Crabe
Elodie et Isaac étaient installés derrière leurs écrans. Depuis leurs sièges, ils pouvaient voir tout ce qui passait devant les yeux d’Andromède. Sur une île hantée par un champignon dévoreur de cervelle, l’androïde ne risquait pourtant rien. Ses circuits n’étaient pas assez nutritifs pour nourrir cette menace. Sa première mission nécessiterait certes un nettoyage strict et minutieux, mais c’était l’occasion pour Elodie et Isaac de prouver tout leur savoir-faire.
Le Colonel et le Lieutenant supervisaient l’opération depuis un navire au large de Santa Isabell. Les nouvelles des iles voisines tendaient à penser que le champignon ne s’était pas encore expatrié, mais l’OPI était prêt à réagir au moindre signe suspect.
Aldebert, par contre, se trouvait dans son salon, avec Tara pour seule compagnie. L’animal s’était couchée, endormie dans le fauteuil aux côtés de son maitre. Ce dernier sirotait son soda, perdu dans ses pensées, sans remarquer que la télévision en face de lui passait un dessin animé pour enfant qu’il avait déjà vu. Comme d’habitude quand il était seul, le Professeur Caul se parlait à lui-même.
— Les coïncidences sont grandes… Beaucoup trop grandes…
Il avait beau essayé de se raisonner, de se convaincre qu’il se fourvoyait, il ne parvenait pas à se débarrasser de ses doutes. Pires, ceux-ci enflaient à vue d’œil.
— Un champignon… un champignon artificiel. Et une des victimes est un mycologue de renom… ? D’autant que vu les recherches qu’il menait… Oui, c’est clairement lui le fautif…
— L’arroseur arrosé ? intervint une voix.
— J’allais le dire… Enfin, je pensais à mycologue mycolisé, mais… ça n’existe pas, je crois.
— Enfin, un scientifique qui est dépassé par sa propre expérience. Ça ne devrait plus t’étonner, maintenant, si ?
— Ce n’est pas ça… Il y a aussi l’Ouroboros que j’ai trouvé sur lui…
— C’est un symbole qui existe dans le monde entier pour plusieurs raisons. Il y a plein d’explications possibles, et la plus probable, c’est simplement qu’il trouvait ça joli.
— Je sais mais… il y a aussi son autopsie…
— Allons, il était infecté par un champignon cannibale, qu’est-ce que l’autopsie t’a permis de découvrir de plus ?
— Rien. Justement. Les deux autres avaient des lésions antérieures, des petits soucis divers. Persoon, lui, n’avait strictement rien.
— Grand bien lui fasse.
— Je me suis renseigné… Isaac a piraté son dossier médical. Il est sur une liste de greffe pour un foie depuis sept ans.
— Sept ans ? Et il était encore vivant ?
— Non seulement il était vivant, son foie est intact. Pourtant, il est toujours sur la liste. Il a été soigné d’une autre manière…
— Tu penses à la Machine ?
— Quoi d’autre ? Ce type connaissait Oscha. Ça ne fait aucun d…
— Al’, à qui tu parles ?
Aldebert sursauta. Il se retourna et vit Isaac s’approcher, sourcils froncés. Le professeur Caul regarda autour de lui, surpris. Il n’y avait personne. Pourtant, il aurait juré…
— Tu as pris du LSD ?
— Non… Pas aujourd’hui…
— T’es sûr ? On aurait cru que tu parlais à quelqu’un…
— Je me parlais à moi-même.
Isaac le dévisagea. Aldebert parlait rarement avec un ton si strict, presque contrarié. Cependant, il voyait bien que l’heure n’était pas à la discussion. D’autant plus qu’ils avaient du nouveau.
— Tu peux venir voir ? Andromède a déniché le responsable de tout ce bazar.
— Déjà ?
— Oh, ils ne sont pas très discrets…
Une fois devant les écrans, Aldebert compris où voulait en venir son fils adoptif. Andromède avait face à elle une colonie entière de gros crabe de cocotier. Et chacun d’eux avaient un chapeau de champignon sur le dos.
*
* *
Suite à la quatrième Guerre Mondiale, la notion de pays fut abolie. Cinq états émergèrent, correspondant aux différents Continents : L’Europe, l’Asie, l’Afrique et les deux Amériques. À la tête de chacun, un Premier Ministre, chargé de veiller au bon fonctionnement de son territoire à l’aide de ses propres Ministres, sélectionnés uniquement pour leurs compétences… Ou leurs relations.
Si chaque Premier possédait plusieurs bureaux sur son Continent, ils en partageaient tous un sur l’Ile de la Paix, un caillou perdu au milieu de l’Océan Pacifique. Une ile symbolique, témoin des Traités de Paix qui avaient abouti au monde tel qu’il l’était désormais, il y a plus de treize décennies. C’était là qu’on avait dressé la Table Ronde, leur lieu de réunion mensuel.
André Malraux était le Majordome en chef de l’Ile de la Paix. Il ne la quittait qu’une fois par an, à Noël, et dirigeait les autres domestiques pour servir correctement les Maitres du Monde. Il était aussi le seul autorisé à pouvoir assister aux réunions de la Table Ronde, car il était en charge de l’entretien informatique. Aussi c’est son visage à lui qui apparu à Aldebert quand celui-ci lança la conférence via webcam.
— Professeur Aldebert Caul, vous vous apprêtez à entrer en relation avec les Cinq Premiers. Vous devez jurer sur l’honneur que vous garderez secrètes toutes informations dont il sera question aujourd’hui. Acceptez-vous ?
La procédure était stricte. Aldebert n’en avait pas l’habitude. D’ordinaire, c’était au Colonel que revenait la charge de faire des comptes-rendus aux Premiers, et seulement dans les cas les plus graves. Aujourd’hui, il était retenu au large de Santa Isabel et Aldebert n’avait pas pu le briffer. C’était donc à lui que revenait la tâche cette fois-ci. Le pauvre quinquagénaire en avait des sueurs froides. Il acquiesça précipitamment et le visage du majordome fut remplacé par une vue d’ensemble de la Table Ronde.
— Ravi de vous rencontrer, professeur Caul, démarra le Premier nord-américain. Je suis François Bourgeois, je préside cette réunion.
— Tout le plaisir est pour moi, mentit Aldebert, qui n’avait qu’une envie, laisser Isaac s’en occuper et se servir d’un bon verre de soda frais.
— On nous a informés que votre équipe avait découvert la cause des décès sur l’Ile de Santa Isabel. Pouvez-vous nous expliquer ?
Aldebert acquiesça et démarra ses explications, se fiant aux notes qu’il avait préalablement préparées. Les Premiers le laissèrent parler sans jamais l’interrompre, ce qui permit au scientifique de gagner en assurance au fil des mots. Quand il en arrive aux crabes, Lange, le Premier africain, demanda la parole, comme à l’école, en levant le bras.
— Doit-on craindre une contamination extérieure, dans ce cas ? Des crabes pourraient s’être rendus sur une autre île en partant à la nage…
— Impossible, les crabes de cocotier sont exclusivement terrestres. Ils ont des branchies rudimentaires, mais se noieraient avant d’atteindre une autre ile.
— Amusant, commenta Churchill, le Premier sud-américain.
— Même concernant leurs larves ?
Aldebert déglutit. Les larves des crabes de cocotier étaient aquatiques. Cela ne plaidait pas en leur faveur.
— Le risque existe donc, commenta Bourgeois.
— Oui, mais il est infime. On ignore si les larves des crabes de Cocotiers sont capables de faire de si longues distances, et les spécialistes n’y croient pas. De plus, je suis persuadé que le champignon, lui, ne survivrait pas à l’eau de mer. Je crois qu’il ne s’attache aux crabes qu’une fois ceux-ci adultes.
— Vous croyez, professeur ? aboya Churchill. Nous ne pouvons pas prendre de risques avec des simples croyances.
— Ecoutez, je sais ce que vous prévoyez de faire…, répondit hâtivement le professeur Caul. Vous comptez éliminer tous les crabes de cocotier de Santa Isabel…
— N’est-ce pas là la seule solution pour éviter un drame écologique et pandémique ?
— Non, voyons… D’après nos conclusions, ce champignon ne s’en prend qu’aux êtres humains… Peut-être les primates en général, mais je suis persuadé que les autres espèces animales ne risquent rien !
— C’était censé nous rassurer ? questionna Gandhi, l’Asiatique, perplexe.
— Je… Je suis sûr qu’il suffirait de fermer l’accès à l’ile de tous passages et…
— Nous ne pouvons pas prendre le risque, Professeur.
La phrase de Bourgeois tombait comme une lame de guillotine, sèche et dépourvue d’empathie. Elle laissa Aldebert dépourvu. Dans sa jeunesse, il avait longtemps lutté contre la maltraitance et l’exploitation animale. Les espèces s’éteignaient à un rythme effrayant depuis plusieurs siècles. Les crabes de cocotier étaient déjà en danger. Se débarrasser de toute la population d’une île ne les aiderait pas à survivre aux hommes…
— Avant de conclure cette affaire, j’ai une dernière question. Vous nous avez dit que le responsable probable de cette erreur de la nature était mort de sa propre création. Mais se pouvait-il qu’il ait été commandité par quelqu’un d’autre ?
La question sortit Aldebert de ses préoccupations écologiques. Il regarda la Première qui venait de prendre la parole. L’Européenne, Astrid Roosevelt, la Dame de d’Acier. L’air grave, elle paraissait plus soucieuse que le reste de la Table Ronde. Ses mains cachant sa bouche, elle attendait une réponse du Professeur Caul.
Il hésita. C’était l’occasion de dire ce qu’il pensait, de mettre en lumière ses doutes au sujet de son ancien camarade. Mais il y avait un souci. Higgs était le Ministre de la Santé des cinq Continents. Un cas unique dans l’histoire de la Table Ronde, qui prouvait bien à quel point le Directeur d’Elefant Corp avait réussi à nourrir la confiance des personnages les plus influents de la planète. Il avait déjà fait une piètre performance à la défense des crabes. Accuser le héros des nations, sans véritables preuves, juste des soupçons…
— Rien ne le prouve, soupira finalement Aldebert. Mais ce n’est pas impossible.
L’espace d’une seconde, le Professeur Caul eut l’impression de lire la déception sur le visage de Roosevelt. Mais après avoir relever les sourcils avec dédain, elle se contenta d’un geste de main qui mit aussitôt fin à leur conversation.
*
* *
AN 29 après Dieu
Le Professeur Higgs était assis dans un transat. Il s’était accordé une journée de congé après de longues semaines de travail ardu. Même les génies comme lui avaient parfois besoin de décompresser. Les yeux fermés, il savourait le silence ambiant. Pas un seul son humain, juste le bruit des vagues… Un petit soupçon de paradis.
Il se releva en fin de journée pour se rendre aux abords du village déserté. Tous les habitants étaient morts depuis longtemps, maintenant. La Table Ronde avait pris les dispositions pour que tout danger soit écarté. Higgs soupira. Il exécrait ces méthodes. Il s’en voulait aussi, un peu. Il n’était pas étranger aux causes…
— Mon très cher Persoon, vous étiez un Pion fantastique… Vous auriez pu devenir plus. Vos tests nourriront nos futures recherches. Vous ne serez pas mort en vain.
Il déposa un pendentif sur la porte de la petite cahutte que le Mycologue avait habité si longtemps pour mener ses recherches discrètement à bien. Le même bijou que celui qu’Higgs lui avait offert après sa rémission miraculeuse. L’Ouroboros.
— Vous avez contribué à notre Paradis. Dieu vous remercie. Reposez en paix.
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