Le premier jour du reste de ma vie
Lundi, 06:39
Ma main écrase le bouton snooze du radioréveil pour la seconde fois. Blotti au fond de mon lit, je m'accorde neuf minutes de sursis supplémentaires et tourne le dos à cette semaine qui s'annonce en tous points semblable à la précédente. Cette routine morne et ennuyeuse me déprime !
Il n'y a plus personne à mes côtés pour me rabâcher que je vais être en retard...
M'efforçant de me convaincre que c'est mieux ainsi, je m'étire de tout mon long dans le lit, en diagonale. Les bons côtés du célibat !
Cependant, aucune odeur de café n'émane de la cuisine pour m'aider à faire front et les rires de mes enfants me manquent. L'euphorie simulée n'aura duré que quelques secondes. Le revers de la médaille, sans doute.
Je m'extirpe des draps et prépare du thé à la menthe. Ces notes d'exotisme ont un goût de lot de consolation avant d'enfiler mon bleu, mes chaussures de sécurité, charger ma caisse à outils dans le coffre de la voiture et reprendre le chemin du travail.
Sur le parking de l'usine, j'allume une clope. Elle altère les derniers effluves de menthe sur mon palais ainsi que mes convictions. Qu'est-ce-que je fous là ? On vient de changer de millénaire, une monnaie européenne nous fait de l'œil, nous sommes entre deux crises… C'est le moment de faire quelque chose de ma vie !
Ah bon ? Quel est le rapport entre mon éventuelle reconversion, la conjoncture et l'euro ?
Note pour plus tard : arrêter de me faire la morale en utilisant des arguments bateau dont je n'ai que faire.
Cette vie, celle que je continue de m'imposer pour rester dans les marqueurs de la société de consommation, ne me convient pas. Gagner mon pain quotidien en traînant la savate jusqu'à la retraite ? Non merci. J'ai vingt-six ans, bordel ! La vie devant moi comme ils disent.
Fort de ces réflexions, je fais demi-tour et prends la direction de l'agence intérim dont je dépends pour y exiger ce qui m'est dû :
— Je rends mon tablier ! Vous me faites mon compte, s'il vous plaît…
— Mais monsieur, vous n'y pensez pas ! On n'arrête pas comme ça, du jour au lendemain ! me répond ma conseillère d'un ton hautain.
— Si, si, je vais vous montrer, vous allez voir... Car quand les grands de ce monde n'ont plus besoin de nous, que les commandes s'amenuisent, ils nous jettent comme des malpropres ! C'est tout l'avantage de l'intérim, me direz-vous. Et moi, je devrais courber l'échine et la boucler, en m'estimant heureux qu'ils me permettent de gagner ma vie jusqu'à la fin du contrat ? Non Madame ! L'emploi temporaire est par définition précaire, mais pour les deux parties. C'est comme une période d'essai, si ce n'est pas concluant, que le patron ne convient pas, l'employé peut décider de ne pas poursuivre la collaboration.
— Bon, pour vos papiers et votre salaire, repassez en fin de semaine. Mais ne comptez plus sur nous s'il vous reprenait l'envie de travailler en intérim !
— Aucun problème. À vendredi.
En ressortant, le bon sens le plus élémentaire me fait douter mais le sentiment de liberté prend le dessus. Gagner sa vie ? Quelle ironie ! Pour quoi faire ? Je l'ai déjà, elle m'appartient, elle est à moi ! Nul besoin de la gagner.
Quelques semaines plus tard, je m'envole en direction de Londres pour y passer un entretien d'embauche. Un grand groupe hôtelier recrute un moniteur d'escalade pour la saison d'été à Ibiza. C'est le premier jour du reste de ma vie. Elle sera désormais guidée par le voyage et l'aventure, autant que faire se peut, mais avant tout par mes envies. C’est moi qui mène la barque ! Bien que ça ait toujours été le cas, je viens seulement d’en prendre conscience.
Mieux vaut tard que jamais…
“ Si vous trouvez l’aventure dangereuse, je vous propose d’essayer la routine, elle est mortelle ! ”
Paulo Coelho
“ L’homme n’est pas fait pour travailler. La preuve, c’est que ça le fatigue… ”
Georges Courteline
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