Yolanda des smicards
Ça faisait longtemps que je n'avais pas passé une soirée agréable en compagnie de quelqu'un. Habituellement, il y a toujours un mot, une attitude, un évènement qui vient me mettre une petite claque honteuse. Je finis toujours par me sentir comme une fiente et haïr chaque être insignifiant à la surface de cette putain de Terre. Je m'en veux de ressentir toute cette haine, à peu près autant que je suis fière de la porter en étendard.
Il n'y a que la solitude qui ne déçoit jamais. Toujours fidèle à elle-même, pure, authentique. Elle te leste à coup sûr et te permet de t'enfoncer sans effort sans les profondeurs vaseuses de ton esprit. Tu sais pas ce que tu vas y trouver, mais le voyage vaut le détour. C'est un casque plombé qui te protège contre la bile des autres et te ronge à coup de saturnisme. Une amie à double-tranchant, comme tous les amis. Sauf que celle-là, tu la connais bien et t'as signé pour ça. Pas de surprise.
Mais quand un ami, de chair et d'os, fait son taff et que de ton côté tu te comportes à peu près bien, il y a moyen de passer de bons moments. Ça implique aussi de pas se bourrer la gueule, là je te dévoile un secret bien gardé. La plupart des soirées qui partent en vrille et des bleus que tu te récoltes, tu les dois à ces huit pintes et ces cinq verres de rhum. Tout comme le sentiment d'être un gros tas de merde. L'ivresse n'est pas un vecteur social, c'est la gangrène des relations. Attention, je parle pas de quelques verres de pinard. Ceux-là, on les aime bien au village.
Je parle d'être bourré. Que t'apparaisses lucide ou non, de fait, tu l'es pas. Tu perds le contrôle, que ce soit de ton corps, de tes mots ou de tes pensées. Tu te perds, tout le monde se perd et plus personne ne se reconnaît. C'est pas ça, une relation.
Bref, ce soir-là j'ai à peine bu – trois ou quatre verres de vin et une pinte, je m'en fous si ça te paraît beaucoup, moi j'en suis plutôt fière (moi je) – et je peux te dire que j'ai passé une super soirée. Pour ne rien gâcher, il y a eu des orages, quelques coupures de courant, une ébauche de bagarre tout en retenue et une marche sous la pluie.
On est tranquille en train de discuter et de boire une bonne bière. Dehors, le ciel noir s'illumine de temps à autre à coups d'éclairs. De grosses gouttes de pluie s'invitent et lessivent la pergolas du bar, ça couvre les paroles des gens autour. Il y a comme un silence. Chacun arrête de se regarder dans le blanc des yeux et se concentre sur la foudre qui tombe non loin. C'est génial.
La lumière commence à péter les plombs. Elle se met à faire des crises d'épilepsie, se coupe, se rallume au gré du tonnerre. Le staff du bar indique à une table adjacente que toutes leurs machines sont niquées, ils ne pourront pas leur sortir l'addition. Va falloir que chacun soit honnête et paye à la hauteur de ses conso. Le ton monte entre le serveur et un groupe de petits vieux avec béret et lunettes en cul de bouteille.
Et voilà que l'un d'entre eux essaye de lui retourner une droite ! Pas la droite de boxer vétéran, mais une droite quand même. D'autant plus surprenante qu'elle sort de nulle partout - et pas la porte stylée, juste le poing nul. Il a même pas l'air énervé, le vieux. Il arrive simplement plus à articuler et son seul moyen de communication, c'est le poing dans la gueule. Il a cru que le serveur était son fils. Manque de pot, c'est pas le cas, il esquive comme un expert et lui gueule dessus, son plateau toujours à la main. Impossible d'articuler pour le pépère vénère. Il est là, avec son teint buriné par le soleil, son verre à moitié plein, à baragouiner avec sa langue pâteuse sans que personne ne capte rien.
Un peu choqué, le serveur s'éloigne de la tablée d'un certain âge et prend les gens à partie. On est tous là à le regarder avec notre pinte de bière à la main, beaucoup trop saoul pour comprendre quoi que ce soit. Evidemment, il n'a rien fait pour mériter ça. Au lieu de lui en remettre une et de faire gicler le sang sur la terrasse un peu branchée de Montrouge, il se décide à appeler les flics.
Le temps passe, je choisis le bon moment pour aller aux chiottes. Je vois le vieux cogneur devant moi, à attendre tranquillement que la frangine qui occupe les toilettes lui cède la place. Il a l'air plutôt serein dans sa chemise en lin. La fille sort, il squatte les chiottes pendant une éternité. J'attends tranquillement en surveillant la terrasse dans le miroir. L'averse s'est un peu calmée, même pas un éclair pour me distraire. Mais je matte les gens qui discute, mon pote qui joue avec son verre de vin - il digère pas trop la bière, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, j'ai rien contre ceux qui péfèrent le vin à la triple. Qu'est-ce qu'on ferait pas quand on se fait chier. Regarder les gens, j'entends. J'adore ce pote, peu importe ses goûts en matière d'alcool. Ou de femme. Ou de pote, de toute évidence.
Les flics se pointent, les mains plantées dans le gilet par balle comme des cowboys. Ils font leur petit tour du pâté de maison, fières comme des poulets. Castrés, mais bodyuildés. Un peu d'hormones pour la plèbe, s'il-vous-plaît. Ils sont beaux gosses, ces policiers, même s'ils ont l'air un peu à la ramasse. Ils frappent à la porte des chiottes et me demandent qui est dedans. Un vieux ? Un vieux con ? Un vieux à la ramasse, nous dans trente ans ? Enfin, peut-être eux dans vingt, voire dans dix dans. J'imagine que ça use de jouer les cowboys. Tu vas t'user les pouces, à les garder contre ton Parabellum sur cran de sécurité.
Bref, j'attends comme une conne jusqu'à ce que j'en ai marre d'attendre. C'est lâche, ou peut-être que j'essaie de me défaire de ma curiosité malsaine, appelez ça comme vous voulez. J'ai pas envie des les voir malmener ce pauvre vieux au teint buriné, même s'il se comporte comme une pauvre merde avec ce serveur qui ne lui a rien demandé.
Je finis par regagner la table avec mon envie de pisser. Ce que je donnerais pas pour de blanches cuvettes. Quoique, je peux encore tenir, je suis suffisamment prévoyante - et sobre - pour ne pas attendre le moment où ça devient critique.
La musique reviens dans le bar. La fourde et la pluie n'auront jamais raison du bruit de l'humanité. On l'écoute un moment, puis on a hâte de revenir à notre propre son. Même si le serveur a failli s'en manger une et qu'il a discuté quinze bonnes minutes avec les flics, il reprend son service comme si de rien n'était et chacun discute à voix haute pour masquer les averses à venir.
Ils mettent du Pink Martini. Tu sais à quel point j'adore Pink Martini. J'entends plus rien à ce que me dis mon pote et j'écoute Lilly jouer à fond dans le bar, pendant que les cowboys font la leçon au vieux désarticulé. Je bouge toute seule sur ma chaise, incapable de me concentrer sur autre chose que la musique. A cet instant, il pourrait bien y avoir un incendie, un meutre, un viole, ma tête ne louperait pas un tempo.
Lilly est remplacé par Yolanda, et là un vieux m'invite à danser. Un vieux d'une cinquantaine d'année, quasi chauve, tout svelte et rouge dans son short et sa chemise en lin. J'ai juste envie de danser. Je jette un coup d'oeil à sa femme histoire de pas causer une esclandre, mon pote lève son verre et c'est parti. Je danse comme une merde. Je ne sais pas danser, mais j'adore ça. On part sur un tango souffreteux sur le bitume mouillé. Il me fait tourner dans tous les sens dans une ébauche de pas que je suis en étant bien incapable de suivre.
C'est pas grave, je suis trop bourrée pour y faire attention. Mince, j'avais pourtant dit que j'avais pas bu tant que ça. C'est possible que je t'ai un peu menti. C'est bien la raison pour laquelle il ne s'agit pas d'une autobiographie. Je te mens un peu, beaucoup, ou pas du tout. A toi de voir.
Bref, après quelques pas de danses, le vieux s'essouffle et c'est pas plus mal car je commence à avoir envie de gerber. Va tourner non stop pendant cinq minutes et on en discute. En attendant, il est temps que ça s'arrête, d'autant que je commence à rendre conscience de tous les regards et c'est particulièrement désagréable. Rien de transcendant dans l'attention, au contraire. Les vrais bons moments sont ceux où tu t'oublies. Et où on t'oublie.
Il commence à se faire tard, les vieux cogneurs soûlards sont partis et je n'ai même pas fait gaffe à la façon dont l'histoire s'est terminée. On va régler auprès du pauvre serveur qui a su garder son sang froid en déconnant un peu avec lui. Tant qu'il n'y a pas eu de sang sur la terrasse, tout va bien. Il a beosin de vider son sac et nous refait la scène en s'imaginant comment il aurait dû réagir. Selon lui, il aurait dû lui balancer son poing dans la gueule. Le vieux n'aurait pas riposter, de toute façon. Et c'est bien là le problème. On le rassure en lui disant qu'il a très bien fait, son taff c'est d'esquiver, pas d'attaquer. D'autant plus que pépé n'avait pas l'air d'avoir toute sa tête.
Il est un peu trop tactile, le serveur, mais j'attribue ça au coup de l'émotion. Il m'attrape le bras en me disant qu'il l'aurait étalé par terre s'il avait pu. Il me serre un peu l'épaule. L'avant-bras. C'est bien. Tu aurais pu, mais tu as été assez intelligent pour ne pas le faire. Donc ne t'imagine pas être plus con que ce que tu es. Le pauvre, il est mi tremblant mi exalté, mais ça va ensemble.
On finit par s'éclipser. Il était sympa malgré tout. La soirée n'aura pas été douce pour tous. Et la soirée n'est pas terminée. Avec mon pote, on se sépare dans le métro. Je descends avant lui pour prendre une correspondance qui m'amène en banlieue, puis je marche pour finir le trajet. Pas de bus ces derniers temps, avec les émeutes les chauffeurs n'ont pas envie de se faire déglinguer, ce que je peux comprendre. Tout comme cette envie de défoncer la moindre chose qui nous entoure. Tout détruire. On n'a pas tous l'occasion de danser sur du Pink Martini pendant que certains esquivent les coups de poings en étant payés au SMIC.
Alors je marche. J'allume une première clope pour me tenir compagnie pendant les quarante minutes à venir lorsqu'une autre averse commence à tomber sévère. J'ai juste le temps de me réfugier sous un abri vélo avant que ma cigarette finisse complètement ratatinée.
Je regarde la pluie frapper le sol et les gens qui se trimballent, tranquilles pour la plupart. Certains me jettent des regards appuyés, ils ont peut être envie de s'abriter là où je tanke où peut-être qu'ils essaient de me parler. J'en sais rien, j'ai mon casque humide sur les oreilles. D'ailleurs il commence à buguer, mais j'attends que les mecs s'éloignent pour le fourrer dans mon sac.
Je finis ma clope et je reprends la marche, sous l'averse.
Annotations