Le chant des dunes 2/2
L’oasis de Bilma s’est révélée encore plus belle dans la lumière du matin, nuance de vert sur fond de sable rose. Je me suis dit que je devais garder cette image en mémoire pour, plus tard, essayer de la dessiner. Nous nous sommes promenés dans ses jardins touffus et Alphonse a rempli ses poches de dattes, pour le voyage. Puis nous sommes remontés en voiture, et j’en ai profité pour poser à Ibrahim la question qui me tracasse depuis hier : n’aurait-il pas été mieux pour le désert qu’on fasse ce voyage à dos de dromadaire ? Il a ri bien sûr, et a répondu qu’il nous l’aurait conseillé si nous avions eu plus de temps devant nous. Mais il a ajouté qu’il était heureux que j’y pense et Papa a tenté d’écraser l’épi dans mes cheveux, comme il le fait quand il est fier de moi.
Ce soir, c’est bivouac dans le désert. Enfin nous allons dormir à la belle étoile ! Dans le plus beau site du monde, paraît-il : le cirque d’Arakao, « la pince de crabe ». Sensations fortes assurées et nuit magique en perspective. À ces mots, je saisis mon kaléidoscope. Je sais déjà qu’avec lui, la magie est garantie, mais je me demande si je vais vite trouver une réponse à son message.
Avant de gagner les dunes, une autre surprise nous attend. Une double surprise même, selon Ibrahim qui ne souhaite pas nous en dire plus pour le moment. Je comprends que mes parents sont dans la confidence, bien qu’ils prétendent le contraire, car ils n’arrêtent pas de sourire et d’échanger des regards complices. Alphonse se prend au jeu, il pose des tonnes de questions. Moi je ne participe plus : je n’aime pas beaucoup être mise de côté et traitée comme une enfant, alors je boude un peu.
Nous nous rapprochons d’Agadez et je me dis que si Ibrahim nous ramène à l’arbre de métal du Ténéré, je vais vraiment être fâchée. Mais il bifurque vers le nord et nous découvrons encore de nouveaux paysages, ceux des immenses plaines de l’Aïr, désertiques et sauvages. Quand il s’arrête enfin, c’est un grand sourire d’enfant que notre chauffeur a sur les lèvres. Il nous fait descendre de voiture sans un mot, puis nous guide jusqu’à une zone de roches grises. Il prend Alphonse par la main, me fait signe de les suivre, et monte sur le rocher. Je ne comprends pas tout de suite ce que je vois, mais en me penchant un peu, je reconnais deux girafes, dessinées dans la pierre, sur une dalle inclinée. Des gravures immenses, sans doute de taille réelle, très belles, et bien reproduites. La première doit bien mesurer cinq mètres, c’est un mâle, accompagné d’une femelle plus petite.
Les détails sont très précis, on peut noter que chaque tâche de leur robe a été grattée, lissée, contourée. J’ai l’impression qu’elles ont été sculptées hier, aussi je reste bouche bée lorsque Ibrahim nous annonce que ces gravures ont environ huit mille ans ! Il m’apprend un nouveau mot : « pétroglyphe » qui désigne un dessin taillé dans la pierre, et ajoute que ce sont les plus grands pétroglyphes d’animaux découverts jusqu’ici. Le rocher de Dabous est donc une référence pour les chercheurs du monde entier. Je suis sûre que mes yeux brillent quand je dis à notre guide que sa surprise est incroyable, et au fond, je m’en veux un peu d’avoir boudé.
La surprise était double en effet, car après les gravures rupestres, c’est sur un cimetière d’os de dinosaures fossilisés qu’Ibrahim nous a emmenés. Un site datant de plusieurs millions d’années ! Alphonse a marqué un point en demandant ce que pouvaient manger les diplodocus dans le désert à l’époque, et pourquoi il n’y avait plus de girafes aujourd’hui. Cela a permis à Ibrahim de nous expliquer que le Sahara avait autrefois été une savane humide, plus favorable à la vie, et j’ai pensé qu’avec le réchauffement climatique, c’est une grande partie de la Terre que le désert allait finir par gagner.
La journée est bien entamée, le soleil déjà bas, et Ibrahim annonce qu’il ne faut pas tarder à rejoindre Arakao, car la route est encore longue. Nous quittons cette fois les sentiers balisés et les chemins de terre rouge pour entrer plus profondément dans « l’erg du Ténéré », le fameux désert de dunes. Le jour décline lentement lorsque nous arrivons, et le décor est grandiose : tout autour de nous, des montagnes de sable blond, hautes comme des gratte-ciel et dorées dans le soleil couchant. Le cirque d’Arakao ressemble à un croissant de lune rocheux, ou une immense pince de crabe, ce qui lui a donné son surnom. Moi je vois surtout les massifs de dunes à l’intérieur, qui s’étendent à perte de vue, sur des centaines de kilomètres peut-être, c’est à peine imaginable.
Le vent recouvre nos empreintes au fil de notre avancée et je comprends vite qu’il doit être facile de se perdre tant il change les reliefs et le paysage constamment. Il souffle sur le sable qui vole autour de nous, alors Papa s’enroule dans son foulard, tout fier de pouvoir enfin jouer les « hommes bleus ». Nos pas qui s’effacent et les grains qui glissent sur la dune me rappellent bien sûr les images vues dans le kaléidoscope, et je frissonne en me demandant ce que mon cylindre magique peut bien essayer de m’annoncer.
Nous installons notre campement entre deux montagnes blanches. Maman déroule les nattes qui vont nous servir de lits pendant que Papa aide Ibrahim à allumer le feu. La température a déjà bien baissé avec le coucher du soleil. Notre guide dit que dans le Ténéré, il fait très froid la nuit alors je me glisse vite dans mon sac de couchage en attendant de pouvoir me coller aux flammes. Pour le dîner, Ibrahim nous distribue des boîtes de riz au thon que nous posons directement sur les braises pour les réchauffer. Alphonse s’amuse beaucoup de cette façon de cuisiner et il veut tout cuire, même les dattes qui composent le dessert. Maman doit le réprimander avant qu’il ne se brûle… mon frère ne sait pas s’arrêter !
Après le repas, Ibrahim pile du mil et prépare une bouillie que nous prendrons au petit déjeuner. Puis lui et mes parents boivent le thé tandis qu’avec Alphonse, nous tentons de deviner s’il existe d’autres planètes habitées dans un ciel aussi chargé que celui-ci. Et c’est le regard plein d’étoiles que je m’endors, au cœur du désert du Ténéré.
**********
Le son des tambours m’a réveillée. Je n’ai pas tout de suite compris où j’étais quand j’ai ouvert les yeux sur ce rideau noir couvert de paillettes. Puis je me suis rappelé le voyage de la veille : l’arbre de métal, les girafes sculptées dans la roche, les os de dinosaures, le feu de camp dans les dunes. Le bruit s’est renforcé, semblable au moteur d’un avion prêt à décoller, ou à un grondement de tonnerre tout proche. Je me suis assise sur ma natte et j’ai regardé autour de moi : Alphonse dormait comme un bébé, pas de mouvement du côté de mes parents non plus. Je n’ai pas vu Ibrahim tout de suite et j’ai supposé qu’il avait installé son lit un peu plus loin, par pudeur, ou désir de tranquillité peut-être.
Bientôt, le bourdonnement s’est fait plus intense et je me suis demandé comment il était possible qu’il ne réveille pas tout le monde. Un son long, rythmique et puissant, qui m’a tantôt fait penser à la mélodie d’un violon, tantôt à celle d’un orgue. Alors le souvenir des images dans le kaléidoscope m’est revenu. J’ai plongé la main au fond de mon sac de couchage, j’ai attrapé la lunette et je l’ai collée à mon œil pour vérifier. Les instruments de musique étaient bien là, ainsi que les grains de sable qui roulent, constamment poussés par le vent…
Intriguée, j’ai posé l’objet magique contre mon oreille, au cas où le son sortirait du tube. Évidemment, sans succès : en dehors de ses vibrations, le kaléidoscope s’est toujours montré muet, je devrais le savoir ! Voyant que mes parents ne bougeaient pas, j’ai conclu que j’étais la seule à entendre cette symphonie et j’ai su que je ne parviendrais pas à me rendormir avant d’avoir compris ce qu’elle pouvait bien signifier. Je me suis levée et me suis rapprochée du feu, le froid et l’inquiétude me faisant grelotter depuis que j’avais quitté mon sac de couchage. La musique gagnait maintenant toute la dune, elle était partout autour de moi, remplissait tout l’espace sonore. Un murmure tellement présent que j’étais incapable de définir sa provenance exacte. C’était autre chose d’ailleurs désormais, les tambours et les violons avaient laissé place à un écho de voix aiguës, comme des chants lointains…
J’ai sursauté lorsque j’ai distingué un mouvement dans la nuit. Ibrahim s’approchait, les bras chargés de brindilles, pour alimenter le feu. Il a parlé le premier :
— Tu entends le chant de la dune ?
Je l’ai fixé sans un mot, hébétée. Percevait-il la même chose que moi ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le désert qui pleure.
Un long silence a suivi ces mots, juste interrompu par les craquements du feu. Ibrahim contemplait les flammes, qui donnaient à son visage des reflets orangés. Autour de nous, toujours cet énorme roulement de tambour, mêlé aux voix venues d’ailleurs. Je ne sais pourquoi, je n’osais pas parler. Consciente de vivre un moment hors du temps, sans doute. Peur de le gâcher, peut-être. Ibrahim a repris :
— Le chant des dunes est très rare, peu de gens sont amenés à l’entendre. Tu es une privilégiée, Gisèle.
Devant mon regard interrogateur, il a continué :
— Il y a beaucoup de légendes ici, sur les dunes mugissantes. Certains pensent que le son émis est dû à des rivières qui coulent sous le sable. D’autres, à des esprits frappant sur des tambours. Des animaux fantastiques ou des génies qui courraient entre les croissants de dune. Moi j’entends toujours la même chose : un hurlement. Un cri. Une chanson triste. Alors je te dis : quand la dune chante, c’est le désert qui pleure.
Soudain, le vent s’est calmé et le chant s’est apaisé, comme pour remercier Ibrahim d’avoir trouvé les mots justes. N’est resté qu’un frémissement, une clameur douce et légère, qui a fini par s’éteindre après quelques minutes. Je n’aurais pas su dire combien de temps avait duré la magie en tout, mais j’étais sûre qu’à son pic, le chant des dunes avait pu être entendu à plusieurs kilomètres à la ronde. Je me suis retournée vers mes parents et mon frère, toujours profondément endormis, et un sentiment de tristesse et de regret m’a gagnée. Je m’en suis voulu de ne pas avoir eu le réflexe de les réveiller.
J’ai passé les dernières heures de la nuit à observer le ciel, assise aux côtés d’Ibrahim qui fredonnait doucement des poèmes touaregs sans cesser de remuer les braises pour que le feu ne meure jamais. Petit à petit, les étoiles se sont éteintes, l’horizon a commencé à blanchir, puis Papa s’est levé.
Il vient de nous rejoindre près du foyer, suivi de Maman et d’Alphonse. Je n’ai pas encore prononcé une parole, j’ai le ventre serré. J’avale difficilement ma bouillie de mil, puis je tente de trouver les mots :
— Avec Ibrahim, on a entendu chanter la dune, cette nuit… Vous, ça ne vous a pas réveillés…
Maman lève un sourcil, Alphonse repousse sa bouillie et se jette sur les dattes, Papa m’écoute avec attention. Je poursuis :
— C’est dommage, c’était très beau… Ça a commencé avec de la musique, j’ai reconnu les tambours, l’orgue et les violons. Puis il y a eu la chanson, avec des voix différentes qui semblaient sortir de partout, comme les polyphonies corses que tu aimes bien, Maman.
Ma mère me regarde comme si j’étais folle, mais mon père se dépêche de dire qu’il sait de quoi je parle, il a déjà lu quelque chose sur le sujet.
— Ah « le chant des dunes » ! C’est un des fameux mystères du désert, de grands voyageurs comme Marco Polo ou Charles Darwin l’ont raconté. Vous avez vraiment entendu ça cette nuit ?
Il se tourne vers Ibrahim qui acquiesce et sourit. Papa précise :
— C’est un petit phénomène d’avalanche de sable, si je me souviens bien. Il faut que plusieurs conditions soient réunies : température, taux d’humidité… Je vérifierai sur internet ce soir, mais je crois que ça arrive quand tous les grains de sable dévalent la dune en même temps, poussés par un souffle de vent particulier. Une chose est sûre, c’est que le fait se produit rarement, et dans très peu d’endroits. Je suis bien triste de ne pas l’avoir entendu !
Je baisse la tête, plus que jamais coupable de ne pas l’avoir réveillé. Mais il me caresse les cheveux et ajoute avec un petit rire :
— Tu es vraiment gâtée par la nature, ma Gisèle !
Alors je pose ma joue contre son épaule et je souris à mon tour.
**********
Internet a confirmé à peu près tout ce que nous avait dit Papa. Avec des précisions techniques et scientifiques auxquelles je n’ai rien compris, bien sûr. On y évoque les tambours, l’orgue et les violons que j’ai entendus, mais on y parle aussi de cloches, de trompes et d’une grande flûte au nom rigolo : le didgeridoo. J’ai regardé des photos, et j’ai reconnu l’un des instruments que m’avait montrés le kaléidoscope. Ce dernier est redevenu muet d’ailleurs, depuis la fin de l’événement, et je me demande encore quel message il a tenu à me faire passer. Peut-être voulait-il juste mettre mes sens en éveil pour que je ne dorme pas trop profondément, et que je puisse entendre la chanson du désert ?
Une chose est sûre, cette complainte, je ne l’oublierai pas. Je n’oublierai jamais les mots d’Ibrahim non plus : « si la dune chante, c’est que le désert pleure ». Je veux bien croire aux conditions météo particulières et à toutes les théories défendues par les spécialistes, mais je pense que personne ne connaît mieux le Sahara que les Touaregs. Et aucun guide n’a passé autant de nuits qu’Ibrahim dans le cirque d’Arakao. Il me l’a dit, et je lui fais confiance : c’est le cri du désert que j’ai entendu, et c’est ce cri que le kaléidoscope voulait me faire entendre.
Le désert pleure parce qu’il va mal. La preuve : on y remplace les derniers arbres par des tiges de fer... À bien y réfléchir, c’est la Terre dans son ensemble qui va mal et c’est peut-être ce que mon objet magique tenait à ce que je comprenne, finalement. S’il a fait en sorte que j’assiste à cet étrange phénomène de la nature, c’est sûrement pour me sensibiliser à sa cause.
Je vais tout de même continuer longtemps à me demander ce qu’est ce chant… Et à méditer les phrases étranges, doucement récitées par Ibrahim au cœur de la nuit du Ténéré :
C’est le chant du désert, triste chant de la Terre
Qui vit et qui se meurt
Sorte de cri primitif dans l’Univers sans fin
Une chanson ancestrale, née bien avant les hommes
On l’appelle « chant des dunes »...
Chant d’ici ou d’ailleurs, de jamais, de toujours
Que le Monde entonnera bien longtemps après nous
Qui résonnera encore quand l’Homme sera éteint
Un jour, par sa seule faute...
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