Le bal des tordus
Avec Végas et Joker, nous nous enfoncions dans la forêt de Brocéliande pour y célébrer le désormais célèbre et annuel bal des tordus. Nous avions rendez-vous avec nos démons. Non pas pour les exorciser mais pour de chaleureuses retrouvailles, prévues de longue date avec Satan, Belzébuth et Méphisto, nos trois mentors.
Bien que la lune de Jupiter tombât cette année-là en plein cœur de l'hiver, la nuit était douce et lumineuse. Mes deux compères chahutaient en sautant dans les flaques d'eau. Je les suivais sourire en coin, pétard au bec, carnet et stylo à portée de main ; comme je le fais toujours avec les gens qui m’intéressent.
Nous étions dans un de ces accès d'euphorie communicative, un état de grâce que connaissent tous les amateurs de LSD. Des dingues, des paumés, des fous furieux… Mais à cette époque, les sages précautionneux étaient pour moi d'un ennui mortel ! J'ai toujours préféré la compagnie des vagabonds célestes, des fous étincelants et des clochards étoilés.
Certes, nous brûlions la vie par les deux bouts mais nous avions l'avantage de nous sentir vivants ! En ces temps mornes et reculés de pusillanimité sécuritaire, tout le monde ne pouvait pas en dire autant.
Après un temps de marche incommensurable dans notre état, je demandai à Végas :
— C'est encore loin, Grand Schtroumpf ?
— Là ! Ça y est presque, nous arrivons... Entre bientôt et plus tard ! ajouta-t-il en éclatant de rire.
Après quelques minutes ou quelques heures, je ne sais plus trop, nous atteignîmes la clairière. La farandole des tordus nous tendait les bras. Notre changement de conscience se produisit à ce moment précis et nous plongeâmes dans la nuit, aveuglés par les vices qu'elle nous offrait. Nos démons étaient au rendez-vous. Pas de lapins chez les tordus !
Et un, deux, trois. Un, deux, trois... Yéépaaahh !
Emportés par la frénésie collective sans rien tenter pour s'y soustraire, nous entrions dans la danse. Entraîné par l'accordéon, envoûté par le violon alto, je m'abandonnai à une transe psychédélique sur le rythme ternaire d’une valse folk. Quelques mesures plus tard, subjugué par le regard émeraude d'une Elfe à crinière de feu, je quittai la piste pour m'isoler au pied d'un chêne centenaire en compagnie de la belle.
Le temps d'un baiser et les premières lueurs de l'aube baignaient la sommière d'un halo bleuté quand nous avons rouvert les yeux. Un rayon de soleil traversa une goutte de rosée qui perlait à proximité. En scrutant ce kaléidoscope larmoyant, la précision avec laquelle je percevais tous les détails m’a foudroyé. Quand je revins à moi, Glôredhel avait disparu.
Perché dans la stratosphère, j'errai tel un pèlerin égaré dans les conciliabules du petit matin, en quête de mes deux acolytes. Soudain j'aperçus Végas gesticulant à proximité de la taverne improvisée, qui n'était autre que le coffre d'un IVECO Daily équipé de quatre roues motrices :
— Salut. Hé, on ne s'est pas déjà vu quelque-part ? demanda-t-il très sérieusement alors que je m'approchais.
— Arrête tes conneries, Végas ! Où est Joker ?
— Qui est Joker ?
Bon ok, plan B. Je laissai Végas à ses pitreries burlesques qui semblaient divertir l'assistance et continuai mon chemin. Joker ne pouvait pas être loin. Je le savais. Je le sentais. Tout comme mes yeux distinguaient les ondes sonores traversant l'espace, mes oreilles entendaient les images. Un sentiment d'invincibilité omnisciente me gonflait d'optimisme !
Rien ne semblait pouvoir m'échapper. Sauf Joker, pour quelques secondes, quelques minutes, quelques heures... Le soleil pointait déjà au zénith quand je retrouvai mon ami, à quatre pattes dans un talus.
— Joker, qu'est-ce-que tu fous, bordel !?
— J'ai perdu mes lunettes.
— Viens... Il y a une malle à la taverne. Ils y rassemblent tous les objets trouvés.
De retour en bas, Végas s'était improvisé une scène à ciel ouvert et jonglait avec des pommes de pin au rythme d'un djembé. Pour pimenter l'exercice, il marchait sur un tronc d'arbre, alternant équilibres funambules et galops contrôlés pour faire rouler le tronc sous ses pieds.
Au comptoir, nous nous adressâmes à une sorcière dont les yeux miel et les cheveux argentés respiraient la bienveillance. D’un ton amusé, elle nous apprit que la malle aux objets trouvés avait été perdue.
Résigné, Joker accepta ce coup du sort et, à défaut de lunettes, se rabattit sur deux cervoises ambrées.
Un laps de temps indéterminé s'écoula avant que Végas ne montrât les premiers signes de fatigue. Allongés dans l'herbe avec les musiciens, nous observions amusés l'aura empathique émanant de notre ami. Il inspirait naturellement confiance aux plus récalcitrants des paranos qui croisaient son chemin.
Quand Végas n'avait plus rien à se mettre dans le nez, il fatiguait assez rapidement mais il pouvait parfois s'écouler douze heures de plus avant qu'il ne tombât de sommeil. Fort de ces connaissances, je m'approchai pour lui proposer une dernière bière avant de regagner nos chaumières.
— Une dernière ? Mais on n’a même pas bu l'apéro ! gloussa-t-il.
Déjà, le crépuscule s'annonçait et la plupart des tordus avaient regagné le plancher des vaches.
— Végas, regarde ! C'est la nuit qui revient... Il faut qu'on ramène Joker. Sa femme va nous écorcher vifs !
— Bon ok. La derche et on se connait plus !
Un instant d'éternité à tutoyer les anges. À nos yeux, ce tour de la planète sur elle-même n'avait pas duré plus longtemps qu'une clope qu'on partage à trois copains.
Mais à trop tutoyer les anges, ils peuvent parfois se prendre d'affection pour votre âme et la garder pour la nuit des temps...
Cent cinquante lunes se sont écoulées depuis cette nuit endiablée. Végas s'est injecté le fixe de trop un soir d'automne, tout seul, chez lui. Il est sûrement en train d'amuser les Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Brel ou Gainsbourg quelque-part là-haut.
Joker est resté perché suite à un bad trip. Il a été interné en psychiatrie pour le protéger de lui-même.
Quant à moi, j’ai toujours mon petit carnet…
Je passe de temps en temps fumer une clope avec Végas, assis sur sa stèle, avant de rendre visite à Joker à l’hôpital… en prenant garde d’éviter sa femme !
” Le bonheur d’être coupé du monde, voilà ma première addiction ! S’extirper de la lecture d’un roman exige beaucoup de force. Il faut avoir envie de vivre, courir, grandir. J’étais drogué avant même d’avoir le droit de sortir le soir : je m’intéressais d’avantage aux livres qu’à la vie ! ”
Frédéric Beigbeder
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