Bonne baignade, Benoît Béhout !

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De nos jours, quelque part en Finistère-Sud…

Le premier meuble à être entré dans la maison et placé en son cœur était une horloge ancienne pontissalienne. Souvent, dans la solitude et le mutisme des hôtes de ses lieux, des bras l’enserraient: depuis toujours, les battements calmes et réguliers de son pouls avaient donné un rythme à l’existence, bien souvent ils étaient les seuls bruits que l’on pouvait entendre ici. À l’abri de son corps en aubier d’épicéa travaillé et fleuri, des rouages, épicycles helvètes dentelés, s’entraînaient et tressaient le fil du temps. La lumière du monte-et-baisse, plafonnier en tôle émaillée, se reflétait dans le grand disque de cuivre ouvragé du balancier de l’horloge, elle donnait à la pièce une chaude ambiance orangée. La « compteuse » de temps comtois était pour les hôtes de ses lieux, la mère tendre et rassurante tant espérée. Elle venait de sonner la demie de dix-neuf heures ; il était grand temps de verrouiller les persiennes de bois peintes en bleu « île de Bréhat ».

Ce fut en ouvrant la première fenêtre qu’une sensation d’étouffement lui prit la gorge et l’immobilisa quelques instants. Distinguant à peine le jardin endormi, sa vue se troubla. Le crépuscule venait à peine de tomber, mais il faisait déjà sombre : un nuage de mystère s’était décroché du ciel. La nature s’était arrêtée comme figée d’inquiétude. Oppressant, il était là. Son épais couvercle recouvrait tout. La vie engourdie avait été assourdie par un dense brouillard. Après une longue et profonde respiration afin de reprendre ses esprits suite à cette courte suffocation, ses mains saisirent l’espagnolette des volets d’un geste sûr. Le tour de la maison fini, les contrevents et la porte étaient clos. Son esprit et son corps pouvaient se réapproprier le temps comtois. Par intermittence, dans le poêle, le bois mourant émettait de longs sifflements puis, éclatait sèchement. Loin du monde des vivants, dans ce refuge calfeutré se préparait ce qui était un accomplissement dans un unique but.

Avant d’effectuer sa besogne nocturne, sa collection devait être mise à jour. Cela faisait une semaine que la lecture de la « Dépêche de Cornouaille » avait été différée. Une petite pile l’attendait sur le buffet encaustiqué de la cuisine.

Quatre à quatre, ses jambes avalèrent l’escalier vers le premier étage et franchirent le seuil de la chambre. Un grincement à l’ouverture du battant de l’armoire en merisier se fit entendre, et une odeur de lavande et de musc mêlés émana délicatement des étagères bien rangées. Des mains impatientes soulevèrent la pile de draps housses. À la vue de son trésor, l’excitation monta. Il attendait sagement sa venue. Il était son confident. Lui seul savait. Lui seul détenait ses secrets. Religieusement et avec la plus grande déférence, le grimoire, l’inestimable arcane fut retiré de sa cachette, sur sa couverture était écrit « L’Odyssée de Téras ». C’était toujours dans la plus scrupuleuse intimité que Téras feuilletait et appréciait ses nombreuses pages annotées. Ce grand cahier secret était gonflé par des articles patiemment découpés, mais pas encore collés. Une fois fixés à la place qui leur était dévolue, sous chacun d’eux, Téras évoquait scrupuleusement ses électrisantes escapades. Les premières besognes originelles y avaient même été transcrites. Elles n’avaient pas été planifiées, néanmoins le résultat fut un parfait coup de maître. Depuis, le travail avait été peaufiné et le hasard n’avait que rarement eu sa place. Désormais, le sommet était atteint. L’appréhension avait disparu. Si à l’avenir, il devait survenir un problème, à nouveau telle une seconde nature, Téras improviserait.

De retour dans la cuisine, Téras ouvrit le tiroir gauche du buffet en noyer dans lequel languissaient bien rangés les ciseaux à bouts ronds, la colle blanche et le stylo-plume qui bientôt rejoignirent l’imposante table recouverte d’une toile cirée fleurie de têtes d’hydrangeas. Une puissante odeur d’amande parfuma l’atmosphère lorsqu’en haut d’une page vierge, Téras colla, puis commenta un entrefilet. Son écriture nerveuse décrivait en détails ce que le journaliste ne pouvait savoir.

Le stylo-plume glissait à la formation des majuscules alors que les minuscules faisaient crisser le papier ligné. Il avait choisi l’ordre chronologique pour plus de facilité. La fierté du chemin parcouru lui élevait l’âme. De temps à autre, sa tête se levait et en rêvassant, ses lèvres suçotaient le capuchon : il était parfois difficile de trouver l’expression adéquate, le mot juste pour définir une atmosphère ou une sensation. Alors son esprit s’évadait et s’imaginait ne plus vivre dans l’action, il survolait les scènes. Mentalement, tous les instants lui revenaient. Des frissons de plénitude l’envahissaient à l’évocation de ces intenses moments. Des bouffées de chaleur montaient du plus profond de ses entrailles. La cadence de son cœur se faisait plus rapide. Le désir d’absolu gonflait son sexe. Sa main ferme et ses doigts agiles se laissaient aller à l’autophilie la plus délectable.

C’était une œuvre éphémère et invisible au commun des mortels. Personne, jamais ne devait la voir. Elle lui appartenait. Avec application et méthode, sa main découpait les chroniques intéressantes. Après cela, les restes de journaux mutilés finissaient sur le tas de bûchettes près de la cuisinière à bois.

À la fin d’un commentaire, un bruit se fit entendre. Non pas un vacarme, simplement quelques pierres qui s’entrechoquaient dans la cour. Son corps se figea, ses sens étaient aux aguets. Rapidement, d’un torchon, ses mains camouflèrent son petit bricolage. Téras approcha de l’évier à pas de loup. En mouvements concomitants, sa paume agrippa le manche du couteau à viande qui se dressa ; le loquet fut tiré dans un claquement sec et la porte s’ouvrit à la volée. Surpris, l’intrus se retourna, et dans la seconde, détala sans demander son reste. Le peureux disparut entre les troncs faméliques des pommiers dénudés. Il était encore venu creuser dans un des massifs d’hellébores. «Quel enquiquineur, ce sale chien ! » marmonna Téras. Le brouillard avait disparu, une fine bruine l’avait remplacé. Une nouvelle profonde respiration d’air saturé d’humidité fit redescendre son adrénaline. De retour dans son logis, l’activité interrompue put reprendre.

Certains exposaient leurs trophées sur leur cheminée ou les pendaient aux murs de leur salon, d’autres échangeaient des doublons lorsqu’ils accumulaient cartes postales ou timbres. Sa collection était plus étonnante et bien plus rare : aucun échange n’était possible. Nul ne pouvait ni ne devait la voir. Elle était d’autant plus précieuse et exceptionnelle qu’elle était unique en son genre. Elle lui apportait la joie de la belle ouvrage.

Sans discontinuer, le balancier de l’horloge comtoise s’harmonisa avec le grattement concentré de la plume reprenant son récit. Soudain, minuit sonna. L’activité cessa. Au premier étage, à l’abri des regards indiscrets, le grimoire reprit la place qui lui était réservée. Téras extirpa un autre petit matériel de la pile voisine formée par les housses de couette : une boîte de stérilisation en inox et une dague de chasse à double tranchant aiguisée avec grand soin.

Sa grande silhouette mince et souple lui permit de redescendre les escaliers sans bruit.

Téras s’arrêta devant le miroir en pied à côté de la porte d’entrée. Au fur et à mesure qu’il regardait son reflet, il le vit s’assombrir, se troubler, s’étioler, s’évanouir puis s’envoler vers le centre de la cuisine : il semblait avoir acquis une existence propre. Le corps de Téras se métamorphosa en un inquiétant fantôme enfilant un blouson de cuir noir patiné, des gants et des chaussures confortables. Il laissa son double dans la cuisine en pleine lumière, assis sous les poutres apparentes, dans la chaleur du poêle et l’apaisant rythme du balancier cuivré. Il était temps de prendre la route et de se fondre dans les ténèbres.

Vingt minutes plus tard, une petite voiture grise, passe-partout, se garait le long des quais d’Audierne. Téras fouilla la boîte à gants puis sortit de l’habitacle en refermant doucement la portière. Sans bruit, il marchait d’un pas sûr et mesuré. Dans le lointain, une cloche faisait résonner une heure du matin. Un léger petit vent de noroît soufflait et faisait claquer sèchement les drapeaux et les haubans d’acier sur les mâts en aluminium des voiliers amarrés aux quais du port de plaisance. La bruine qui avait lustré le gris cendré du macadam pour le transformer en un sombre miroir n’ayant rien à refléter, se fit moins dense.

Grâce à sa vision nyctalope, Téras ne craignait pas les nuits de lune noire. On ne distinguait aucun filet de lumière sur les façades des commerces et des habitations du port qui s’égrenaient en un camaïeu allant du gris perle à l’anthracite. La ville dormait. À présent, le pas retentit mat dans les rues désertes de ce début d’avril particulièrement froid et humide. Les mains gantées de cuir enfoncées dans les grandes poches d’un blouson usé, Téras se faufila sur le quai Jean Jaurès, bifurqua place de la République et arriva devant le bar-tabac « La Cambuse » qui allait de fermer ses portes. Dans un renfoncement, il attendit. Des mèches brunes collaient à son front, de grosses gouttes glissèrent le long de ses tempes et tombèrent sur le cuir luisant d’humidité. Téras avait l’esprit serein de ceux qui ont pris la bonne décision. Il ne pensait même plus à la routine qui allait suivre : depuis longtemps, ses gestes étaient coutumiers et devenus réflexes.

Il était d’autant plus calme que ce cas était limpide et sa mise en œuvre, rapide. Qu’ils lui étaient agréables ces gens si prévisibles : il ne lui avait fallu qu’une semaine pour cerner les habitudes du minable, de piteuses habitudes, celles des gens sans imagination ni envergure. Son activité favorite était de pisser sur les façades des bâtiments qu’il rencontrait entre chaque bistrot visité. Sa tournée alcoolisée était immuable : il partait des hauts d’Audierne et parcourait les quais. En fin de journée, il se traînait plus qu’il ne marchait. La vulgarité et l’insipidité faites homme. Téras se demandait bien ce qu’Aline, l’épouse défigurée du minable avait bien pu lui trouver lors de leur première rencontre. Son manque de confiance en elle avait dû la soumettre à la violence de ce compagnon d’infortune. Mieux valaient les coups que la négation de l’être : avoir une existence physique révélée par la douleur plutôt que se croire inconsistante.

Quelques mois plus tôt, enfin, leurs voisins avaient réagi. Ce soir-là, ils avaient été bien plus ennuyés par le chambard des locataires du dessus. Les hurlements de douleur et les insultes vociférées avaient été plus intenses et persistants que d’habitude. Impossible de regarder la télévision tranquillement ! Prenant leur courage à deux mains, ils avaient appelé les gendarmes. À grand mal, les forces de l’ordre menottèrent le minable et appelèrent les pompiers pour évacuer Aline, salement amochée. Arrivée dans les couloirs aseptisés de l’hôpital, le visage tuméfié et ses vêtements déchirés et tâchés de sang, elle avait demandé à être seule avec l’infirmière. Le minable avait tant cogné, qu’une fièvre enflammait le corps et l’esprit de sa victime. Son délire avait été accentué par les calmants que le médecin des pompiers lui avaient administrés dans l’ambulance. Elle pleurait sa souffrance et sa honte. Elle avait tellement honte. Honte d’avoir subi la violence tant d’années et surtout de s’être tue. Elle n’avait même pas osé en parler à ses parents.

Personne jamais ne se posait de questions sur ses hématomes. De sa bouche tumescente, tremblante et tordue de douleur, elle avait raconté sa vie à l’oreille bienveillante de cette infirmière si douce. Aline lui parlait comme si elle pouvait être la seule qui puisse écouter et entendre son calvaire. Un calvaire qui durait depuis cinq ans. Cinq ans d’insultes, de coups, d’humiliations et de sauvagerie. Sauvagerie qui aurait pu continuer si elle avait hurlé moins fort et n’avait pas dérangé ses voisins. Mal à l’aise et timide devant la blouse blanche, des mots maladroits et hésitants sortirent brouillés de sa bouche en bouillie. Ils avaient été l’évocation du dernier viol. Le viol de plus. Le viol de trop.

Malgré son flegme apparent, l’infirmière avait eu le cœur et l’estomac déchirés. Elle convainquit Aline de retourner vivre chez ses parents avec ses enfants, et surtout, de porter plainte.

Quelques mois plus tard, le lâche sortait de prison. Téras savait qu’il fallait lui coller au train. Sa surveillance fut simplifiée : le minable vivait seul. Son nom, son adresse et tous les détails des horreurs infligées avaient été notés consciencieusement dans des fiches cartonnées de suivi de l’infirmière qu’il connaissait si bien. Elles étaient rangées dans le tiroir d’un secrétaire empire de sa coquette chambre à coucher. Furtivement, Téras avait appris par cœur cette litanie d’horreur.

Nommé Benoît Béhout, le minable avait l’interdiction d’approcher d’Aline et des enfants ; mais que vaut l’injonction d’un juge face à la violence déterminée ? Plusieurs fois, Téras avait aperçu Béhout devant le petit pavillon familial, qui attendait sa malheureuse proie, tournant en rond comme un tigre en cage. Son état d’énervement ne laissait rien présager de bon. Aline était en danger et risquait sa peau. Il fallait faire vite et propre.

Depuis quelques minutes, dans cette nuit sans lune, flegmatiquement, Téras attendait toujours devant la « Cambuse ». Audierne paraissait désertée. Béhout sortit enfin. Il était là, seul, chancelant, remontant le col de son caban devant le bar. Venant de l’intérieur de l’estaminet, une voix le harangua :

― T’es fin bourré, prends pas ta bagnole.

Pour seule réponse, Béhout lança un grognement et s’enfonça dans le borgnon en direction des quais. Apercevant Téras, il s’arrêta et lui parla le sabir des hommes imbibés :

― Et toi, qu’est-c’tu fous là ? Ch’uis sûr que t’as un coup dans l’nez comme moi. Allez viens, on va s’balader.

Les sourcils froncés, les yeux plissés et les mâchoires crispées, Téras se fendit d’un sourire forcé. Se donnant une contenance, Béhout tanguait d’un pied sur l’autre. Concentré, Téras ne bougeait pas, il entendait, mais n’écoutait pas le poivrot. Le poisson était ferré. Sans difficulté, il fut emmené sur les quais dépeuplés. Tous les deux contournèrent les hautes caisses-palettes remplies de cordage, de drèges et autres chaluts. Arrivés au bord de l’eau, bien à l’abri des regards, le minable lui raconta sa vie. Une lamentable petite vie. Avec forfanterie et moult gestes, il se targua d'être le meilleur mécanicien naval de la baie d'Audierne, d’avoir servi dans la Royale et d’avoir fait plusieurs fois le tour du monde, « d'être un homme, un vrai », puisqu'aucune femme ne s'était plainte de son manque de virilité, de péter la tronche du premier qui l’emmerde et autres vertus machistes sensées l’encenser. Téras se faisait un point d’honneur à ne pas le regarder. Deux monstres, des ersatz d’humains se faisaient face. Béhout était un caban sans âme puisqu’il avait oublié de dire le principal: « Je suis un tabasseur et un violeur. »

Heureux de cette nouvelle rencontre, le minable fit passer Téras le méprisant, du statut d’inconnu de la nuit à ami de beuverie pour la vie en posant son bras sur les épaules de son nouveau copain. L’autre n’apprécia nullement cette marque d’amitié : le grand nettoyage devait commencer. De sa main gauche, il lui piqua le cou et injecta un liquide paralysant. Le caban du marin se détacha de Téras qui rempochait la seringue et scrutait rapidement la nuit environnante : pas un chat à l’horizon. Le paquet de laine bouilli tomba lourdement sur le sol du quai et s’étala sur le dos de tout son long. L’agresseur s’agenouilla à ses côtés, le regard vissé sur les bateaux amarrés puis lui murmura à l’oreille :

― Sens-tu comme tu es détendu ? Très détendu. Trop détendu ? L’on n’est jamais assez détendu !

Les sens aux aguets, il reprit :

― Seule ton ouïe et ta vue fonctionnent. Une simple injection, et hop, tout se décontracte. Et oui, en plus de ne pouvoir faire aucun mouvement, tu ne peux ni parler ni crier. Tu es dans un état de catalepsie. Dommage ! Es-tu impatient de savoir ce qu’il t’arrive ? Suis-je bête, je pose des questions sans réponse possible. Ton épouse aussi a dû te poser des questions : « Pourquoi dois-je subir ta violence ? » Des interrogations de faible. Des interrogations de femme. L’homme est bien supérieur, plus fort et plus intelligent. La femme est une imbécile geignarde qui ne fait jamais ce que l’homme veut, ou alors de travers : « Je t’avais dit de mieux faire la cuisine !... Le repas n’est pas encore prêt ?... Tu as encore oublié de m’acheter des bières !... La lessive n’est pas faite, je ne peux pas mettre mon tee-shirt vert, connasse !... » Je dois omettre encore beaucoup d’erreurs purement féminines. Les femmes mènent à ces extrémités. La tienne n’a pas compris tout le mal que tu t’es donné pour la faire avancer un tant soit peu ! Elle t’a poussé et même obligé à ce déferlement de violence quotidienne. Pour te remercier de ton aide, elle a osé porter plainte contre toi. Mon pauvre petit canard ! Quelle ingrate ! Cela n’a pas dû lui déplaire tout le temps, puisqu’elle a attendu cinq ans ! Quoique cinq ans, c’est long, lorsqu’ils sont vécus dans la peur et sous les coups. La chance était de ton côté, puisque les viols n’ont pas été prouvés. Cela ne t’a valu que trois petits mois de taule. Quel soulagement ! Mais hélas, il risque d’être de courte de durée. Rassure-toi, tu ne vivras pas cinq ans de calvaire, je serai plus rapide.

Le spectral visage de Téras se tordit en une grimace de dégoût.

― Quelle horreur ! Cela sent l’épouvante. Tu pues la peur. Je devine ton regard effrayé. Je pense que tu appréhendes ce qu’il va t’arriver. Laisse-moi t’en narrer les détails. À vingt centimètres de ta tête, il y a une bitte d’amarrage en acier. Par inadvertance, je dis bien par inadvertance, je vais cogner ton gros crâne de salaud dessus, comme maintes fois, tu as cogné la tête d’Aline contre l’armoire en chêne massif de votre chambre à coucher. J’ai pensé que l’acier était plus viril pour un homme aussi fort que toi. Le bois, ce n’est bon que pour une faible femme. Puis, bien sûr, toujours par inadvertance, je pousserai ton répugnant corps dans les eaux sales du port. Là, deux scénarii s’offrent à nous : le premier, je cogne assez fort, tu es sonné, tu te noies sans le savoir ; le deuxième, mon geste a été trop mou, tu es encore conscient. Alors là, tu vas sentir l’eau salée et mazoutée entrer dans tes narines et ta bouche, tes poumons vont se remplir de flotte cradingue. Plus tu t’enfonceras, plus tes oreilles bourdonneront. Tu te noieras en pleine lucidité. J’oubliais une chose importante : ton épouse a raconté dans les détails des séances où tu lui plongeais la tête dans le lavabo rempli à ras-bord pour la calmer lorsqu’elle hurlait trop fort après quelques malheureuses petites gifles. Elle a décrit les sensations de mort imminente qu’elle endurait. J’ai pensé, je pense beaucoup, vois-tu ! Donc, j’ai pensé que tu aimerais savoir ce qu’elle avait subi. Tout cela au cas où je ne cognerai pas assez fort, bien entendu ! Pourvu que tu aies de la chance ! De toute façon, les Portes du Néant te sont grandes ouvertes. Adieu, ou plutôt au Diable, monsieur Benoît Béhout !

Sans un regard pour l’inexistant, Téras le saisit par les aisselles et avança sa carcasse parasite près de la bitte d’amarrage. Il souleva sa petite tête inutile et malfaisante puis la cogna d’un coup sec sur le boulard d’acier. Un filet de sang coula lentement. À espace régulier, de grosses gouttes tombèrent sur le rebord du quai. Téras jeta un rapide coup d’œil circulaire : tout était calme et tranquille. Hélas pour le minable, il ne fut pas totalement assommé : il se sentirait donc mourir, sans pouvoir faire un seul geste pour se sauver de la noyade ou émettre le moindre cri de détresse. Sans état d’âme, Téras bascula le corps d’un quart de tour, puis le balança dans l’eau du port de pêche :

― Bonne baignade, Benoît Béhout !

Un simple « plouf » étouffé se fit entendre. Le corps flotta quelques secondes sur le ventre puis s’enfonça entre deux eaux. Les sens aux aguets, Téras patienta d’interminables minutes dans le noir. Au loin, les haubans des voiliers continuaient leur claquement, leurs sons métalliques cadençaient la tranquillité humide du port. Le doux bruit du clapotis des vagues contre les coques des bateaux de pêche berçait le noir d’encre de la nuit.

Téras approcha quelques aussières abandonnées sur le quai près du lieu de la noyade : elles auront été les auteures de ce malheureux accident. L’immonde se sera pris les pieds « dans le tapis », seul, sans personne pour l’aider, comme ce fut si souvent le cas pour Aline ! Soigneusement, Téras sortit un petit objet de sa poche droite. Sa solide main s’ouvrit : un joli petit galet blanc, bien rond, apparut et roula sur sa paume, puis le long de ses doigts et enfin tomba à l’endroit précis du plongeon fatidique. Les dernières bulles montèrent des ténèbres aqueuses et moururent au contact de l’air ambiant. Téras osa un regard à la surface à présent lisse et murmura :

― En souvenir de mon amour.

De retour dans sa petite automobile, Téras retira de sa poche, la dague inutilisée et remit la seringue dans son contenant en inox, puis déposa le tout dans la boîte à gants. Les deux mains sur le volant, il respira profondément, boucla sa ceinture de sécurité et démarra. Le véhicule se fondit dans la nuit et prit la route côtière vers son paradis. Arrivé à la ferme, Téras alluma sa lampe torche et jeta un œil sur la ribambelle de jolis petits galets blancs qui cernait un parterre d’hellébores blancs et violets. Les premières tulipes étaient sorties. Il sourit de contentement : les petites victoires de la Nature donnaient à la vie, toute sa grandeur.

Le faisceau balaya le poulailler endormi. Téras entra dans la cuisine, alluma le monte-et-baisse, retira ses gants, son blouson et ses rangers. Il se campa devant le miroir vide. Au fur et à mesure, le tain lui renvoya un reflet trouble. Il ferma les yeux et longuement, aspira une colonne d’air qui descendit de son nez à ses poumons, le réchauffa et réunifia son corps dédoublé. Il souleva ses paupières et vit dans le trumeau une ébauche de sourire sur un visage sans expression. Son cœur put reprendre le rythme de la grande horloge et des gestes du quotidien.

Sa main gauche tenait une bouilloire en inox qui se remplissait d’eau froide. Téras déposa le récipient plein sur la cuisinière à bois. Une bûchette jetée dans le fourneau réactiva le feu mourant. Sur un plateau, un sachet de thé noir, un petit pot à lait, un sucrier et un paquet de galettes au beurre entouraient un grand bol de faïence bleu.

En passant dans le séjour, Téras fit le même geste que dans la cuisine : une bûche rejoignit l’âtre, quelques coups de soufflet plus tard, la danse des flammes reprit. Lors de la montée des escaliers, malgré son pied alerte, les marches grincèrent : même si son cœur était léger, l’horreur des hommes paraissait l’alourdir. Sa chambre bien rangée l’attendait. Les vêtements atterrirent sur un fauteuil, une sortie de bain immaculée recouvrit sa peau nue et des pantoufles de feutre terminèrent son confortable cocon. Le sifflet de la bouilloire l’appela. Sa main caressa la rampe patinée pendant sa descente à pas lents.

Le plateau et son contenu garnissaient la table basse du salon. Son corps se vautra dans le canapé. Ses yeux se perdirent dans les flammes de la cheminée. Sa bouche sirota le thé brûlant à petites gorgées, pendant que Keith Jarrett jouait son concert à Cologne. Un moment de vide s’installa. Ses agapes finies, Téras monta les marches dissonantes sans hâte. La salle de bain l’attendait pour une douche purificatrice :

― Ce fut une besogne bien menée.

Son corps fourbu s’enroula dans les draps parfumés. Son esprit s’embarqua vers un pays sans rêve :

― Bonne nuit, mon amour!

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