...
C’était il y a vingt ans déjà, cela fait si longtemps... C’est pourtant en moi, à jamais...
La cohue, l’agitation, le tumulte de la foule excitée, l’odeur âcre des chausses, celles de mon oncle que j’essaie de ne pas perdre de vue dans l’entremêlement incessant des corps en mouvement... Je suis bousculé, minuscule et fragile, au gré d’un ressac humain qui tantôt se presse pour mieux voir, tantôt se dénoue pour mieux respirer.
Je prends peur, oppressé par la tension d’un moment que je ne comprends pas. La panique saisit l’opportunité pour se ruer en moi comme un prédateur à l’affût. Enserré par un sentiment de vulnérabilité qui fouaille mon instinct de survie, je cède alors le contrôle à un hurlement strident, en me noyant de larmes.
Des bras d'airain me soulèvent soudain et je reconnais l’odeur forte et familière de mon oncle qui me glisse quelques mots réconfortants, que je ne comprends pas. Rasséréné par la sûreté de ce bienveillant juchoir, par-dessus l’épaule de mon aïeul j’aspecte l’attroupement, centaine de visages turpides figés dans un sourire insane, tournés comme un seul homme vers le même spectacle, dans la même attente.
Faisant volte-face je me joins à eux et, dans l’èbe de mes sanglots, aperçois mes parents, et une poignée d'autres hères que je ne connais pas, debout et immobiles, offerts à la vue de tous au sommet de quelques marches. Le regard de mon père est fermé, rivé au sol, sa posture raide trahit son malaise. Le visage de ma mère est dissimulé par une sorte de capuche mais elle aussi, d’habitude pourtant si enjouée, est sculptée dans une allure de pénitente.
Attiré par un murmure juste devant moi, je surprends ma grand-mère dans sa lutte pour contenir les spasmes que lui inflige une trop vive émotion. Heurté, inquiet comme peut l’être un enfant égaré, je flanche en un gémissement plaintif et étrangle son nom en quête de réconfort. Elle sursaute, et après quelques instants pétrifiés se retourne lentement vers moi.
Son visage ruisselant de larmes me toise avec un dégoût que je ne reverrai plus. Dans un rictus dégarni, elle me crache :
« Tout cela est de ta faute... »
...
Je suis tiré de ce douloureux souvenir par le brusque fracas métallique d’une porte que l’on déverrouille, quelque part.
Il est donc l’heure, on vient me chercher. Déjà. Et moi qui espérais encore un sursis tardif.
Assis sur le rebord de ma paillasse, je perçois leurs pas qui approchent et d’autres portes que l’on fait céder dans le cliquetis d’un trousseau de clés.
Je ne dois pas avoir peur. Je dois être digne ; c’est ce que l’on attend de moi.
J’entends de plus en plus clairement les palabres qui les animent. Ils parlent du Seigneur de Boismont, d’une permission de formariage et de sa glèbe. Ils sont juste là. Soudain la porte s’ouvre et, restant dans l’encadrure, mes deux chaperons posent sur moi un regard narquois dont je sens le poids, fardelé de celui du silence.
« Allez Teobald, l’heure est venue, il faut y aller », lance implacablement l’un des deux.
Je me lève docilement, m’avance à leur rencontre et n’oppose aucune résistance alors qu’ils me conduisent dans ce long et sombre couloir, que j’ai tant redouté. Engoncé dans des vêtements trop serrés, imposés par la circonstance, je progresse avec raideur, les tripes retournées. L’un d’eux, certainement apitoyé, tente d’apaiser mon inconfort avec une ou deux sorties grivoises, mais mes pensées volent, libres, elles, vers des instants plus chastes.
Dimanche, le Père Bastien m’a visité avant les complies, une dernière fois, pour m’entendre en confession. Je l’ai peu servi et, par frustration sûrement, il m’a longuement parlé des péchés capitaux et plus particulièrement du péché de luxure. L’expiation favorisait selon lui la miséricorde du Divin et l’accueil en son jardin par le porche majestueux du Pardon. Il me faudra donc sûrement en trouver la poterne le moment venu.
Hier, à la dérobée, Cosme et Jean, compères de mon enfance, sont venus me faire leurs adieux, à leur façon. Dans l’ivresse, j’ai réalisé que c’est mon enterrement qu’ils venaient fêter ; ils ne m’ont pas pardonné notre amitié trahie. Dois-je les en blâmer ? De tous les choix que j’eus à faire au cours de mes vingt-trois années, s’il en est un que je regrette, c’est peut-être celui qui m’a mené dans la pénombre de ce corridor de deux coudées de large, précédé et suivi par une escorte si cérémonielle. Ah, si je pouvais revenir en arrière, je saurais suivre une autre route...
Mais nous voici déjà dehors alors qu’au lointain les cloches du moutier sonnent la sexte. Je m’arrête sur le seuil, décidé à profiter d’un de mes derniers instants de plénitude. Le temps est gris pâle, typique de ces journées où le soleil semble ne jamais s’être levé. Le portillon de guingois grince sous les hésitations de la brise automnale ; tous deux cinglent les oreilles. Une troupe de vauriens crasseux s’égaie en sautant dans un tas de fourrage par la lucarne meunière d’une maison riveraine. Une poignée de volailles geignardes traque quelques larves dans les ornières boueuses de la chaussée. L’air est à la fumure chaude et au bistre des premières flambées d’octobre. Devant nous, une carriole tirée par une vieille haridelle attend, apathique comme la mort. M’attend. À l’arrière du fardier, Bertille, mon infortunée complice, a été installée sur une botte de paille. Elle n’ose me regarder.
Le premier de mes chaperons s’est déjà hissé à la place du cocher. Celui derrière moi m’encourage d’une légère bourrade et nous rejoignons l’attelage. Je prends place sur le ballot disposé pour me recevoir et empoigne la ridelle. Le convoi se met en marche dans le son pâteux des sabots s’enferrant dans la bourbe. Alors que je m’éloigne, je jette un regard vers la bâtisse où je suis resté si longtemps ; les mômes se sont rassemblés, immobiles au bord du chemin ; l’un d’eux me fait un signe de la main, que je ne lui rends pas.
Les conducteurs jabotent déjà à bâtons rompus dans des élans de jovialité exagérés ; à l’arrière, nous ne disons mot, dépassés par la tragédie de l’instant.
Le trajet jusqu’à la place de l’église, pourtant plus court qu’une lieue, m’est interminable. D’abord, les violents à-coups de la charrette, chaque fois que les roues chassent d’une ornière à l’autre, me brisent les reins. Mais surtout, l’attraction que provoque notre charroi m’est insoutenable : de longue, les villageois interrompent leur misérable existence le temps de voir passer ce véritable chariot des condamnés, nous hèlent, nous brocardent même peut-être ; les commerçants jaillissent de leur étal pour nous chanter pouilles luronnes sous les reproches bégueules de leur dame ; les ménagères nous aiguillonnent de paillardises, perchées à leur fenêtre ou sur le pas de leur porte ; et même, quelques garnements buissonniers s’improvisent en un cortège piaillard : une traîne d’innocence à l’innocence perdue.
D’abord clairsemée, la populace s’épaissit au fur que l’on approche de la place de l’église par la rue de la Potence. Une sourde agitation nous parvient déjà, certainement attisée par quelque éclaireur venu à notre rencontre.
« Mordiable, y a du monde ! », entends-je s’étonner le voiturin en s’engageant sur les pavés glissants après avoir quitté le couvert de la ruelle. Sur l’entrefaite, en effet, une clameur impétueuse tonne brusquement d’une seule voix, celle d’une foule soudain transportée par l’arrivée de ses héros. Une vague s’en détache à la rencontre du convoi, qu’elle encercle bientôt, tandis qu’il aborde l’allée de châtaigniers qui mène au parvis. La rosse renâcle mais se soumet à fendre la piétaille sans perdre allure. Des dizaines de bras cognent maintenant frénétiquement contre les ridelles dans un vacarme assourdissant, certains cherchant à m’agripper. Tout comme le chariot, je tremble de tout mon corps. Mon cœur bat la chamade, je lutte contre d’insondables vertiges qui m’entraînent au bord de la syncope. Je m’apprête à glisser.
Soudain, au milieu de la place, la jument nous arrête dans le hennissement traînant et autoritaire du cocher. La foule s’est amassée autour de nous mais un passage jusqu’aux escaliers est ménagé par l’autorité de quelques hommes. Le battant arrière bascule.
« Venez ! », ordonne l’un d’eux en nous tendant la main.
Par galanterie ou par effroi, je ne saurais dire, je passe en second. En sautant de la charrette, je suis saisi par le bras et guidé vers les marches du parvis. Nous traversons une plèbe embrasée. Au fil de notre progression, se succède une myriade de roturières et de péons bouffonnement cintrés dans des accoutrements luxuriants, de circonstance, aux couleurs vives et bariolées, qui scandent à notre endroit maintes joyeusetés édentées dans leur patois boiteux. Les visages sont tous griffés d’un sourire carnassier et leurs souffles s’unissent dans un remugle fétide et animal, qui trouble mes sens et balaie mes repères. Mais je ne suis pas berné par ces mines réjouies : je le sais, on me moque, on me raille.
Traîné sous cette haie dantesque, taillée de portraits monstrueux hurlant leur impatience de nous voir la corde au cou, je n’ai aucune échappatoire. Je perds un peu plus conscience des choses, flottant dans les limbes d’un état second, comme si mon âme avait déjà mis pied hors de moi.
Cette fois nous y sommes. En bas des dernières marches. Je lève les yeux et l’aperçois sous sa capuche sombre, qui attend sereinement. Mon bourreau.
Une acculée de l’escorte nous force à gravir l’escalier de bois agrémenté pour l’occasion. Mon alliée déshonorée semble aussi rétive que moi ; je l’entends étouffer quelques sanglots et surprends même son chaperon l’agripper plus fermement pour empêcher qu’elle ne défaille complètement. Parvenus en haut de l’estrade, nous faisons pourtant face, côte à côte, et nos regards plongent dans le sien. Il me regarde avec une expression fade qui tranche avec la démence de l’assemblée, une sorte d’obligeance paternelle.
Je ne fais que mon travail, il n’y a rien de personnel, semblent confier ses yeux noirs.
À quelques mètres derrière lui, toutefois, je découvre soudain le regard vitreux d’un supplicié, exposé à la vue de tous, figé par la mort dans sa posture de calvaire ; sûrement pour que personne n’oublie le sort réservé aux mécréants et aux esprits détournés. Ce rappel a sur moi l’effet escompté : un voile sombre s’abat alors irrémissiblement sur mon être et un bourdonnement enfle dans ma tête, martelée comme un billot sous les abats d’une hache.
D’un geste de la main, le chargé de l’office apaise le tumulte laborieux, puis prend la parole dans un silence de cathédrale. Il n’est plus qu’une voix dans le néant. Entre deux mondes, je n’écoute pas, je n’écoute plus. Je hasarde un regard par-dessus mon épaule, vers une centaine de visages turpides figés dans un sourire insane, tournés comme un seul homme vers le même spectacle, dans la même attente. Tous se délectent du sermon, nul ne viendra plus me sauver désormais. Je suis seul. Avec mes remords, mes rêves poussiéreux et le peu de courage qui ne m’a pas encore fui. Mais lui-même m’abandonne finalement, alors que mes yeux se posent sur Margot. Ma petite fille est perchée dans les bras de mon oncle et me regarde, les yeux embués de larmes ; elle ne comprend pas. Puisse-telle suivre sa propre route et ne jamais perdre son innocence. Ou suffisamment tard.
Dans une chorégraphie cérémonielle, on nous couvre soudain tous deux, ma complice et moi, d’un voile pourpre. Je parviens au travers à percevoir encore les contours grossiers d’une vie que je quitte. Mon souffle s’accélère, l’instant est imminent.
La voix prononce mon nom au cœur de sa harangue qui semble elle aussi s’achever. Elle s’adresse à moi. Veut-elle savoir si je suis prêt ? Je ne le serai jamais.
« Oui », réponds-je pourtant dignement pour en finir, dans un dernier élan de bravoure. Cette capitulation provoque un murmure dans l’assemblée ; elle scelle définitivement une sentence que personne ne contestera plus.
Alors, l’officier se tourne solennellement vers nous et, d’un commandement grave, l’exécute :
« Bertille, Teobald, au nom de Notre Seigneur, je vous déclare mari et femme. »
« Une bonne pendaison empêche souvent un mauvais mariage »,
W. Shakespeare, La nuit des rois (1600).
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