Le Procope
Les cloches venaient de sonner, marquant l’heure de fermer la boutique. Étienne se tourna vers son fils qui avait déjà commencé à ranger les rouleaux de tissus déployés à la demande des clients. Il était fatigué, la journée avait été longue .
- Occupe toi de fermeture, j’ai à faire dit-il en se dirigeant vers la porte.
Charles-Victor n’eut pas le temps de répondre que son père était déjà sorti. Il soupira. Lui aussi aurait bien aimé rentrer, mais s’il voulait pouvoir ouvrir à l’heure demain matin, il fallait que tout soit prêt.
Il rangea le reste des rouleaux dans les étagères et, tant qu’à rester tard, décida de s’occuper aussi des livres de comptes. Il savait que son père n’était pas très doué avec les chiffres et il préférait calculer lui même les prix à pratiquer. Il s’agissait de trouver un juste équilibre prenant en compte le coût de la matière première, le transport et les charges de la boutique, ce à quoi il fallait ajouter toutes les taxes. Si les prix fixés étaient trop bas, « Mazian & fils » ne feraient pas de bénéfices suffisants, trop élevés, les clients partiraient voir la concurrence.
Charles-Victor était convaincu que le choix fait par son père – offrir les meilleurs produits possibles à moindre coût – n’était plus la bonne solution. Certains clients étaient désormais prêts à payer très cher le luxe et l’élégance. Il était certain qu’en proposant des tissus de meilleurs qualités dans un décor plus chic, misant davantage sur le raffinement, il attirerait une clientèle nouvelle et bien plus aisée. Et il pourrait ainsi devenir riche. Très riche. Il ne voulait pas se contenter d’avoir le nécessaire, il rêvait de fortune et de gloire, l’un n’allant jamais sans l’autre.
Son dernier projet était de pouvoir ajouter « Fournisseurs des écuries du roi » à son enseigne, transformant ainsi la petite entreprise familiale en une industrie dominant le marché du drap. Mazian&fils serait alors en charge de fournir les étoffes nécessaires à la confection des costumes ordinaires, des vêtements d’apparat et de toutes les livrées du personnel de la maison du roi, soit près de 600 personnes ! Et comme tout ce petit monde renouvelait sa garde-robe tous les deux ans environ, cela représentait un marché colossal.
Et si cela ne fonctionnait pas, Il avait déjà en tête une autre idée. Depuis peu, on pouvait à nouveau fabriquer en France des indiennes de coton. Ces cotonnades colorées étaient très à la mode et Charles-Victor se demandait s’il n’y avait pas là aussi une opportunité à saisir.
Il était déterminé à réussir coûte que coûte. Ce n’était pas un homme mauvais mais il était taraudé par la volonté de dépasser son grand-père et son père. Devenir un grand bourgeois, un homme à la fois craint et admiré, quelqu’un que tous regarderait avec envie. Sans vraiment se l’avouer, il savait parfaitement que cet appétit de réussite qu’il avait chevillé au corps, couvait en lui depuis la naissance de son frère, qui, non content de lui avoir ravi l’attention de ses parents, avait été un enfant, puis était devenu un homme, sur lequel tous se retournaient.
Charles-Victor s’obligea à ne pas penser à son frère et à se concentrer sur les colonnes de chiffres qui s’étalaient devant lui. Il poussa un soupir de fatigue avant de s’atteler à la tâche.
Étienne était sorti de la boutique. Sur le pas de la porte, il s’arrêta un instant pour écouter les bruits de la rue. A cette heure, la circulation était encore très dense. Au flot quotidien des charrettes et porteurs de toutes sortes, s’ajoutaient les cris des passants qui s’interpellaient, des boutiquiers qui fermaient leurs échoppes, et des animaux nombreux qui couraient en tout sens.
Malgré le tumulte, un sentiment de sérénité l’envahit. Il se sentait chez lui, à sa place, fier de sa famille et du travail accompli. Demain il demanderait à Blanche de rajouter quelques actions de grâce pour remercier Dieu de sa part quand elle irait à la messe
Il traversa la petite rue Marion, arriva quai de la Mégisserie et se dirigea vers le Pont Neuf. Le passage était étroit et encombré par les marchants ambulants, tondeurs de chiens ou loueurs de parasols. Tout ce petit monde était en train de remballer leurs bataclans dans un joyeux désordre.
Étienne repensa à l’homme envoyé par Marceline ce matin-même, et qu’il avait décidé d’embaucher pour l’aider avec le prochain chargement attendu sous peu. Il avait fini par trouver un arrangement avec les responsables de l’octroi moyennant un pot de vin tout à fait raisonnable. La marchandise devrait bientôt être livré et il aurait besoin d’aide pour la décharger et la ranger dans les entrepôts qu’ils possédaient à l’angle de la rue Marion et du quai de la Mégisserie. Ils avaient un peu discuté ensemble. L’homme lui avait raconté que n’ayant plus de quoi nourrir sa famille, il avait décidé de venir tenter sa chance à Paris, sa femme et ses enfants étaient restés à l’attendre au pays. Il était originaire de Touraine et habitait le même village que Charles et Berthe Lepetit, les parents de Blanche, qui le connaissant bien. L’homme lui avait remis une lettre, écrite de la main du curé dans laquelle son beau père se portait garant de la moralité de son voisin.
Il en avait profité pour lui raconter que la situation dans les campagnes était encore plus difficile qu’en ville. La colère grondait, la faim aussi. La période de soudure – ce temps interminable entre la fin des réserves d’hiver et les premières récoltes de printemps – avait fait de nombreuses victimes cette année encore.
Et comme si cela ne suffisait pas, le roi voulait encore augmenter les impôts. Il ne se rendait sans doute pas compte de la misère de son peuple…
Arrivé de l’autre côté de la Seine, Étienne remonta la rue Dauphine. Il avait rendez-vous avec quelques amis au Procope. Ce café légendaire, ouvert depuis près d’un siècle avait, en son temps, abreuvé de chocolat chaud Voltaire, d’Alembert et Diderot. Étienne adorait l’atmosphère de ce lieu où il savait pouvoir rencontrer la fine fleur des penseurs parisiens. Il avait rendez-vous avec le jeune d‘Anton, qui venait d’emménager juste à côté, et avec l’un de ses amis qu’il voulait lui présenter.
Étienne avait rencontré Georges d’Anton par hasard, lors de l’un de ses déplacements en province quelques années plus tôt. Dans la diligence qui les menait tous deux à Reims, il avait engagé la conversation avec ce jeune homme ambitieux qui se rendait à la faculté pour y obtenir une licence en droit. Ils avaient sympathisé et lorsque d’Anton était revenu à Paris comme avocat stagiaire il avait repris contact avec Étienne.
Et depuis, les deux hommes aimaient à se retrouver régulièrement pour discuter ensemble et refaire le monde.
Quand il pénétra dans le café, son ami était déjà attablé devant un verre. Voyant qu’il lui faisait signe de s’approcher, Étienne retira sa redingote et s’installa à côté de lui. Il fit un geste en direction du comptoir, indiquant qu’on leur apporte deux verres de vin
George d’Anton était un homme assez trapu, à la mine patibulaire liée à une déformation de la lèvre supérieure et à des traces de petite vérole. Malgré tout, on ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Quand il parlait, impossible de ne pas être d’accord avec lui. Il allait faire des miracles dans le métier d’avocat !
Étienne souleva joyeusement son verre.
- Buvons mon ami ! Il faut trinquer à ton mariage ! Puisse-t-il être aussi heureux que le mien.
Georges venait en effet d’épouser sa chère Gabrielle, dont il était amoureux depuis un long moment, et ils s’étaient installés dans un bel appartement au 20 de la cour du commerce, tout près du café Procope. Et grâce à la dot de 20 000 livres qu’elle apportait dans sa corbeille de noce, il avait pu acheter la charge d’avocat aux conseils du roi de Me Huet de Paisy. L’avenir lui souriait.
- A la santé de nos épouses bien aimées, dit-il en tendant son verre !
- Santé !
- Où est donc ce jeune homme que tu voulais me présenter ?
- Desmoulins ? En retard certainement… En attendant, raconte-moi les dernières nouvelles.
- Elles ne sont pas très bonnes hélas… La colère gronde.
Et Étienne de lui rapporter ce que l’homme qu’il venait d’embaucher lui avait raconté. Ils patientèrent un bon moment avant de voir enfin arriver, essoufflé d’avoir trop couru, l’ami de Georges
- Ah, Camille, te voilà enfin ! Ce n’est pas trop tôt.
Le jeune homme salua d’un mouvement de tête, puis toujours à bout de souffle s’assit sur la chaise la plus proche
- Je… je… Je
- Je sais, tu es désolé ! Mais ce n’est pas une excuse ! Tu es systématiquement en retard et désolé! Et c’est quoi cette fois ? Une charrette sur le Pont Neuf ? Un client trop envahissant ?
- Lu….lu
Comme à chaque fois qu’il était ému ou énervé, il bégaya. Dans sa tête tout était clair mais lorsqu’il voulait s’exprimer, les mots se précipitaient tous en même temps et aucun ne réussissait à sortir de sa bouche.
- Allez, respire et bois un coup ! Tu nous expliqueras après ! Et il fit un signe à la cafetière derrière le comptoir d’apporter un autre verre.
Laisse-moi te présenter Étienne Mazian, le marchand dont je t’ai parlé.
Camille le salua d’un mouvement de tête et Étienne s’étonna de le trouver sympathique. Comment cet homme arrivé en retard - il détestait ceux qui ne savait pas respecter cette politesse des rois – et qui n’arrivait pas à aligner trois mots pouvait attirer la sympathie ?
Camille Desmoulins était un jeune homme brillant qui venait de prêter le serment d’avocat au barreau de Paris mais n’arrivait à gagner sa vie qu’en recopiant des requêtes pour les procureurs. Il comptait sur cette rencontre pour trouver du travail. En tant que bourgeois de Paris, membre d’une des confréries les plus puissante, cet Étienne Mazian aurait sans doute des affaires à lui confier ou des confrères à qui le recommander.
- Allons mes amis, trinquons ! clama d’Anton. A l’amitié et à notre bon roi ! Que Dieu lui prête longue vie !
Annotations