Camelots et Cie
La saison touche à sa fin sur le marché de La Tranche sur Mer. Depuis la rentrée, les estivants ont repris le chemin des écoliers. Les autochtones reconquièrent peu à peu les rues de la petite station balnéaire parmi de jeunes couples de touristes, leurs marmots insouciants pour qui l'école rime avec pâte à modeler et n'a rien d'obligatoire, ainsi que le flot de retraités rêveurs devant les annonces immobilières de la région.
Une sexagénaire bien conservée mais cramée aux U.V et de fait, un peu trop ridée, s'arrête devant le camion magasin de Brad. Celui-ci la trouverait presque attirante si elle n'avait pas abusé du Botox.
— Bonjour Monsieur. Une tranche de terrine forestière, s'il vous plait... Un peu plus petite... Oui, parfait !
D'un geste bien rodé, dans un mouvement de va et vient du couteau presque théâtral, Brad ajoute un demi centimètre sur l'épaisseur préalablement définie.
— Et voilà ! C'est du Jean Rosé ça, ma petite dame... Ça vous fond dans la gueule ! Avec ceci ?
— Ce sera tout, merci. Je vous dois ?
— Pour mon joli sourire c'est trois euros soixante-dix, charmante demoiselle... La vue sur mer est offerte.
— Voilà quatre. Merci, gardez tout. Bonne journée.
— Tu vas pas m’dire que c'est en Vendée que tu bronzes comme ça ! marmonne Brad en regardant s'éloigner sa cliente, amusé du pourboire qu’elle a laissé comme pour le remercier de l'avoir arnaquée. À moins qu’elle n’ait pas saisi l’ironie du « charmante demoiselle ».
Ce petit jeu n'a rien d’intéressé ni de systématique. C'est à la tête du client. Qu'un malpoli s'adresse à lui sans dire bonjour, qu'une bourgeoise condescendante le prenne de haut et c'est la même punition : un supplément pâté dans sa gueule ! Une manière symbolique de remettre les irrévérencieux à leur place. C'est le tarif…
Il y a quelque chose du justicier, du super-héros anti cons dans l'approche de Brad vis-à-vis de sa clientèle de malappris. C'est toujours subtil ou presque. Agrémenté d'une plaisanterie, ça passe comme une lettre à la poste ! Et puis ça fait partie du folklore, les vieilles apprécient ses taquineries.
Mariole, Brad l'a toujours été. Il a commencé posticheur, quand les parfums contrefaits venaient de sortir. Toute une époque :
— Mesdames, Messieurs, je ne suis pas là pour dix francs, ni vingt francs, mais pour la totalité de vos porte-monnaie !
Le badaud naïf tombera sous le charme de cet hurluberlu sans plus de retenue. Culotté mais sympathique, Brad dégage un charisme presque chamanique. Avec ses yeux d'un bleu perçant, ses bouclettes châtains, son sourire racoleur et son sens de la répartie, il fait mouche à chaque fois. Il appartient à cette élite de camelots capables de chahuter les clients, voire de se payer leur tête ouvertement sans inspirer la moindre méfiance. Ils en redemandent du prophète :
— Bien sûr Monsieur que c'est un vrai, on a liquidé la Bastide aux mille senteurs, à Grasse. Ils délocalisent en Slovaquie, si c'est pas malheureux ! Un Dior à cinquante francs, avec un petit Jean-Paul Gauthier en cadeau. Vous savez combien ça coûte dans le commerce ? Croyez-moi, en revenant avec ça, vot' Dame va vous jouer la totale. La flûte enchantée, la brouette de Zanzibar, le tourniquet Japonais ! Allez on y va, Messieurs-dames, y'en aura pas pour tout le monde !
La vue du placier épaulé de deux gendarmes descendant l'allée principale à grandes enjambées sort Brad de sa torpeur. Il entretient de bons rapports avec le fonctionnaire bedonnant. Pas trop pointilleux sur les formalités administratives et pas du tout regardant sur les bakchichs qui lui sont glissés dans la poche pour avoir la paix et une meilleure place. Brad tente de l'interpeller pour savoir ce qui se passe mais l'autre lève le bras dans sa direction sans même tourner la tête, le toisant d'un simple :
— Plus tard !
En bout de marché, sur la jetée, Jacky Bulldozer a déballé son stand de tatouages éphémères à la sauvette : une petite carriole bricolée maison sur laquelle il a fixé un aérographe, quelques tiroirs pour stocker les fioles d'encre, les buses et les pochoirs. Sous le châssis, de chaque côté du petit compresseur viennent s'encastrer deux tabourets. Un pour lui, un pour ses clients. Le tout remballé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire au moindre uniforme qui traine dans les parages.
Confortablement installé, Jacky agrémente le sein gauche d'une ravissante jeune fille de coquettes petites étoiles. Elle a rabattu le haut de son maillot pour faciliter le travail.
Quel joli petit lot, on en mangerait ! rêve Jacky, s'efforçant de rester concentré.
Soudain, la sonnerie de son portable le ramène à la réalité. Il lâche à regret le pistolet ainsi que la poitrine de la belle et, ravalant un soupir, envoie la main à la poche pour attraper son téléphone. En voyant "Brad" sur l'écran, il accélère le mouvement et décroche d'un air inquiet. À l'autre bout du fil, son pote est formel :
— Natchave Macouille ! Dickave a mé… Eul' moré pis deux gardés sur toi dans deux minutes !
Barre-toi vite fait ! Regarde dans ma direction... Le placier et deux gendarmes seront sur toi dans deux minutes !
— Rahh les bâtards... K'y zaye criave eul san d'leurs moulos. Merci mon gavalo. Euj raque un glass o camping.
(....) Qu'ils aillent manger le sang de leurs morts. Merci mon ami. Passe à la caravane, je paye un verre.
— Michto. Ciao !
Ok, super. A tout' !
En raccrochant, Jacky se tourne vers la jolie brune pour lui annoncer, sourire aux lèvres et à peine désolé, qu'ils vont devoir remettre cette séance à plus tard. Grand seigneur, il lui rend ses vingt euros mais la gamine s'offusque :
— Mais je m'en cogne de tes vingt balles, espèce de tatoueur inventé ! J'ai l'air de quoi moi maintenant, avec ma moitié d'étoile sur le nichon ?
Tout en chargeant son stand à l'arrière du camion, Jacky s'excuse en pouffant et lui conseille un dissolvant. Puis, ignorant ses insultes, il saute d'un bond de cabri au volant avec la mine réjouie du gibier sachant qu'il a un temps d'avance sur le chasseur. Il démarre en trombe et longe la jetée. Il ne peut retenir un cri de joie, presque bestial, le cri de la victoire !
Certes, la petite était attendrissante et il n'aurait pas craché sur une demi-heure de plus au creux de sa poitrine bien ferme, souffletant sur l'encre pour la faire sécher alors que c'est inutile. Mais, comme tout voyageur qui se respecte, échapper une fois de plus à la maréchaussée l'emplit d'une humeur conquérante. Il rit à gorge déployée en frappant sur le volant. Arrivé à hauteur du Cercle Nautique, il reprend ses esprits et ralentit pour ne pas se faire remarquer. Dépassant le Plan d'eau du Maupas, il remonte la rue du Pertuis-Breton pour rejoindre la D105 en direction des Sables d'Olonne.
Voyant le placier et ses deux acolytes remonter l'air abattu, Brad comprend que Jacky a réussi à prendre la poudre d’escampette et s'enquiert d'un air innocent :
— Encore des gamins qui volent à la tire ?
Laissant les deux gendarmes partir devant, le placier s'approche et confie :
— Non, c'est un manouche qui déballe à la sauvette. Ça fait trois fois qu'il me file entre les doigts. Il doit avoir un complice qui le prévient quand on arrive, ce n'est pas possible autrement.
Brad ne relève pas. Il sait que le gadjo lambda ne fait aucune distinction entre un gitan, un voyageur, un manouche, un Rom, un tzigane... Il devine que le placier a lui aussi une taupe qui le prévient quand Jacky débarque. Et s'il se confie ainsi, c'est qu'il y a peut-être une carte à jouer.
Brad décide de profiter de cet avantage et tente :
— Ah ça, les manouches, ne m'en parlez pas ! Voleurs, malins et solidaires en plus avec ça ! Les gamins font le guet pendant que les papas vous dévalisent. Et à la moindre embrouille, c'est tout le campement que vous avez sur le dos, vous pouvez me croire ! Je les connais, vous savez ! J'ai eu pas mal de déboires avec eux. Ce qu'il vous faudrait, c'est un complice.
Vexé que ce jeune effronté pense lui apprendre son métier, l'autre réplique un brin condescendant :
— Mais c'est déjà fait, mon p'tit gars ! Roger, le fromager me prévient dès qu'il se pointe. Cet enfoiré déballe toujours au même endroit, sur le front de mer. Mais de manière irrégulière, parfois on ne le voit pas pendant quinze jours. Je ne peux tout de même pas laisser un policier municipal en faction tous les jours !
Brad qui n'en demandait pas tant jubile :
— Je comprends. En tout cas si je peux aider, n'hésitez-pas. Saloperie de voleurs de poules ! Il n'y a pas de raison que nous qui payons notre RSI, notre place et toutes nos charges, on paye pour eux !
— Je n'y manquerai pas. Bonne journée.
— T'as encore eu chaud mon gavalo, lance Brad tout sourire en arrivant au campement de Jacky.
— On les a bien niqués les narvalos ! Merci macouille.
— C'est Roger, le fromager qui te balance au moré dès que tu te pointes.
— Ahhh le croque ses os ! T'en fais pas, il aura la monnaie de sa pièce eul' mange gadoue ! Il perd rien pour attendre ! Chaque chose en son temps… De toutes façons, la bicrave c'est fini pour cette saison. J'ai fait assez de lovés comme ça pour emmener Nath en vacances avant les vendanges. Demain on décampe.
Jacky, alias Jacky Bulldozer avait plongé cinq ans pour attaque de distributeurs de billets avec l'engin susnommé. Son manque de diplomatie et sa tendance à foncer dans le tas, de préférence en sabots, avaient entériné ce surnom sur toutes les lèvres comme une évidence.
Le lendemain, comme chaque lundi, Brad déballe sur le marché de Jard sur Mer qui n'a pas grand-chose en commun avec celui de La Tranche. Plutôt que des étals alignés de part et d'autre de la rue principale, c'est une immense friche goudronnée de quatre hectares, sur deux niveaux, en plein centre-ville ! Une institution dans la région. Même en arrière-saison, la fréquentation peut battre des records.
6h30, tous les camelots s'installent et s'entraident dans un joyeux brouhaha, pleins d'enthousiasme sur les objectifs de la matinée qui s'annonce radieuse. Ahmed, le marchand de fruits et légumes s’impatiente :
— Personne n'a vu le fromager ? Dans dix minutes, s'il n'est pas là, j'étale mes quinze mètres. Faudra pas venir pleurer qu'il ne peut plus rentrer !
Brad ne peut retenir un sourire mais il préfère garder ses pensées pour lui.
Œil pour œil, dent pour dent. On ne balance pas un voyageur sans représailles. Encore moins Jacky Bulldozer !
“À outrage secret, vengeance secrète.”
Pédro Calderon de la Barca
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