Roman :.. Épilogue
La résurrection de Hyakinthos.
Son prénom avait tourné en boucle dans ma tête pendant toute la journée, un peu comme l'air d'une chanson ou d'une musique que l'on entend jouer par un orchestre et qu'il est impossible de supprimer tant qu'une nouvelle n'est pas venue prendre la place de la précédente. Il résonnait en moi comme une douce sérénade, semblant presque féminin, pas vraiment masculin, mais en revanche totalement germanique.
Son prénom m'avait été livré de sa propre bouche, juste après que Frédéric me l'eut désigné : Aloïs. Il m'avait alors tendu la main en relevant les yeux et en m'offrant le second plus beau sourire au monde.
Dimanche 18 septembre 1870, je compris de manière résolue ce jour-là que l'amour pouvait me surprendre sous de nombreuses formes, et sans doute même les plus déraisonnées.
Le léger accent articulé à l'excès trahissait ses origines de l'Est, lesquelles, étrangement, ne transpiraient pas le moins du monde sur sa physionomie. En effet, ses cheveux longs ne m'auraient jamais orienté vers des destinations russes ou polonaises, mais plutôt vers les pays scandinaves, plus libres. Cependant, c'était bien un accent polonais qui avait investi mes oreilles, porté par une voix timide et non encore placée dans le sillon vocal adulte. Je lui avais balbutié mon prénom, mais il le savait déjà. Mon frère m'avait vendu pour ainsi dire.
Le dernier jour de la semaine étant relâche, pour nous comme pour ma mère – celle-ci ayant décidé depuis cette année de nous laisser tranquilles pour profiter des dernières soirées ensoleillées de l'été –, nous nous étions donnés rendez-vous sur la promenade avec les amis, toujours face au Café de l'Univers.
Il me manquait encore quelques jours, presque un mois, pour enfin accéder aux tables de la salle intérieure. C'est donc dans le jardin de la ville, sous les marronniers qu'il me plaisait encore à transformer en tilleuls verts, au même endroit où j'avais suivi des yeux le cheminement de la beauté et de son père, que nous nous étions retrouvés avec les amis.
Aloïs et Frédéric, bien qu'ils fussent plus jeunes que nous, vinrent nous retrouver. J'avais permis à mon frère de nous rejoindre sous le faux prétexte d'accompagner le nouvel arrivant de sa classe. Il ne fallait pas faire de jaloux.
De nature à chahuter bien plus rapidement que moi, Frédo avait pris le parti de plaisanter avec Nicolas, Alphonse et Théo. Aloïs, beaucoup plus calme et posé, s'était assis au pied d'un arbre, à mes côtés.
Il y avait une sorte de tension. Elle était quasi palpable, mais, malgré une timidité que je partageais aisément avec mon jeune invité, j'osai me tourner vers lui. L'occasion que j'attendais depuis des jours s'était enfin présentée et il était idiot de me dérober après tant d'efforts pour le retrouver.
Son petit air féminin s'amoindrissait en le regardant de plus près. En éliminant la coiffure aux cheveux longs et un peu bouclés, je pouvais entrevoir l'adolescent qui s'y cachait réellement.
— Ton frère m'a beaucoup parlé de toi. Il parle à tout le monde de ce que tu fais et de ce que tu écris, dit-il, brisant le silence d'une voix calme enrobée d'un léger accent aux « r » roulés.
— Ah oui ?! Je ne savais pas. Il t'a dit que j'écrivais quoi ?
Aloïs tourna alors le visage vers moi, déposant ses yeux myosotis dans les miens.
Les anneaux* de ses iris, d'un noir profond, me laissèrent, quelques instants, interdit. J'appris bien plus tard que cette particularité oculaire renforce l'attirance de celui ou celle qui les croise.
— Eh bien... que tu écris des poèmes, ajouta-t-il, me sortant définitivement de ma rêverie.
Frédéric était un sacré chenapan. Moi qui le croyais distant dans notre relation fraternelle, j'appris ce jour qu'il faisait ma promotion auprès de ses amis. Avait-il ce besoin d'être reconnu comme le frère de celui qui a écrit des textes dans la Revue pour tous, ou partageait-il lui aussi secrètement mes idées sur le monde qui nous entoure ? Allait-il comme moi, suivre mes idéaux et rejoindre à nouveau Paris comme je l'avais déjà fait au cours de l'année, ou resterait-il le fils près de sa mère qui filerait dans la bonne ornière ? Je me posai à cet instant précis trop de questions qui m'éloignaient de ma passion présente.
Je repris le cours de mes extases.
— Tu m'as donné l'envie d'écrire un peu à moi aussi, car certains de tes textes m'ont plu et m'ont fait rire. Puis, me tendant des feuillets pliés qu'il avait sortis de sa poche, il me dit dans un souffle discret : « Tiens, je les ai écrits pour te les donner ! »
Plus je m'intéressais à ce garçon et plus je remarquais que sa beauté intellectuelle rejoignait ses qualités esthétiques. La suite de mon texte s'écrivit alors dans mon esprit : Vous êtes amoureux. –, Vos sonnets la font rire. Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût. – Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire ... ! Bien qu'il ne s'agisse pas de sonnets, je gardais le mot pour le nombre de pieds que le mot comportait. J'imaginais aussi que la révélation d'une telle passion pour la beauté aurait pu détruire toute l'amitié que l'on aurait portée – d'où le mauvais goût.
Je dépliai la feuille de papier consciencieusement et lus les vers écrits de la main d'Aloïs. Une écriture fine, un peu en travers, dont on pouvait comprendre qu'ils avaient été écrits non pas sur un bureau, mais avec un support moins adéquat, comme le dessus d'une cuisse ou contre une vitre, la quantité d'encre diminuant à certaines fins de phrase.
Fermant les yeux pour apprécier pleinement l'entièreté du message, je me laissais tomber en arrière, le dos appuyé contre le tronc du marronnier.
Le texte n'était pas parfait, les pieds n'étaient pas égaux, mais la sincérité du message se suffisait à lui-même et ne me laissait aucunement douter des sentiments qu'il éprouvait – lui, jeune polonais – pour la langue française.
Des cris soudains nous interpellèrent. Une bagarre venait de se déclencher dans le café de Pierrot. Nous partîmes tous en direction de la terrasse en courant, avant de nous arrêter à un mètre de l'entrée pour jauger de la dangerosité de l'épisode. Plusieurs hommes, en total désaccord semble-t-il, échauffés sans doute par quelques verres d'alcools, se disputaient jusqu'à en venir aux mains. La situation nous amusa grandement.
Laissant les hommes énervés sortir, nous en avions profité pour nous glisser à l'intérieur.
Mes amis, plus âgés que moi, que Frédéric et de mon nouvel ami Aloïs, commandèrent des bières pour l'ensemble de notre petit groupe. L'assistant du tenancier, sachant très bien qu'il ne reverrait pas son patron avant une bonne heure, nous servit sans tiquer. J'exultais de bonheur.
– Ce soir-là, ... – vous entrez aux cafés éclatants, Vous demandez des bocks ou de la limonade ... – On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.
***
Cet extrait de ma jeunesse, qui s'est déroulé la veille même avant de rejoindre Paris aura été, il me semble, celui qui a passionné au plus profond de moi l'âme du créateur novateur que j'ai tenté de devenir. Vous en êtes les seuls témoins.
À mon retour de la capitale, je ne revis plus Aloïs, non, plus Jamais de ma vie. Ce fut le plus grand de mes regrets mais aussi le secret le mieux gardé : celui d'un jeune homme ou plutôt en devenir, métamorphosé en jeune fille, magnifique beauté, rencontré au détour d'une rue de Charleville et que j'ai transcendé dans ce poème à sa gloire, et porté dans mon cœur le reste de ma vie.
* anneaux cornéo-limbiques
Ci-dessous, retrouvez l'intégralité du cultissime « Roman » d'Arthur Rimbaud, m'ayant inspiré pour ce Behind The Scene.
ROMAN
On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits – la ville n'est pas loin
– A des parfums de vigne et des parfums de bière...
– Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon
D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête...
Le cœur fou robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...
Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...
– Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
– On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.
A.R. Septembre 1870
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