre un nouveau costume, une nouvelle cravate. Je ne donnerais aucune explication. D’ailleurs il n’y en a pas. Le comité de Direction commence à huit heures pile.
-« Huit heures, c’est huit heures ! Tu sais combien le patron il aime pas qu’on commence une réunion avec une seule minute de retard ! »
-« Ta gueule Chaudron ! »
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