Chapitre 2.1: Dis bonjour à ton argent

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« Va où est l’argent…et vas-y souvent » Willie Sutton(1)

— Oh ma tête…

Le lendemain de soirée fut dur pour nous tous. Lucas me réveilla à l’aube en entrant comme un tourbillon dans la chambre gigantesque où j’avais élu domicile.

— Mon lapin ! me murmura-t-il. C’est l’heure d’aller en cours ! Oh…mais dis-moi, tu es bien entouré de si beau matin !

Ouvrant les yeux à contrecœur, je m’aperçus que j’étais allongé dans le plus simple appareil au milieu de deux étudiantes nues et endormies. Une grande brune et une grande blonde aux longues jambes, dont les bikinis trainaient à côté du lit. Je reconnus la première, l’intrépide qui retiré ma veste la nuit dernière. De doux souvenirs m’envahirent, malheuresement floutés par la quantité d’alcool que j’avais ingérée. Je souris. La nuit avait été longue et très sportive. Je les repoussai gentiment, évitant de les réveiller.

— Est-ce que tu saurais où est mon caleçon s’il te plait ? chuchotai-je à Lucas.

— Je crois me souvenir que tu l’as laissé dans la piscine.

— Rassure-moi, tu te payes ma tête ?

— Non pourquoi ? dit-il, son sourire jusqu’aux oreilles.

— Donnes le moi ! lui ordonnai-je, me rappelant trop tard que nous n’étions pas seuls.

— Qu’est-ce que je gagne en échange ?

— J’évite de t’en coller une.

— T’étais plus drôle quand tu dormais ! La vue de tes petites fesses dès le matin, hum j’adore ! déclara-t-il, avec une moue de canard sur les lèvres.

— Mon caleçon ! continuai-je, devenant impatient.

— Ok ok, tiens, abandonna-t-il en faisant apparaitre mon sous-vêtement froissé. Arrête de grogner, tu vas réveiller tes deux déesses de la nuit.

— Où sont les tiennes ?

Pour toute réponse à ma petite pique, il me lança mon vêtement, non sans un plaisir malsain en me regardant me dépêtrer pour l’enfiler.

— T’as fini de me mater ?

— J’admire ta musculature !

— Idiot ! Maintenant, bouge.

Se faire réveiller par Lucas, et supporter ses blagues dès le matin, c’était trop pour moi. Je sortis de la chambre, peinant à enfiler le reste de mes vêtements dispersés dans la maison. Qu’avais-je encore fait hier soir ? Je mis la main dans la poche de ma veste, découvrant nombre de billets. Je les sortis, et comptai. 200 euros figés sur un bout de papier, voilà ce qu’on gagnait à se déshabiller aux enchères dans les banlieues chics de Paris.

— Rentable, ricanai-je.

Je rejoignis les autres membres de mon groupe qui quittaient leurs folies nocturnes retournant à la réalité. Grégoire nous attendait, son sourire suffisant traduisant que le business avait été fructueux. Amina se tenait à ses côtes, visiblement heureuse aussi. Ils avaient dû passer une nuit sans se prendre la tête, une nouveauté. Nous nous alignâmes, 11 pions attendant les ordres.

— La nuit a-t-elle été bonne ? questionna Alex, finissant d’enfiler son tee-shirt.

— On est pas mal. Pour ceux qui doivent partir en cours, partez. Les autres, mettez l’argent dans les sacoches de vos motos, on décale, ordonna Grégoire concis.

Nous ne nous fîmes pas prier. Lucas, Alex et moi avons enfourché nos véhicules, prenant des directions différentes, épuisés mais prêts à affronter huit heures assis sur une chaise à écouter un professeur qui ne savait rien de la vie en dehors de ce qu’il avait lu dans ses livres.


J’arrivai au lycée, cet endroit lugubre que je détestais plus que tout, au moment où la cloche sonna. J’empestais l’alcool, la piscine et le sexe. Tant pis, j’étais déjà en retard. Mon lycée se nommait Paul Valery et se situait dans un quartier craignos de la banlieue parisienne. C’était un ancien bâtiment en briques rouges, dont l’entrée principale était surmontée d’une énorme horloge. Cette décoration visait à rappeler sans cesse aux retardataires qu’ils ne changeraient jamais, chose que les proviseurs m’avaient rabâchée toute ma scolarité. Je n’étais pas le seul à rire jaune. Je fendis la foule, traversai les vieux couloirs poussiéreux aux couleurs ternes et fonçai en cours de mathématiques avec la désagréable impression que j’allais me faire lyncher.

— Monsieur Moreau ! Vous nous faîtes l’honneur de votre présence ! retentit la voix de mon professeur lorsque mon pied franchit le seuil de la salle.

— J’ai envie d’étudier aujourd’hui ! répondis-je, sans me démonter.

— Voyez-vous cela ! s’exclama-t-il, feignant la surprise. Mais je vous en prie alors, prenez place parmi nous dans ce cas.

Je m’assis au fond.

— Ne vous mettez pas si loin ! Il y a de la place au premier rang ! me reprit-il.

La journée allait être douloureuse. Je m’assis sagement devant, sans lancer quelques regards menaçant aux autres élèves qui se permettaient de rire de mon malheur.

— Bien, reprenons, aujourd’hui, nous allons étudier les intégrations. Ouvrez vos livres, page 58.

J’écrivais sans trop regarder, le mode robot activé, attendant impatiemment la fin de cette torture. A la pause déjeuner, je me joignis à la seule personne que je supportais dans cet endroit. François, un adolescent à la peau aussi noire que ses vêtements, redoublant, détendu et que rien ne semblait déranger. Je le trouvai au coin fumeur, classique, il m’aperçut et me tendis une cigarette.

— Merci, mec. Tu viens d’illuminer ma journée.

— T’as l’air d’en avoir besoin. Qu’est-ce que t’as fait hier soir pour avoir une tête aussi épouvantable ?

— J’ai passé ma soirée sur l’ordi, mentis-je.

— Arrête de geeker, ça te bouffe les neurones.

— Et la clop ?

— Chacun sa drogue, concéda-t-il me tendant son briquet.

J’allumai ma cigarette, profitant du relâchement que m’offrit la première bouffée. Je sentis mon corps se détendre pour la première fois depuis mon combat.

— Mec, qu’est-ce qui est arrivé à ta mâchoire ?

— Rien, un pic-pocket a essayé de me voler mon portefeuille hier dans le métro. Il m’a décroché une droite, j’ai répliqué. Pas de quoi s’inquiéter.

J’avais oublié que le maquillage d’Amina s’était effacé, offrant bleus et égratignures à la vue de tous. J’avais laissé ma veste dans la sacoche de moto, trop d’élèves se posaient des questions. Tant pis pour ma figure, j’étais devenu à l’aise avec le mensonge.

— T’es sur ? me questionna-t-il, ses sourcils traduisant son inquiétude.

— T’es de la police ? répliquai-je, touché et agacé par son intérêt.

— Non mais…

— Je vais bien, lâche l’affaire, le coupai-je, sec.

— Ok, viens on va manger, changea-t-il de sujet, visiblement vexé.

— Enfin une phrase douce à mes oreilles ! répondis-je pour détendre l’atmosphère.

Nous avons filé chez lui. Il ne souffla mot sur le chemin et aborda tout type de sujets pendant le repas. Au fond, je savais qu’il ne me croyait pas, j’avais accumulé les blessures inexpliquées cette année. Moi non plus, je ne me serais pas fait confiance. Pourtant, malgré le désir de tout dire à mon ami, je ne changerai pas ma version. Il ne pouvait rien savoir. L’inconvénient de la vie que j’avais choisi était celui-là : le mensonge. Je devais mentir à mes proches dans les yeux, chercher des excuses pour chaque blessure, chaque cuite, chaque disparition soudaine, chaque coup de flippe dès que je mettais le pied dehors. Je vivais dans la peur et il m’était interdit d’en parler. La vérité aurait creusé leurs tombes et la mienne. Je les aimais trop pour ça. Le repas ne s’éternisa pas, la viande me paraissait aussi fade que cette journée.

Nous rentrâmes, les estomacs pleins, et affrontâmes nos heures d’histoire-géographie. Je m’assis au troisième rang, assez loin pour dormir, assez près pour prêter une oreille pendant mes moments d’éveil. Mon professeur d’histoire était un homme atypique, un ancien motard décoré de l’armée, dont l’autorité dans la voix faisait frémir chaque cellule de votre corps. Il avait combattu dans l’armée de Terre, pilotant la fameuse Cagiva 350cm3 (2) lors de son déploiement. Malgré ses cheveux grisonnants, cet homme dans la fleur de l’âge, était un puit de savoirs.

— Bonjour, futurs dirigeants de demain, même si cela m’attriste, nous salua-t-il avec sa voix grave. Comme on ne cesse de vous le répéter, votre dernière année a déjà commencé. L’horloge tourne. Il y a un examen au bout du chemin. Nous avons terminé la deuxième guerre mondiale, j’aimerai maintenant que nous fassions comme avec la guerre de Sécession : étudier les mythes qu’elle a généré. Je rappelle, pour les élèves frappés d’un Alzheimer précoce, la guerre de Sécession est à l’origine du mythe de la Cause perdue(3) . Maintenant, nous allons étudier les Hollister Riots.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, persuadé que le nom m’évoquait quelque chose.

— Monsieur Moreau, vous êtes bien la dernière personne dont j’attendais une telle question. Vous ne connaissez donc pas l’histoire de la bague que vous arborez avec tant de fierté ?, sourit-il, heureux de mon intervention. Les évènements du Hollister Riots sont à la naissance même du mythe du biker. Bien, prenez vos agendas, pour le cours prochain vous aurez à regarder deux films qui apporteront des détails romanesques sur la présentation d’aujourd’hui : Easy rider, un film de 1969 de Dennis Hopper et The Wild One de László Benedek, sorti en 1953. Je sais que ce sont de vieux films, mais si vous voulez apprendre plus sur les légendes urbaines, il faut passer par là.

Il nous fit voir quelques extraits de ces films en noir et blanc, qui décrivaient un quotidien que je ne connaissais que trop bien.

— Est-ce que vous y croyez à toutes ces histoires de gang, monsieur ? demanda la tête de classe.

— Pas vous ? réplica-t-il, amusé. Bien, assez bavardé, commençons voulez-vous ? Prenez des notes, je ne répèterai pas. Après la deuxième guerre mondiale, de nombreux soldats ont eu du mal à retrouver une vie stable. Ils avaient connu l’enfer, vu leurs compagnons tomber sous les assauts de l’ennemi. Le retour à une vie paisible et rangée ne leur convenait pas. Ils avaient besoin d’action et d’adrénaline pour ne pas sombrer dans la folie. La moto fut vécue comme un substitut pour ces soldats. Ceux qui avaient été motards avant la guerre furent rejoint par des milliers d’autres. La moto offrait excitation, camaraderie et danger. Hollister est une petite ville de Californie aux Etats-Unis. Elle était connue pour accueillir le Gipsy Tour organisé par l’AMA, American Motorcyclist Association, chaque 4 juillet. C’était un moment de convivialité, de partage pour les motards du monde, qui s’affrontaient lors de courses endiablées. La guerre avait poussé les organisateurs à annuler l’évènement. Par conséquent, l’économie de la ville s’est effondrée. La fin des combats fut une renaissance pour tous ceux qui avaient fait faillite. Le 3 juillet 1947, les festivités furent lancées, pour le premier week-end de trois jours depuis un long moment. Le succès fut instantané, près de 4000 motards de différents clubs connus de l’époque, d’horizons multiples envahirent les rues d’Hollister, doublant la population municipale. Cela prit la ville au dépourvu. Une telle foule était inédite. Les motards furent massivement accueillis dans les bars. Pour dormir, ils se retrouvèrent à installer des tentes de fortune dans les parcs ou les rues, les hôtels étant pleins. Mais très vite, les débordements dû à l’alcool donnèrent lieu à des scènes d’ivresse publique, des affrontements de gangs rivaux ainsi que des courses sauvages dans les rues de la ville. Cette situation devint vite ingérable pour les sept hommes de loi que comptait la ville. Ils tentèrent d’arrêter ces hommes, de limiter l’ouverture des bars, qui eux refusaient de vendre de l’alcool. Des renforts policiers furent immédiatement demandés aux comtés d’à côté. Le soir du 5 juillet, un couvre-feu fut instauré. Les quelques centaines de motards encore dehors, profitant de la musique, allongés au clair de lune près de leurs motos, furent délogés grâce à un camion de musique et des bombes lacrymogènes. A la fin du week-end, le 6, les fêtards repartirent, laissant les rues d’Hollister jonchées de bouteilles vides.

— Monsieur, pour l’instant, je ne vois pas ce qu’a cet évènement de particulier, lança un petit malin.

— Laissez-moi finir, le réprimanda-t-il. Votre camarade a raison, pourquoi retenons-nous cet évènement ? Il se trouve que la couverture médiatique fut impressionnante. Les médias s’enflammèrent, décrivirent Hollister comme contrôlée par les motards, en proie à des émeutes de grandes ampleurs. Les motards furent associés à une image de rebelles, de trouble à l’ordre publique, de mauvais garçons. Regardez cette photo : elle fut publiée dans Life magazine, qui bénéficiait à l’époque d’une certaine notoriété. La photo est très controversée, on la soupçonne d’avoir été mise en scène. Cet homme, d’ailleurs, faisait partie d’un club réputé : le Tulare Riders Motorcycle Club.


La photo portait le titre de : Les vacances d’un motard : Lui et ses amis terrorisent une ville. Elle montrait un homme ivre tenant une bière dans chaque main, allongé sur une Harley Davidson, reposant sur un lit de débris de bouteille.

— L’AMA, poursuivit-il, qui menait déjà à l’époque une vendetta contre les courses sauvages et les délinquances, répondit que les faits avaient été perpétrés par les uns pour cent de déviants qui ternissent l’image de la moto et des motards. Elle assura que les quatre-vingt-dix-neuf pour cent restant étaient des citoyens décents. Voilà comment est né le 1% pour les MC, utilisé aujourd’hui pour désigner les motards hors la loi.

Les conséquences furent importantes, les bikers se retrouvèrent classés comme dangereux, et marginaux. Les Américains, préoccupés par la fin de la guerre, et par une probable guerre froide, se méfirent de ces hommes qui roulaient en Harley. La clé de cet évènement réside dans l’empreinte psychologique qu’il a généré, un mythe était né. Bien, avez-vous des questions ?

— Êtes-vous déjà allé à Hollister ?

— En 1997, pour les 50 ans de l’évènement, répondit-il avec un sourire nostalgique. La ville n’a pas gardé beaucoup de séquelles de cette époque. Si vous voulez mon avis, elle a même bénéficié de cette propagande, d’un point de vue touristique et économique. Elle continue d’accueillir régulièrement les motards. Autre chose ?

— Qui sont les bikers d’aujourd’hui ?

— Des gens comme vous et moi, des gens sans histoire, ou presque, avec des barbes, des tatouages, des bagues et une veste en cuir, déclara-t-il en riant. Maintenant dehors.

Le professeur posa ses yeux sur moi, me fixant avec un mélange d’interrogation et de curiosité. Il me mettait très mal à l’aise. Nous rangeâmes nos affaires. C’était surement le cours d’histoire le plus captivant auquel j’avais assisté.

— Attendez Monsieur Moreau, déclara le professeur au moment où je passais devant lui.

— Vous voulez me voir Monsieur ?

— Oui, jeune homme venez.

Je le rejoignis près de son bureau. Il posa une bague sur la table, identique à la mienne. Une bague en acier chirurgicale portant un losange sur lequel il était gravé : MC 1%.

— Vous êtes un… ? demandai-je, fasciné.

— Chut, pas si fort, chuchota-il. Mais pour te répondre, oui j’en suis un aussi.

— A quel club appartenez-vous ?, continuai-je, ma curiosité piquée à vif.

— Cette information est un secret bien gardé mon jeune garçon. Sachez simplement que lorsque j’ai intégré mon club j’avais votre âge. J’étais une jeune recrue de l’armée française. J’étais fier, je pensais que le monde m’appartenait. Les membres de mon club m’ont pris sous leur aile, ils ont forgé un homme du frêle adolescent que j’étais. Mais le prix à payer était bien trop élevé, et si vous me regardez ainsi c’est que vous le connaissez. Vous pouvez encore tout arrêter, vous enfuir.

— Vous avez réussi ?

A suivre!

[1] Willie Sutton, né en 1901 à Brooklyn, est un criminel américano-irlandais connu. Criminel dès le plus jeune âge, il se fait avocat du diable en conseillant les prisonniers fédéraux, sur les ficelles de la loi. Grand braqueur de banques, il est perçu comme un garçon non violent et intelligent par ses pairs. Munis de son pistolet, il déclarera : « on ne peut pas braquer une banque avec du charme et de la personnalité ». Son surnom « L’Acteur » lui est décerné pour ses déguisements lors des braquages ou lors de ses évasions. Capturé et jugé en 1931, il s’échappe en 1932. L’histoire se répète trois ans plus tard, puis encore une fois. Willie Sutton devient une légende. En 1950, il fait partie de la fameuse liste « Most Wanted » du FBI. Condamné finalement en 1952, il est relâché en 1969 pour problème de santé. Il participe alors activement aux réformes des prisons et devient consultant anti-braquage pour les banques. Lors d’une interview, peu avant sa mort, il expliquera que ses armes n’étaient jamais chargées. Elle lui valut l’approbation de l’opinion publique le plaçant alors comme un Robin des Bois, plutôt que comme criminel aguerris. Il décède finalement en 1980.


(2)En 1985, après une concertation des pays de l’OTAN, un appel d’offre est lancé pour une moto à l’usage militaire. Si Peugeot peine à convaincre, l’armée commande plus d’un million de motos Cagiva pour remplacer les anciennes Peugeot et Honda. La moto fut déployée par l’armée française pendant la guerre du Golfe (opération Daguet). James Bond fera un clin d’oeil à ce véhicule dans le film GoldenEye.

[3] Cette thèse est apparue à la fin de la guerre de Sécession, dans les récits des généraux vaincus, et partisan de la Confédération. Cet essai vise à réduire le rôle de l’esclavagisme dans la guerre, qui opposa les états du nord des Etats-Unis à ceux du sud.

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