Le chien turfiste
En ressortant de la salle de bain, Marie constate que le four s’est éteint. Le poulet est à peine rosé et il est presque onze heures. Dans à peine une heure, Tom criera famine. Tom la goule ! C’est ainsi que Brad avait surnommé leur fils d’un an et demi.
— Et merde !!! Chéri… Y’a plus de gaz, tu veux bien y aller, s’il te plaît ?
Ravi qu’un impondérable providentiel justifie une pause, Brad ne se fait pas prier :
— Pas de problème, j’y vais tout de suite !
— Au passage, tu peux t’arrêter acheter du beurre ? Y’en a presque plus…
Brad pose son pinceau au pied du portail, accorde à sa femme un baiser fuyant ponctué d’un « À tout de suite, mon cœur… » et claque la porte.
Pour se rendre au supermarché, il emprunte l’itinéraire bis, bien connu des boit-sans-soif, qui frôle dangereusement la place du château d'Aubais sur laquelle trône le Café des sports.
Une grille dans le quinté d'Auteuil de cet après-midi justifierait-elle un petit verre de blanc de si bon matin ? Il est encore un peu tôt tout de même… C’est indécent !
Une fois de plus, Brad se ment à lui-même, fait mine d’hésiter : la question se poserait peut-être pour le turf, dont il n’est pas un fervent adepte mais certainement pas pour le Pic-Poul des collines que propose Nestor, le patron.
Il sait bien, au fond de lui, qu’il va s’arrêter. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a fait le détour. En passant devant le troquet, la vue d’Etienne accoudé au comptoir arrête sa décision :
Respect des anciens, pas le choix, sinon il va penser que je fais la gueule !
N’importe quel pochtron qu’il connait assez pour lui serrer la main aurait fait l’affaire !
Ici, à part une visite de temps à autre, rien ne vous évitera d'être considéré comme un touriste lambda. Si Nestor ne vous reconnaît pas, que vous habitiez de l'autre côté du Vidourle, ou de l'autre côté de la Manche ne fait aucune différence : vous êtes un étranger !
Brad ne peut retenir un sourire devant la pancarte que les employés communaux ont posée sur la place depuis son dernier passage :
STATIONNEMENT INTERDIT
7 jours / 7
Même le dimanche !
À quand remonte sa dernière visite ? Nestor se souviendra-t-il de lui ? Toute la question est là… Le reste coulera de source. Une source de Viognier, dans un éclat de verre cristallin !
Un jovial « Salut l’ami ! » le met à l'aise dès son entrée.
Sitôt les politesses d'usage exprimées, Brad ressort pour s’allumer une clope malgré les incitations insistantes du taulier rebelle à fumer à l’intérieur de son établissement. La caresse du doux soleil matinal de novembre est certes plus engageante que les postillons de banalités, imbibés de l’haleine envinée d’Etienne.
Dans le brouillard d'une expiration bleutée, Brad aperçoit la mascotte du village en cavale. Descendant le chemin muletier des Pastourelles, Milou claudique dans sa direction… Tout du moins, dans celle du bistrot ! Il le sait, c'est forcément là que ça se passe, il y aura forcément une ou deux chips à gratter !
Brad l'appelle Milou, comme tout un chacun ici, mais personne n'a la moindre idée de son nom. Il fait partie des meubles et ressemble au célèbre chien reporter. Dans le genre bâtard, un pure race ! À mi-chemin entre le Jack-Russel et le Fox-Terrier, avec un coquart sur l'œil gauche.
Tout le monde le connaît mais personne ne sait qui est son maître. Dédé, un gendarme à la retraite, a bien essayé de le filer plusieurs fois pour le “loger”, mais Milou choisit chaque jour une direction différente pour sortir du village avant de s’éclipser dans la garrigue. C’est une affaire non élucidée, un des grands mystères de la commune d’Aubais.
Après deux ou trois pisses sur les glycines qui ornent les abords du château, Milou traverse la place et se soulage une dernière fois sur le poteau de la pancarte Jacquaire indiquant mille trois cent vingt-quatre kilomètres avant l'arrivée à Compostelle. Enfin, sûr de sa destination, il atteint le seuil du bar et scrute l'intérieur d'un œil hagard.
Empathique et détendu, Brad engage le dialogue :
— Salut Milou !
Une oreille se dresse et pointe dans sa direction. Brad l’interprète comme un signe de docilité et tente une approche :
— Tranquilou Milou, Pilou... Assis ! ajoute-t-il à demi voix.
Milou reste immobile et tend la deuxième oreille, comme un ado insolent ayant très bien compris et demandant à ses parents de répéter pour le plaisir de les exaspérer.
Amusé de cette résistance, Brad insiste sans hausser le ton :
— Asssis...
Sa voix se fait chuchotante, en appuyant de plus en plus sur le « s ».
— Assssssis...
— ...
— Asssssssssssis...
Le chien capitule et s'exécute. Brad lui accorde quelques grattouilles pour le récompenser et attrape une rondelle de saucisson abandonnée sur une table par des estivants. Il l’offre à Milou qui le remercie vivement, dressé sur les pattes arrières en remuant le moignon qui lui sert de queue.
Sa cigarette terminée, Brad l'écrase dans le cendrier et tourne les talons pour rentrer. C’est alors qu’il entend une voix dans son dos :
— C'est toi le gagnant aujourd'hui !
Brad stoppe net et se retourne. Personne ! Seul Milou, toujours assis, le regarde fixement. Sans doute un genre d’hallucination. Il paraît que lorsqu’une pensée envahit notre esprit, il peut nous sembler l'entendre... Il n'a pourtant pas encore touché à son verre de blanc ! En pensant à cela, Brad sourit et fait volte-face une seconde fois. À peine son demi-tour effectué, la voix revient :
— Joue comme tu aimes, c'est pour toi !
Son regard dubitatif se plante une nouvelle fois dans celui du chien. Comme pour exorciser un sortilège, il lui répond en murmurant :
— Ok Milou, merci du conseil... Encore un petit peu de charcuterie ?
Sentant l’excitation que sa proposition provoque, Brad dépose le reste de la soucoupe au pied de la table. Cette fois, les quelques pas qui le séparent du zinc ne seront pas interrompus.
Un peu honteux, Brad s'assure que personne n'a remarqué la scène et garde cette anecdote pour lui. Après un rapide coup d'œil sur la double page du Midi-Libre consacrée au Quinté du jour, il hésite quelques minutes et remplit une grille de Multi. Les deux favoris en base, trois chances régulières et un outsider, tuyau du jour d’Étienne.
— Merci l’ancien ! Tu bois quelque chose ?
— Quelle heure est-il ? s’enquiert Étienne – comme si l’heure avait la moindre importance après les trois ou quatre pastagas qu’il s’est déjà envoyé derrière la cravate – Allez… Un petit, va !
Brad commande un second blanc pour trinquer et accepte le verre que Nestor lui ressert ensuite. Mais il y a des règles de courtoisie tacites, dans le sud : on ne part jamais sur la tournée du patron !
Qu'à cela ne tienne... À la tienne, Étienne !
Cette fois, il est temps pour Brad de filer vers des courses qui n'ont rien d'hippiques et de rentrer, sans quoi le repas de Tom la goule ne sera pas prêt pour midi et c’est une soupe à la grimace que risque de lui servir Marie.
Ticket en poche, il salue l'assemblée et retourne à ses obligations.
15 h 15 : le sacro-saint poulet-frites dominical est englouti. Pendant que Marie berce Tom pour l’endormir, Brad allume le téléviseur pour suivre cette chevauchée d'attelé en direct. Ses deux poulains se mettent à la faute dès le premier virage. Il peste contre ce jeu débile et promet de ne plus jamais se laisser tenter.
En voyant l'arrivée, Brad reste coi :
12 - 6 - 10 - 1 - 13
Aveuglé par les chances des deux favoris, il ne l'a pas joué aujourd'hui mais c'est son quinté fétiche ! D’habitude, il joue au moins une grille avec ces numéros, dans cet ordre, sans même prendre la peine de regarder les cotes : la date de naissance de sa chérie, celle de leur fils, suivies du 13, son porte-bonheur. Et oui, avec le PMU, on joue comme on aime, disait la publicité. C'est d'autant plus vrai pour un joueur occasionnel tel que Brad.
Soudain, il repense à la petite voix et à son échange avec Milou. Ce bougre de chien l'avait pourtant mis sur la voie :
« Joue comme tu aimes ! »
Il ne tenait qu’à lui de l'écouter.
À défaut d’avoir rempli son porte-monnaie, cette aventure a enseigné à Brad une leçon qui tiendra lieu de morale à cette histoire :
Écouter les signes de la vie, quand bien même ils paraissent absurdes !
Après une sieste crapuleuse synchronisée sur celle du petit, Marie constate en sortant les poubelles qu’un petit chien semble attendre sa part de poulet devant l’entrée, comme s’il connaissait la maison…
“ N’essaie pas de comprendre l’incompréhensible. Pour supporter le monde, il faut renoncer à saisir ce qui te dépasse.”
Éric Emmanuel Schmitt
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