Jinx
Les tours blanches s’élevant hautes au-dessus de la cité sont le lieu où le pouvoir réside et le futur des cénéphirs se décide. Loreileï le sait et c’est là où elle se trouvera demain. Enfin, elle prévoit de l’être car s’il est une chose qu’elle a apprise depuis sa naissance, c’est que tout ne tourne jamais comme prévu. C’est pourquoi, assise sur la chaise devant sa coiffeuse, elle stressait.
« Cessez de gigoter, mademoiselle ! » la houspilla sa dame de compagnie qui tentait de la coiffer.
« Je ne peux pas m’en empêcher ! J’ai un mauvais pressentiment pour demain… »
C’est à sa mère qui se trouvait à côté d’elle que Loreileï s’adressait. Celle-ci secoua la tête d’un air de désarroi.
« Ne t’inquiète pas, enfant ! Tout se passera bien. Nous y avons pourvu.
- Mais ma malédiction légendaire ! se récria la jeune femme. Souviens-toi de l’élection ! Souviens-toi du concours ! Souviens-toi du reste !
- Il n’en sera pas ainsi cette fois ! Nous avons tout préparé. Nous avons même prié nos dieux pour qu’ils te protègent. Les augures n’ont révélé rien de fâcheux… Tu seras nommée sénatrice demain, comme prévu. »
Loreileï se mordit la lèvre, signe de grande nervosité. Sa mère semblait exaspérée.
« En tout cas, tu le seras si tu arrêtes de stresser et fais bonne figure ... Et ce n’est pas bien parti ! Tu dois te détendre et essayer de dormir. Sinon, tu seras toute bouffie et sans moyen demain.
- Et si vous alliez faire une petite promenade sur la plage ?, proposa la dame de compagnie. L’air est frais et le coucher de soleil est magnifique en cette saison. Cela vous aidera à vous calmer.
- Bonne idée ! répliqua sa mère. Vas te promener sur la plage ! Cela te changera les idées. »
Loreileï ne trouva pas cette proposition insensée. Elle ressentit même une petite excitation à l’idée de fouler pieds nus le sable fins et chaud sur la plage.
« Bonne idée ! J’y vais de ce pas ! »
Et elle sortit ainsi.
Le ressac de la mer apaisait Loreileï et marcher sur le sable fin lui faisait des petites chatouilles qui la détendaient. Elle sentait encore l'anxiété et l'appréhension qui la rongeaient mais celles-ci avaient été refoulées en second plan et s'étaient tapies dans l'ombre de ses pensées. L'esprit un peu libéré, Loreileï songea à son avenir. La vie qui l'attendait n'allait pas être facile : la vie politique, entre les alliances, les négociations et les prises de position, ne l'est jamais mais c'est le futur qu'elle avait choisi. Demain, jeune sénatrice, dans quelques décades, ministre, et pourquoi pas dans deux ou trois siècles conseillère du Roi lui-même ! Le temps n'est pas un problème lorsque l'on a une vie éternelle comme les cénéphirs. Les quatre-vingt premières années de Loreileï avaient semblé quelques semaines à peine et elle était encore considérée comme très jeune selon les critères de son peuple. Puis elle eut soudain cette angoisse qui la reprit : et si le sort s'acharnait encore sur elle comme tant de fois pendant son enfance ? Elle avait au fond d'elle ce sentiment qu'elle avait été maudite ou quelque chose de la sorte, ce qui l'empêcherait d'être heureuse toute sa vie. À tel point que sa sœur l'avait surnommée "Jinx". Cette pensée la paralysa et elle dut s'arrêter pour endiguer une crise d'angoisse qui montait.
Perdue dans son monologue intérieur et la tempête de ses sentiments, la jeune femme ne remarqua que trop tard l'agitation non loin au bord de l'eau. Un vif esquif, pouvant à peine accommoder une dizaine de personnes, était au bord de l'eau. Il n'était clairement pas de facture cénéphir, avec son bois grossier et ses rames mal taillées. À peine eut-elle le temps de réaliser que ce navire ne cadrait pas avec la situation qu'elle sentit un énorme poids s'abattre sur elle ! Un filet épais de cordage rêche venait de la recouvrir, la plaquant à terre et l'empêchant de bouger. Elle cria. Trois hommes arrivèrent rapidement de derrière un talus. Des pirates ! L'un d'eux dit en mendérim :
« On en a eu une ! Et une belle en plus ! Elle nous rapportera gros sur le marché aux esclaves ! »
Ce dernier mot, « esclave », glaça le sang de la jeune femme.
« Ne traînons pas ! dit un autre. On ne peut pas se permettre que quelqu'un sonne l'alerte ou vienne l'aider ! »
Loreileï cria aussi fort que ses poumons lui permissent. Le premier homme, sensiblement agacé, prit une trique de sa ceinture et l'abattit d'une main experte sur son crâne. Elle perdit instantanément conscience. Satisfaits, les trois hommes chargèrent leur butin sur leurs épaules, remontèrent dans la barque et s'éloignèrent du rivage.
Loreileï reprit conscience sur une paille qui sentait horriblement mauvais, dans le noir complet. Le bruit de la mer était audible autour d'elle mais elle était au sec, probablement dans la soute d'un bateau. Outre une douleur lancinante au crâne, elle sentit une entrave à son pied droit. Elle tâta la zone pour trouver que sa cheville était enfermée dans une sorte d'anneau en métal, celui-ci accroché à une large chaîne se finissant en un lourd boulet. Elle était perdue ! Le boulet est la pire prison sur un navire : une quelconque tentative de fuite par la mer se solderait en une noyade assurée au fond de l'eau !...
La cénéphir tâta autour d'elle et rencontra d'un côté un mur en bois, de l'autre des barreaux métalliques fermé par un lourd cadenas. Elle était dans une cage. Les mots du pirate sur la plage, "marché aux esclaves", lui revint alors en tête. Un mélange de désespoir et de rage lui prit alors violemment à la gorge ! Désespoir de par sa situation, rage que sa malchance légendaire lui avait ruiné un avenir qui aurait dû s'avérer radieux. Elle serra les poings fort à tel point que ses articulations blanchirent et elle se pleura silencieusement.
La jeune femme resta dans le noir pendant plusieurs heures.
"Inutile d'appeler.", s'était-elle dite. "Cela ne servirait qu'à les énerver."
Alors elle avait attendu, jusqu'au moment où elle entendit des pas sur les marches menant à sa soute. Un homme descendait, une lanterne à sa main. La cénéphir put alors voir un peu mieux où elle se trouvait. La soute n'était pas large et abritait principalement des caisses empilées les unes sur les autres. La cage se situait dans un coin au fond. Deux des parois étaient en fait la coque de bois du bateau. Les deux autres côtés étaient faits de ses barreaux de fer qu'elle avait sentis. La jeune femme put aussi voir son entrave : un lourd boulet peint en rouge, sa chaîne et son anneau qui avait provoqué une rougeur sur sa cheville qui la démangeait fortement.
L’homme déplût tout de suite à la cénéphir. Assez petit, même pour les critères humains, des cheveux jaunes filasseux et rares, un large front au-dessus de tous petits yeux enfoncés et vicieux, un nez épaté et menton presque effacé. Il exsudait d’une odeur rance, mélange de sale et mouillé. Sa chemise initialement blanche était maintenant beige, son petit gilet en cuir arborait l’écusson des anciens Rangers Marins du Nord et il était pieds-nus. Mais la jeune femme eut un frisson lorsque la lumière dévoila ce sourire malsain qu’il affichait.
Sans être pressé, il ouvrit le cadenas de la cage et entra dedans. Il referma soigneusement derrière lui, sans se soucier en apparence de tourner le dos à sa prisonnière. Celle-ci, d’ailleurs, songea en cet instant à lui sauter dessus et essayer de l’assommer mais une petite voix intérieure lui intima de ne rien faire, les chances de succès étant très minces. Au contraire, la jeune femme sentit ressentit une impulsion de se coller au fond de la cage, le plus loin possible de lui. Alors que l’homme eut terminé de refermer la cage et de poser sa lanterne, il se retourna vers sa prisonnière. Réalisant qu’elle s’était éloignée, son sourire s’agrandit. D’un pas leste, il se rapprocha d’elle. La jeune femme essaya, en vain, de reculer encore plus alors que l’homme se penchait vers elle. Puis d’un geste brusque, il la gifla si fort que sa tête alla heurter le mur. A demi-groggy, la cénéphir avait du mal à comprendre ce qu’il venait de se passer. Mais l’homme frappa à nouveau. Puis une autre fois. Et une fois encore. Plus les coups tombaient, plus celui-ci avait l’air d’y prendre du plaisir.
La séance de coups dura très longtemps. Au début, la jeune femme essaya de se protéger mais avec que peu de succès. D’abord frappant le visage, l’homme cibla ensuite le torse. Puis il la prit par ses longs cheveux et la traîna de l’autre côté de la cage, arrachant au passage des mèches de cheveux. Ensuite il passa aux bras, puis aux jambes, sur les dos et les fesses, à nouveau sur la poitrine et sur le visage, etc… A un moment même, étant lui aussi en sueur, il enleva son gilet et sa chemise pour se mettre plus à l’aise. Exhibant son torse poilu et ventre bedonnant, il recommença à frapper, encore et encore.
Finalement, il cessa aussi soudainement qu’il avait commencé. Toujours avec le même flegme, il se rhabilla et sorti de la cage, refermant soigneusement le cadenas après. Puis, alors qu’il allait partir, il se retourna vers la jeune femme quasi-inconsciente et chuchota :
« Je suis Mongo. A partir de maintenant, tu es ma petite poupée. Je vais faire tout ce que je veux avec toi… »
Et d’un air satisfait, il remonta.
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