La barrière

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 Il y a une barrière. Il y a une barrière après la zone industrielle de la ville, juste derrière la décharge et juste à côté de la mine de charbon. Il y a une barrière qui coupe net la ville grise, marron et noire ; une barrière qui sépare d’un côté les immeubles bétonnés, les routes goudronnées et les cheminées décalées… et de l’autre côté du vert. Plein de vert. Que du vert.

 Je ne sais plus exactement comment j'ai découvert la barrière. Du côté de la ville, l’air est tellement pollué et épais que j’ai l’impression de vivre sous une cloche remplie de cendres ; j’ai même l’impression qu’il fait toujours nuit. C’est sûrement pour ça que les gens sont si pâles, ils ne voient pas la lumière du soleil.

Mais moi j'ai vu le soleil.

 J’ai vu la barrière. Et j’ai vu ce qu’elle cachait : du vert. Plein de vert. Que du vert. Partout. Je n’avais jamais vu autant de vert de ma vie. Je crois même que je n'avais jamais vu de vert tout court dans ma vie. Dans la ville.

 La première fois, j'ai cru délirer ; peut-être que j’avais inhalé trop de toxine. Peut-être que j’hallucinais. On ne peut sortir qu’une heure par jour au risque de tomber gravement malade à force d’être exposé trop longtemps aux vapeurs empoisonnées. Peut-être que mon heure était déjà écoulée et les fumées commençaient déjà à me grignoter les neurones et les poumons.

 Pour être sûr, j’ai préféré rentrer chez moi. Je n’ai rien dit à personne de ce que j’avais vu. Et le lendemain, j’y suis retourné. Et me voilà là.

 Un peu timide, je m’approche et observe attentivement. Du vert. Encore du vert. Mais pas que du vert. Il y a du bleu aussi. Beaucoup de bleu. Et du blanc. Je ne pensais même pas qu’il était possible d’avoir autant de teintes différentes et de couleurs.

 Je manque de tomber à la renverse quand j'aperçois un animal inconnu voler au loin, bientôt suivit par un deuxième puis un troisième. En moins d’une minute, il y a tout un essaim virevoltant dans des airs purs, sous des rayons de soleil chauds, dans un ciel bleu azur totalement dégagé.

 Des oiseaux. Oui, je crois que ce sont des oiseaux. Ils effectuent le plus beau ballet aérien. De temps à autre, ils disparaissent de mon champ de vision ; ils passent derrière de gigantesques arbres. Oui, je crois que ce sont des arbres. Et là… l’eau tombe de la roche. D’où vient-elle ? Où va-t-elle ?

 Je m’avance encore. À travers le grillage, j’arrive à y glisser mon avant bras maigre. Un faible rayon jaune vient caresser la peau blanche comme la neige de ma main. C’est tellement nouveau… tellement chaud. J’ai presque l’impression que ça me brûle tant mon corps n’est pas habitué à cette sensation.

 Je regarde un peu derrière moi. Je suis seul ; on dirait que personne d’autre n’a jamais remarqué cette barrière et le monde totalement différent du nôtre qui s’y cache derrière, comme si j'étais seul à le voir. Je prends conscience que la pollution est tellement étouffante en ville qu’elle cache tout ce qui pourrait potentiellement se trouver autour et… au-delà.

 Je regarde à gauche. Le brouillard toxique est trop épais et je ne vois pas à dix mètres. Mais j’arrive à deviner l’ombre de la barrière. À droite aussi.

 Je recule d'un pas. Ma peau redevient blanche, presque grise. Je ressens déjà un manque. L’effet du soleil est incroyable. Je regarde ma montre. Presque une heure, déjà. L’effet du temps est incroyable.

 Obligé de rentrer chez moi, je regarde une dernière fois le vert, le bleu et le blanc. Il me faut une bonne minute pour réussir à m’arracher à ce paysage.

 Encore une fois, je ne dis rien à personne, bien décidé à garder cette découverte pour moi et surtout… bien décidé à trouver un passage. Il doit bien exister une porte, une entrée, un tunnel. N’importe quoi qui puisse me sortir de cet enfer toxique et me laisser entrer dans ce paradis vert. Et s’il n’y a pas de passage, j’en créerai un.

 Le lendemain matin, je me réveille très tôt. Tout le monde dort encore et dehors, il fait encore plus sombre que d’habitude, mais je m'en fiche. Mes yeux ont du mal à voir mais ce n’est pas important. Mes autres sens me guident. On peut presque parler d’instinct, comme si mon corps tout entier connaissait déjà le chemin.

 Je traverse la ville et gagne la barrière. Elle est toujours là. Je suis rassuré. À chaque fois que je rentre chez moi, j’ai peur d’avoir rêvé tout ce vert, d’avoir totalement déliré. Mais à chaque fois que je commence à deviner la silhouette de la barrière à travers le brouillard, mon cœur s’emballe. Je ne suis pas fou. Il y a bien un "autre côté". Peut-être même qu’il y a encore d’autres choses à voir et à découvrir au-delà de cet "autre côté".

 Je vérifie ma montre et commence à courir. C’est vivement déconseillé de courir ; les vapeurs sont tellement empoisonnées que nous naissons tous avec des poumons atrophiés et de graves maladies respiratoires et cardiaques. Mais je m’en fiche. Je me fiche de tout, en ce moment. Je veux découvrir la limite de la barrière. Alors je cours. Je cours vite et longtemps ; j’ai chaud, je transpire, mon cœur et mes poumons me font mal. Mais je m’en fiche. J’ai du mal à respirer, j’ai un point de côté, les gens me regardent bizarrement. Mais je m’en fiche. Je continue. Et bientôt, je dois me rendre à l’évidence : il n’y a aucun passage, aucune porte. Rien. Et rapidement, je suis de retour à mon point de départ.

C’est un dôme.

Non. Pire.

C’est une prison.

 La ville est une prison empoisonnée qui nous tue tous à petit feu dès la naissance. Mais la liberté est juste là. Juste derrière cette saloperie de barrière. Je ne passerai pas une semaine de plus dans cette ville !

 Totalement épuisé et assoiffé, je suis obligé de rentrer chez moi. Je n’adresse aucun regard ni aucune parole à ma famille. L’idée de les emmener avec moi ne m’effleure même pas.

 Je pars me coucher afin de calmer mon cœur malade, mes poumons en feu et ma tête prête à exploser. Je ne dors pas de la nuit et quand je me lève le lendemain, il est encore plus tôt que la veille. Je m’en fiche !

 Dans le garage je trouve un coupe boulon. Il est lourd mais il sera indispensable pour mon aventure. Bizarrement, je ne prends rien d’autre. Aucun sac de voyage, aucune affaire pouvant me permettre de survivre seul ; je ne prends même pas de vêtements de rechange, persuadé que l’autre côté à mille fois plus à m’offrir que la ville.

 J’arrive à la barrière encore plus vite qu’hier et je ne réfléchis pas une seconde. Je ne regarde même pas autour de moi. Je brandis mon coupe boulon et appuie de toutes mes forces. Un petit morceau du grillage se détache. C’est une première victoire. Alors je continue. Derrière, je vois du vert, du bleu, du blanc. Je vois des arbres, des oiseaux, une cascade. Bientôt, un carré du grillage tombe au sol. Je peux passer !

 Je lâche mon outil, me baisse et quitte la ville sans un regard en arrière. Mais je n’ai pas le temps de faire un pas de plus. Je suis totalement figé sur place. Je n’ai pas le temps de savourer l’air pur et les rayons du soleil. Là, en face. Pour la première fois... il y a une femme à une vingtaine de mètre de moi. Je crois qu’elle a mon âge. Elle est pieds nus et porte une robe rose légère. On dirait une poupée. Non… on dirait un ange. Oui, un ange. Mais étrangement, son magnifique visage à une expression de terreur. Elle tend une main tremblante vers moi.

— A... Arrête… dit-elle d’une petite voix. Regarde.

 Elle montre mes chaussures noires. Sous la semelle, l’herbe autrefois verte était devenue grise. Morte. Autour de moi, sur un mètre environ, l’herbe était morte.

— Vas-t-en. Tu vas tout détruire. Pars !

 Je ne réfléchis pas. Je ne fais pas demi-tour. Ce paradis vert est à moi, désormais. Je fais encore un pas et le cercle noir autour de moi se répand.

Je m’en fiche.

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