2. Avant elle
- Quand et comment est-ce arrivé ?
- Je ne saurais pas vous dire le "quand" ni le "comment" exactement. J'ai l'impression que c'était plutôt une succession de choses qui m'ont mené à ça.
- Essayez alors de m'expliquer cette "succession de choses".
- Ça risque d'être long.
- Je ne suis pas pressé. Je vous écoute.
***
Je bossais depuis environ dix ans dans une usine alimentaire où je passais la majorité de mon temps à regarder des machines remplir des plats en plastique qui finiraient dans un micro-onde. C'était répétitif comme taf ! Le conseiller en prévention avait défini des tournantes pour nous maintenir alerte, mais ce n'était quand même pas très passionnant. Pour moi, c'était juste un boulot comme un autre, parce qu'il fallait bien payer la baraque achetée il y a cinq ans, les vacances à la caravane ou encore les fringues du petit. Aucun intérêt intellectuel ou artistique.
Malgré ce job bien pourri, je me suis toujours considéré comme un artiste. Ma vie, c'était pas ça en vrai. A un moment, elle a dérapé et j'ai pas réussi à la redresser ! Avant, j'avais toujours un appareil photo en main. Partout où je regardais, j'imaginais le bon cadrage, la pose parfaite ou le jeu de lumière idéal qui en ferait une oeuvre parfaite ! Valérie, ma femme, ma muse, appréciait de se faire photographier sous toutes les coutures.
Je voulais faire des études de marketing pour pouvoir me lancer à mon compte, développer mon business. Mais voilà... les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévu. Valérie est tombée enceinte, on avait à peine vingt ans. Il me restait un an à faire à l'Ecole supérieure des arts avant d'avoir mon diplôme. Vu que le petit allait arriver, on avait besoin d'argent. Ma famille avait les moyens de m'aider pourtant. J'ai refusé, je ne voulais pas leur être redevable. Mon père aurait trouvé toutes les occassions de me le rappeler. J'ai donc arrêté mes études et je me suis trouvé un petit boulot. Je m'étais dit que je reprendrais mes études après la naissance du petit, puis quand il serait entré à l'école, puis quand... On s'installe dans le quotidien et on s'oublie.
Après la naissance d'Ethan, Valérie en a vite eu marre de me voir l'appareil à la main. "Julien, j'ai besoin que tu m'aides avec le petit et pas que tu immortalises nos moindre faits et gestes".C'est ce qu'elle m'avait dit un jour. Je n'ai pu le sortir que pendant les périodes de vacances : les baignades au bord de la piscine et les paysages ont remplacé les grandes oeuvres que j'avais imaginées. Mais, durant ces dix dernières années, je n'avais pas oublié mon rêve. Je l'avais juste mis en pause.
Le début du confinement en mars 2020, à cause du Coronavirus, m'a permis de renouer avec ma passion. Pour mon plus grand bonheur, j'ai été mis en chômage temporaire une semaine sur deux. Le patron était incapable de faire respecter toutes les règles de sécurité en gardant l'équipe au complet. L'usine a continué à tourner, mais avec moins de personnel et en faisant les trois pauses au lieu de deux. J'ai donc pu redécouvrir la joie de faire des photos dans la nature. J'ai suivi des tutos sur des sites pour me remettre à jour sur des logiciels de retouche. J'ai transformé la salle de jeu d'Ethan en studio avec tout l'éclairage nécessaire et une toile de fond pour pouvoir reprendre le portrait après le confinement. Valérie ne voulait plus poser pour moi et j'avais besoin d'autres modèles que mon fils.
C'est comme ça que je l'ai rencontrée !
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