Les bêtes monstrueuses et les inhumains n’appréciaient guère la lumière du jour. Elle les rendait nerveuses. C’est cette raison qui poussait le vieil homme à faire de son entrepôt un lieu sombre à peine éclairé de bougies, lors de leurs déplacements uniquement.

 Ce jour-là, il regardait ses sbires offrir des kilos de viandes à Amanaë. Or, elle ne mangeait pas. Le serpent colossal restait enroulé dans son énorme corps, silencieux. Un instant, il craignît la maladie. Mais, cette pensée fugace s’échappa lorsqu’il se rendit compte que toutes ses bêtes agissaient de la même façon.

 Il tenta de faire obéir un monstre félin parfaitement dompté, mais la terreur qu’il lut dans son regard lui fit comprendre qu’il ne l’entendait plus. Quelque chose les perturbait. Quelque chose d’assez menaçant pour ébranler Amanaë.

 « Que se passe-t-il, réfléchit-il, une main sur le menton.

 — Un démon, seigneur, répondit un gaillard, une masse d’arme à la main.

 — J’ai le poil hérissé depuis ce matin », approuva un autre.

 Soudain, un cri féminin s’éleva de l’entrée de l’entrepôt. La femme qu’il reconnut comme sa secrétaire s’écria :

 « Non ! Pitié ! Ce ne sont pas des enfants ! Ce sont des Pongyas ! Pitié, messires ! Regardez leur dos : il est recouvert de poils ! »

 Une voix qu’il ne connaissait pas lui répondit sur le ton de la colère :

 « Je suis aussi poilu du dos ! Ce n’est pas pour ça que je suis inhumain ! Alors, tu vas me faire le plaisir de sortir ces marmots de leur cage ! »

 Une secousse métallique suivit ses propos.

 « Arrête ça, Kourman ! Tu vas la tuer ! s’exclama un autre.

 — Ferme-là, toi ! Je n’apprécie pas qu’on me prenne pour une buse ; surtout venant d’une minette aussi bien foutue ! Ça me fait les crocs !

 — Pitié, non ! » sanglota la pauvre femme.

 Le vieillard soupira de soulagement à l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un démon, mais d’une simple paire d’idiots. Néanmoins, ils n’étaient pas une menace à sous-estimer, sinon, ils ne seraient jamais arrivés jusqu’ici. Il fit un geste à ses sbires : « tuez-les », ordonna-t-il avant de se retourner vers Amanaë.

 Il s’approcha de la cage, les rides du front froissés d’inquiétude.

 « J’ose espérer que tu n’es pas tombé malade, ma douce. Quel terrible coup du sort serait-ce que de te perdre. »

 Il partit rejoindre ses mercenaires. Il désirait voir de ses propres yeux les auteurs de ce trouble. Les bruits et les cris de batailles se décharnèrent un moment ; une tempête de fer battu, de grognements, et de glapissements avant qu’un silence ne vint imposer son règne.

 Il s’arrêta à côté de la cage des pongyas, là où se trouvait prostré sa jeune secrétaire, un homme en armure de cuir au faciès ensanglanté, ainsi qu’un tas de morceaux de chairs saignants appartenant à ses mercenaires. La surprise lui fit lâcher sa canne.

 Devant lui, debout dans ce bain de sang, se tenait un soldat aux bottes décousues dont les griffes noires sortaient des interstices et se plantaient dans le planché ; le visage tordu par un immonde rictus pervers : Lantam tourna un regard carnassier dans sa direction.

 « Toi », gronda ce dernier.

 Il souffla un relent malsain.

 « Donne-là moi ! »

 Profitant de cette courte inattention, Kourman se releva, la femme évanouie sur les épaules, et aboya : « Tire-toi vieille croûte ! » avant de s’enfuir dans le dédale de couloirs. Cependant, il était déjà trop tard pour le vieil esclavagiste usé par les ans. Les doigts épais de l’inhumain lui enserrèrent la gorge.

 « Je vais enfin pouvoir reposer les yeux sur mon tendre amour, s’exclama Lantam. Allez, Poinpont. Dis-moi où est ma femelle ! Je n’ai que peu de temps. »

 Malheureusement, il avait sous-estimé la force de l’age. Il relâcha un Poinpont inerte, dont les yeux écarquillés ne présentaient plus aucune lumière. Un rictus agacé déforma ses lèvres. Une erreur bien maladroite, pensa-t-il.

 Il coula un regard dans la direction qu’avait prit Kourman.

  « La femme doit savoir. »