Range ta honte

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La première étape, c'est de feindre une soirée à merveille dans un bar en sous sol, avec des gens que tu aimes. Mais. Mais qui, quoi ? Ta présence a un mais, il y a une chose, un facteur, un trait d'humeur, une réponse qui entraîne une cascade de réflexions, pas le genre que tu aimerais avoir à 5h du matin quand il faudrait dormir.

Ça commence par une bière, toute seule, dans ton bureau, en lisant un bouquin. Il est 18h, t'as de la chance de pouvoir faire ça les pieds sur la table, en ignorant ceux qui passent dans le couloir pour te souhaiter un bon weekend.

J'attends juste que l'apéro commence.

Tu préfères bosser plutôt que de lire une bonne histoire ? C'est ta façon de tuer le temps ? Grand bien te fasse, mais viens pas me faire chier. Il y en aura bien au moins trois ou quatre qui s'en occuperont ce soir, tu marques des points en me foutant la paix.

Le temps passe, on discute entre nous. Musique, vin maison à l'aspérule odorante - un nom qui évoque le pet foireux mais qui recèle un goût plein de surprise - et tu finis par ouvrir ta grande gueule. Ecrire une thèse, c'est compliqué. Tous ceux qui s'y sont essayés te le diront, trois ans à t'approprier un sujet sur lequel tu seras le seul expert. Ton travail sera le seul point de référence. Tu deviens ta propre référence. On a déjà fait plus égocentrique ?

Beaucoup de boulot, pas grand chose à la clé, et alors ? C'est compliqué de dire que c'est pas grave, dans ce milieu. D'avouer que tes lacunes représentent les 3/4 de toi, qu'en tant que référence tu seras bien moins parfait que t'es censé l'être et qu'en fait ce que tu fais te pourrit plus la vie qu'autre chose.

J'aime écrire, et pour le reste je m'en fous de faire un truc parfait. Par exemple, la rigueur, ça m'échappe. Je fais jamais deux fois la même chose. Systématiquement je me dis que la méthode d'hier peut être améliorée, c'est donc de la merde, donc on fait autre chose, on améliore encore et encore, donc par de réplicabilité, donc je fais mal mon travail, aucune traçabilité parce que les cahiers de suivi c'est pour les moutons, tout le monde s'en fout de savoir si j'ai utilisé cette putain de boîte à gants, tous les autres passent par moi pour l'utiliser, ils me bouffent des heures et des heures pour me dire "c'est chiant, cet instrument, j'aime pas". Je suis la seule à savoir m'en servir, donc on me demande de leur apprendre, mais ils n'apprennent rien parce que je ne répète jamais deux fois la même chose et qu'ils n'en ont rien à foutre.

Et merde. Je suis peut-être pas faite pour ça.

Peu importe, c'est dommage qu'il y ait tant de doléances et de dépression dans une période qui devrait te permettre de t'accomplir.

En fait, j'ai l'impression que c'est un milieu où on aime bien chougner. On est là, à lister tout ce qui va pas et dès que ça va il faut se justifier et expliquer qu'en fait, ça va pas tant que ça.

On est des pleureuses, et on se cultive en tant que tel. On fait un métier où la seule pression, c'est nous même, et peu importe les gens autour, on se la met sous prétexte qu'on n'a pas le choix. On se sert de notre liberté comme d'un prétexte, on se sert de notre liberté comme d'une entrave.

Et si t'as pas de prétexte, si tout va bien, ça veut dire que t'es creux.

Ok, alors je suis totalement vide.

J'en ai marre d'entendre les gens pleurer parce qu'ils arrivent pas à faire ci ou ça, parce que c'est trop dur, que ça avance pas comme ils veulent ou parce qu'ils se retrouvent acculés.

Crois moi, pas pouvoir faire ce que tu veux, c'est pas ça. L'entrave, une fois que tu as brisé celle qui te restreignait le crâne, il en reste pas grand chose.

Mais t'es là, et tu te plains parce que c'est dur.

Tout sent bon, chez toi, mais tu nous assures que ta vie pue la merde.

Allez. La merde, c'est pas ça. La merde, c'est d'ignorer la Dame à 90° dans sa doudoune qui sent la pisse, c'est de passer tous les matins devant le Saint Déjection de Pigeon en pensant à ce que tu vas bouffer le soir. C'est de sourire au mec qui te tient la jambe depuis 30min alors que tu voudrais qu'il dégage, c'est de supporter toutes ces gueules de connard qui te disent "eh mignonne". La honte, c'est pas de faire ce que t'aimes sans savoir comment le faire bien.

La merde, c'était avant, c'était les nuits passées chez des potes pas si potes qui se cachaient même pas de vouloir te baiser, c'est le grand-père pédo sur les bords. Des nuits pas si courtes, pleine d'amphet à aimer suer contre des gens parce que "120 bpm", ou cette journée où t'as chié H24 parce qu'il fallait expulser l'oeuf à coups de Misoprostol.

La honte, c'est certainement pas de pas rendre un putain de rapport à temps. La honte, c'est plutôt de se confronter à des gens qui penseront que toute leur vie, ce sera la honte de pas respecter les deadlines.

Et la honte, c'est de s'imaginer comme un putain de gladiateur dans l'arène moderne des batailles quotidiennes, à lutter non pas pour rester en vie, mais pour pouvoir se plaindre de sa vie.

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