Partie 4-1 V4
Tout était calme de prime abord ce soir-là. Jusqu'à ce que j'entende de grands bruits dans le couloir. J'entrouvris ma porte et jetai un œil à l'extérieur. C'était Eddie. Il se trouvait dans un état curieux. Soûl ? Je ne crois pas. J'aurais dit plutôt affolé. Il me vit et il m'appela de suite.
– Je vous en prie, venez-moi en aide cher voisin !
Je m'exécutai.
– Pouvez-vous m'aider à arriver jusqu'à ma chambre s'il vous plaît ? J'ai besoin de rentrer dormir.
Je l'accompagnai jusqu'à cette dernière qui était à quelques pieds et pourtant, à en juger par ses râles, cela lui semblait être des miles. J'avais mis son bras par-dessus mon épaule, le soutenant. Nous avançions lentement. Il était transpirant de détresse et je sentais ses tremblements ; tout indiquait un état de manque sévère. Pourtant ce matin encore, il avait très bonne mine.
– Voulez-vous que je fasse appeler un médecin?
– Non, surtout pas.
– En êtes vous sûr ? Vous avez l'air au plus mal.
– Oui, certain. Je vous en supplie, ce n'est vraiment pas nécessaire. J'ai juste besoin d'un peu de repos. Vous verrez, je me serais remis dès demain, comme toujours !
J'étais sceptique. Il me tendit avec difficulté une clé que je saisis avant qu'il ne continue ses lamentations :
– Je vous en prie. Ouvrez cette satanée porte, c'est une torture.
Son haleine empestait le whisky bon marché. J'enfonçai la clef dans la serrure et la tournai le plus rapidement que je pouvais. Une fois cela fait, je m'avançai pour entrer. Il m’en empêcha :
– Non, n’entrez pas. Je n'ai pas rangé ma chambre. Laissez-moi ici.
– Ne soyez pas bête voyons, je peux bien vous amener jusqu'à votre lit.
– Puisque je vous dis que non !
Mais je ne l'écoutais pas et je fis quelques pas à l’intérieur. Cherchait-il à me cacher les preuves de ses expériences impies ? Je ne vis rien de tel. La domestique avait fait son travail et tout semblait en ordre. À ce moment-là, il passa de la détresse à la colère et il me cria de plus bel :
– Sortez d'ici je vous dis ! Je ne vous ai pas invité à rentrer chez moi !
Voir une telle colère sur son visage me surprit. Je fis aussitôt un pas en arrière. Mon voisin s'était redressé pour se libérer de mon étreinte. Il reprit un semblant de calme.
– Allez, rentrez dans votre chambre maintenant. Merci de m'avoir aidé, me souffla-t-il.
Il me ferma aussitôt la porte au nez et la verrouilla à double tour. Je regardai de chaque côté du couloir et je vis la logeuse qui me surveillait depuis le haut des escaliers. Elle les redescendit en voyant que tout allait bien.
J'entrai dans ma chambre et je me mis sur mon lit près du mur donnant sur celle d'Eddie. Je tendais l'oreille, mais ne perçus rien. Puis soudain, je distinguais quelques rares souffles. Ensuite, des murmures, dans cette langue maudite que je ne parvenais toujours pas à identifier. Et ce sentiment de familiarité qu'elle provoquait en moi, qui me rongeait le crâne, sans que ma satanée mémoire ne parvienne à l'expliquer.
Malgré ce mal-être, j'eus le réflexe de prendre un carnet, de tremper ma plume dans l'encrier et de noter chaque syllabe phonétiquement afin de pouvoir faire des recherches plus tard.
Je reconnaissais à peine l'élocution de mon voisin. C'était une voix rauque dont l'intonation ne laissait pas de place au doute : il ne fallait rien en attendre de bon.
Alors j'entendis Eddie marcher puis renverser des objets. Était-il devenu fou ? Ou se battait-il contre une entité mystérieuse ? Avait-il invoqué quelque chose ? Je ne sais pas. Il n'y avait plus une seule parole. S'il avait fait appel à un esprit, il aurait dû dialoguer avec lui dans cette langue inconnue ou une autre.
Je posai mon oreille contre la paroi qui nous séparait. Rien. Soudain, un râle éclata, suivi d'un puissant souffle puis du claquement d’une fenêtre.
Je me précipitai vers la mienne et regardai dehors. Je ne distinguais rien dans la rue. Pourtant, je jure avoir aperçu une ombre sur les toits en relevant la tête. Était-ce mon voisin ? Je ne saurais le dire. Je ne pouvais pas non plus aller frapper à sa porte à une heure pareille. Il m'avait déjà fait des remontrances tout à l’heure et avait été clair : il voulait être seul. De plus, je savais que la logeuse m'avait à l'œil. Elle savait que si quelque chose arrivait à Eddie, elle perdrait son travail et il lui aurait été très difficile d'en trouver un autre aussi honorable.
Je décidai de lire un peu dans mon lit. Cependant, je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à ce qui venait de se produire. C'était abominable. Même sans rien voir, j'en avais encore la chair de poule. Je me servais un verre d'un remontant et fumais une cigarette, ce qui, avec le silence nocturne, m’aida peu à peu à m’endormir.
Le lendemain matin, je priais à la chapelle comme jamais je ne l'avais fait auparavant. Je ne savais plus du tout ce qu'il se passait dans la chambre de mon voisin, mais une chose était sûre : c'était une abomination. J'aurais peut-être dû en parler à un prêtre, mais m'aurait-il cru ? J'abandonnai aussitôt cette idée et partit prendre mon petit déjeuner. Que pouvait-il m'arriver ? J'étais le roi des fées après tout.
La magie opéra encore une fois. Mon voisin était assis à la même table, plus en forme que jamais. Cette fois, je n'attendis pas son invitation et m'assis à sa table. Il me toisa, me salua puis me dit :
– Vous avez mauvaise mine. Avez-vous mal dormi ?
– Oui, cela vous étonne ?
– Ça ne devrait pas ?
– Non seulement vous avez été odieux avec moi hier soir, mais en plus vous avez fait un boucan de tous les diables par la suite.
– Vraiment ? Je ne m'en souviens pas du tout. Je vous prie d'accepter mes excuses.
Il but une lichette de café en souriant.
– Ce n'est rien, mais faites attention ce soir je vous prie. Je ne sais pas si la logeuse supportera ce vacarme encore bien longtemps.
– Non, ne vous en faites pas, je la paie assez généreusement pour qu'elle s'accommode de ce genre d'incident.
– J'imagine, mais je m'inquiète surtout pour vous. À ce rythme, vous ne finirez pas l'année.
– Ce n'est rien, je ne suis pas le premier étudiant à me soûler chaque soir, ni le dernier !
– Et qu'en penserait votre père ?
Eddie s’arrêta de manger et prit un air sombre.
– Pourquoi ? Vous comptez lui en parler ?
– Bien sûr que non ! Je ne me permettrais pas. Je m'inquiète simplement pour votre santé.
– Tant mieux car j'ai déjà assez de poids sur les épaules comme ça.
– Que voulez-vous dire ?
– Je suis son fils aîné, son successeur. Une fois mes études terminées, je devrai rivaliser avec ses découvertes pour préserver le prestige scientifique de notre famille.
– Et vous n'avez pas envie de perpétuer l'héritage de votre père ?
– Bien sûr que si, c'est un honneur pour moi. Mais tout le monde me compare à lui, et c'est un homme proche de la perfection. Quoi que je fasse, il le fait bien mieux que moi. Les gens ne se privent d'ailleurs pas pour me le faire savoir et me rappeler au passage que je suis né avant le mariage de mes parents. Mais je m'en moque, je ferais tout pour le surpasser et les faire taire avec leur morale d'hypocrites.
– Je vois. Ça doit être un lourd fardeau à porter… mais je suis sûr que vous saurez vous donner les moyens de le supporter…
– Merci, Rian.
– … si vous vous donnez la peine d'étudier plutôt que de passer vos soirées à boire au pub.
Il s'esclaffa de rire.
– Je me disais bien que ce compliment cachait quelque chose.
Je croquai dans mon pain au lait avec énergie, avalai cette bouchée avant de lui répondre :
– Évidemment, je ne pouvais pas vous laisser vous en sortir comme ça.
– Certes. À vous maintenant, parlez-moi du vôtre.
– De mon père ? Eddie acquiesça. Eh bien, j'ai aussi le poids de ses ambitions sur mes épaules. Il a insisté pour que je suive le même cursus que lui, dans le même College.
– Et ça ne vous plaît pas ?
– Oh si, bien sûr. Il m'a transmis son rêve que je nourris depuis mon enfance. C'est une fierté que d'être arrivé jusqu'ici aujourd'hui, et j'espère aller bien plus loin. Mais tout comme vous, cela reste une pression colossale.
– Je suppose qu'il vous rappelle sans cesse votre devoir ?
– Oui, c'est le cas dans chacune de ses lettres. Mais il me dit également à chaque fois à quel point il est fier de moi.
– Vous avez de la chance. Je paierai cher pour savoir si le mien l’est.
– Je suis certain que c'est le cas. Et s'il refuse de vous le dire par pudeur, demandez au Créateur, je suis sûr qu'il vous révélera ce que ressent votre père.
Eddie se leva. Je crus l'avoir vexé, mais il me dit :
– Je ne suis pas certain que ma conduite me permette de bénéficier de ces faveurs.
– Ne vous inquiétez pas, si vous vous confessez, il vous pardonnera.
– Dans ce cas, je n'y manquerai pas. Merci pour votre sollicitude. Passez une agréable journée.
– Merci, vous également.
Mon voisin disparut par la porte. Je fis de même quelques minutes plus tard et partis en cours.
Tout se passait bien, je buvais les paroles de notre professeur qui nous présentait le nouveau texte que nous aurions à traduire : le mythe d'Icare. L'un des plus célèbres et aussi l'un de mes favoris. Un jeune homme dont l'exaltation a eût raison de lui.
Malheureusement, la paix ne dura pas. Mes amis et moi apprîmes durant la pause qu'une nouvelle victime avait été découverte dans la matinée, la troisième. Contrairement aux précédentes, on avait tardé à la retrouver car elle avait été tuée dans sa chambre et non dans la rue. Tout le monde ne parlait que de ça, se demandant qui pouvait se cacher derrière ces crimes odieux. Ils n'avaient cependant pas une seule pensée pour ces pauvres femmes.
Pour ma part, je n'avais qu'une seule hâte : courir vers la bibliothèque afin de faire des recherches sur la langue inconnue qu'avait employée mon voisin. Ce n'était pas un simple mélange de mots déformés par l'alcool et la douleur comme on aurait pu le croire de prime abord. Si je parvenais à l'identifier, je pourrais sûrement comprendre ce qu'Eddie manigançait et l'arrêter dans son horrible dessein. Moi seul en avait le pouvoir car j'étais l'unique personne à accepter l'idée qu'il soit le maître d'un démon.
C'est ce que je fis dès que le cours fut terminé. Je recherchais et pris tous les ouvrages regroupant différentes langues anciennes peu connues. La plupart des volumes étaient recouverts d'une épaisse couche de poussière qui me sauta à la figure lorsque je les posai sur la table et manqua de m'étouffer.
Je n'avais pas le temps de tout lire en entier. Je feuilletais donc les livres pour voir si je tombais sur des prononciations phonétiques pouvant correspondre. Je ne trouvais aucune concordance jusqu'à ce qu'un feuillet tombe de l'un des volumes. Dans un premier temps, je me dis que quelqu'un de distrait avait dû oublier ses notes, mais je réalisai vite mon erreur.
Je me mis à consulter lesdites feuilles et pris conscience de la nature de ce texte : il s'agissait d'une étude regroupant plusieurs témoignages de personnes ayant vu des êtres surnaturels et parlant un dialecte infernal. À en juger par l'auteur, Robert Staring, ils avaient été recueillis aux quatre coins du monde lors d'expéditions scientifiques.
Pour lui, l'ensemble formait une preuve indéniable de l'existence d'une espèce encore inconnue et vivant dans les zones les plus reculées de chaque continent. En effet, le dialecte rapporté par chaque témoin coïncidé avec les autres. Il s'agissait d'une langue singulière que beaucoup avait surnommé sans se concerter : "le froissement des feuilles".
Il est vrai que la plupart des consonances de ce dialecte infernal faisaient penser aux sons que produisent deux feuilles que l'on frotte l'une contre l'autre. L'auteur prend en exemple des mots anglais communs pour illustrer ces sonorités d'après les quelques témoignages qu'il avait lui-même recueillis : fish, fresh, frisk, schilling, sheep, sheriff... Des sonorités pourtant innocentes, mais qui, avec une certaine intonation, un certain rythme et des conditions particulières, telle une forêt en pleine nuit, deviennent odieusement horrifiques.
L'auteur termine sa courte étude en expliquant que son mémoire avait été brûlé et qu'il savait sa vie menacée par des personnes, cachées dans l'ombre, parfaitement aux courants de l'existence de ces êtres inconnus et souhaitant qu'ils le restent. Il n'avait pu cacher ce feuillet qu'avec grande difficulté, une nuit en forçant la serrure de la bibliothèque, car il disait être constamment surveillé par les membres d'une mystérieuse organisation secrète liée aux sciences naturelles.
Je remis les feuilles dans la couverture du volume où je les avais trouvé, regardant par-dessus mon épaule afin de m'assurer que personne ne m'avait vu. Rassuré de constater que tout le monde était plongé dans ses propres bouquins, je ramenais mon regard sur la table. Quelle ne fut pas ma surprise de voir Henry en face de moi ! Il tenait une chaise qu'il tira avant de s'installer.
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