Partie 4-3 V4

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D'un geste délicat, il enleva l'un de ses gants blancs. Ce que je découvris alors hante encore mes nuits. Eddie leva sa main droite, nue, et le feu du foyer l'illumina. À ma grande surprise, elle se révéla immonde, recouverte de tiges ondulantes qui semblaient collées à sa peau. On voyait encore cette dernière, mais elle était vêtue d'un enchevêtrement d'infâmes lombrics végétaux d'un vert obscur infernal. J'en lâchait ma cloche de cristal sur le parquet qui se recouvrit d'une flaque de liquide brunâtre.

– Calmez-vous Rian, ce n'est rien. Dites-vous que je ne ressens aucune douleur si cela peut vous rassurer.

– Qu'est-ce c'est que cette horreur ? Une plante ? Un animal ?

– C'est une très bonne question. Vous souvenez-vous de notre discussion sur le gui ?

– Vaguement.

– Eh bien, c'est une plante semblable. Elle est accrochée à moi par des suçoirs qui plongent dans mes veines pour se nourrir.

– Quelle ignominie ! Comment une telle chose a-t-elle pu arriver ?

J'agrippais les accoudoirs de mon siège de toutes mes forces.

– J'ai effectué des expériences sur moi-même, voilà tout.

– Mais quel homme sensé s'infligerait une telle horreur ?

– Ne vous laissez pas émouvoir par les apparences. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce n'est ni une maladie ni un parasite.

– Et que diable est-ce donc ?

– Une plante symbiotique. En échange de mon sang, elle me donne une puissance magique incroyable.

– C'est pour ça qu'elle a un aspect de viscère animale ?

– Exactement.

– Alors c'est grâce à elle que vous comptez égaler votre père ?

– Oui, et même le surpasser !

La démence de ses propos masqua un temps ma peur en frappant ma raison.

– Vous êtes fou ! Même si tout ce que vous venez de me dire est vrai, il est clair que cette maudite plante vous tuera bien avant que vous n'ayez atteint les sommets de votre organisation secrète !

– Vous n'en savez rien ! Vous n'êtes qu'un non initié, un misérable rêveur !

– Peut-être, mais je sais reconnaître un démon quand j'en vois un ! Et ce qui recouvre votre peau relève de cette qualité. C'est une chose contre-nature !

– Si vous connaissiez ladite Nature comme je la connais, vous ne tiendrez pas le même discours.

– Vraiment ? Pourtant, il n'y a pas à réfléchir longtemps pour comprendre que c'est cette abomination qui vous a poussée à commettre tous ces meurtres.

Mon voisin paru touché par mon affirmation car il prit une mine grave, mais finir par sourire à nouveau et me répondre :

– Oui, c’est elle, je l'admets, mais qu'est-ce qu'une victime par mois pour un tel pouvoir ?

Eddie enleva délicatement son deuxième gant. Son visage se vêtit d'une arrogance que je découvrais pour la première fois. Il se leva de son fauteuil, je fis de même. Je restais figé tandis qu'il s'approchait de moi. Sa main droite se posa sur ma joue avec tendresse. Je fus à la fois conquis par sa douceur et écœuré par la viscosité de l'écorce de cette plante infernale.

Je ne sais pourquoi, je ne parvenais pas à être effrayé. Je savais que tout ce qu'il était et avait fait relevait du satanisme, mais je ne pouvais m'empêcher d'avoir de la compassion pour lui. Il avait tout fait pour me protéger, bien que ça ne soit pas ce que j'aurais souhaité. J'aurai aimé qu'il m'avoue tout cela dès le premier jour, par confiance et non pour répondre à ma dernière volonté.

Il se rapprocha encore un peu plus. Mon cœur battait à tout rompre d'un désir coupable. Son visage se trouvait maintenant à quelques centimètres du mien. Allait-il vraiment braver cet interdit ? Eddie plongea son regard insolent dans le mien. Il n'avait pas eu à employer de drogue ; il dégageait une telle assurance, un tel charisme, que je ne pouvais m'échapper de son emprise impie.

Mon voisin posa doucement ses lèvres contre les miennes, puis les embrassa avec avidité. Je ne pus résister à leur goût divin bien qu'ayant conscience de l'immoralité du geste. Il passa sa main derrière ma tête et empoigna mes cheveux, ce qui me fit tressaillir un instant, mais il continua de baiser ma bouche fougueusement. Puis, il me fit pencher la tête sur le côté, dégageant ainsi mon cou. Je repensais alors aux descriptions des cadavres retrouvés, des marques sur la gorge. Un frisson de peur parcourut mon corps.

Mais je ne sentis rien d'autre que ses dents mordant avidement ma peau, ce qui me procura un tel plaisir que tout mon être se gorgea de désir. Eddie posa son bassin contre le mien, et je sentis que cette envie était partagée ; nous étions enflammés. Et, alors que sa main se glissait entre ma chemise et mon pantalon, le bel homme la retira promptement et bondit en arrière.

Il m'avait tellement fait tourner la tête que j'en avais oublié sa condition. Son visage crispé de douleur me la rappela. Il luttait contre quelque chose. Cette plante infâme ? Quoi d'autre ? Il serrait ses poings tandis que les abominables tiges semblaient s'agiter sur sa peau.

– J'espère que tu me pardonneras, mais je n'ai pas d'autres choix. Je dois la nourrir. Tu peux hurler tant que tu voudras si cela peut apaiser tes souffrances, personne ne t'entendra. J'ai drogué la logeuse et les autres étudiants.

Eddie enleva sa chemise en toute hâte, mais j'aurais préféré que ce soit pour une autre raison : il se transformait. Ce que je découvris alors surpassa tout ce que j'avais pu voir en hideur. Les mêmes abjectes lianes, d'un noir aux reflets verts, qui recouvraient ses mains tapissaient également son torse. Cependant, leur étreinte était tellement dense qu'elle ne laissait pas entrevoir un seul centimètre de sa peau blanche. Les courants végétaux semblaient prendre leur source à son cœur, c'est dire à quel point cette monstruosité était enracinée en lui.

Il forma alors un signe ésotérique qui me fit penser à une fleur qui éclot, puis dit ces mots :

– Shifta Sifashu Shissale felishi Fashtaï !

Ma tête fut prise dans un étau tandis qu'une image me traversait l’esprit : celle de la femme de ma vision précédente, mais en moins confuse. Son visage semblait avoir été sculpté dans de l'écorce de bouleau. Sur celui-ci, sa fine bouche articulait des mots dans cette langue infernale.

Soudain, je fus ramené à la réalité. La plante qui recouvrait le corps d'Eddie se mit non pas à frémir mais à croître et des bourgeons apparurent partout sur les tiges. En quelques secondes, ils se transformèrent en de nouvelles vignes qui enveloppèrent encore un peu plus le buste du sorcier et son bras droit. L'intégralité de ce dernier disparut rapidement sous l'immonde végétation.

Puis, des feuilles se mirent à pousser. Elles se divisaient pour former des trèfles composés de cinq parties. Ils avaient une couleur différente des tiges, bien qu'aussi malsaine. Elle tirait également vers le noir, mais avaient une infernale touche violacée. Non pas le violet de la royauté, lumineux et noble, mais plutôt celui que l'on retrouve au fond du chaudron des alchimistes les plus pervers.

J'avais finalement en face de moi le monstre qui avait tué trois jeunes femmes. Cet être infâme, association d'une plante diabolique et d'un homme devenu fou sous le poids des attentes de son entourage. Le plus troublant était qu'il conservait malgré tout cette beauté luciférienne qui me troublait tant car les horribles vignes épargnaient son visage angélique.

Eddie leva alors la main vers moi, bien qu'il soit à deux bons mètres de distance, et me dit :

– Ne t'en fais pas, ça ne sera pas douloureux. Elle va t'injecter un puissant anesthésiant avant de pomper tous les nutriments de ton corps. Adieu Rian, je regrette que les choses se soient déroulées ainsi. Mais si ça peut te consoler, dis-toi que tu vivras toujours en moi.

J'acquiesçai sans rien dire, figé par la peur : une liane partait de sa main et poussait dans ma direction. Cette scène provoqua en moi une sensation de déjà-vu cent fois plus forte que les précédentes. C'est alors que l'intégralité des souvenirs que j'avais entraperçus avant l'arrivée de mon voisin ressurgirent avec une clarté cristalline à travers un épais voile de douleur. Toutes les images et les sons se rassemblèrent et devinrent cohérents. Il s'agissait d'une partie de mon enfance, et elle changeait tout.

Avant que la tige infernale ne me touche, je m'écriais :

– Shefik Fisha Sholost !

Je vis mon voisin tressaillir à son tour, surpris que je connaisse cette langue qui m'avait semblé démoniaque, mais qui ne l'était pas, bien au contraire. La tige cessa immédiatement de pousser vers moi, ce qui valut une grimace d'incompréhension à Eddie.

– Mais comment… Mais qui êtes-vous vraiment ?

– Je vous l'ai déjà dit : le roi des fées.

– Encore vos contes pour enfants ? Cessez de mentir et révéler moi votre véritable identité.

– Je viens de vous la donner. J'avais seulement oublié à quel point elle était vraie.

Il fit alors un pas en avant et je vis à sa figure qu'il allait m'attaquer à défaut de comprendre ce qui venait de se passer. Je m'écriais alors :

– Fashafosht Shefik Shofash !

Il stoppa net son mouvement et, bien que luttant de toutes ses forces, finit par s'agenouiller devant moi. La terreur avait changé de camp, je pouvais la lire dans son regard. Il me dit d'une voix tremblante :

– Vous n'avez pas fait le moindre signe, cela voudrait donc dire que vous pratiquez la magie depuis plusieurs dizaines d'années, mais c’est impossible au vu de votre âge !

– À vrai dire, je ne l'avais plus utilisée depuis le début de mon adolescence. C'est à cet âge qu'elle me fit perdre la mémoire.

– Vous vous moquez de moi ! Et qui est donc cette personne ?

– La dame blanche, évidemment. La reine de la forêt. L'une de ses créatures dont Mister Staring révèle l'existence dans son étude.

– Balivernes ! Les créatures dont parlait ce fouinard n'ont jamais existé. L’esprit de ses témoins les a seulement poussés à transformer ses hommes capables de manipuler les végétaux en êtres folkloriques pour ne pas perdre la raison, voilà tout. Seuls les mages de notre confréries peuvent pratiquer cet art occulte.

– Si c’est ce qu’on vous a dit, on vous a menti. Sinon, comment expliquez-vous que je puisse l'utiliser sans en faire partie ?

– C'est sûrement le Grand Maître qui se joue de moi. Il a dû vous initier en secret pour avoir un homme de main en cas de problème avec l'un de nos membres.

– C'est une théorie intéressante, mais comme vous l'avez fait remarquer, cela n'explique pas le fait que je n'aie pas besoin de signe pour pratiquer cette magie.

– Un de ses stratagèmes pour nous déconcerter.

Voir un homme ayant utilisé des moyens inimaginables pour arriver à ses fins refuser d'accepter que je sois comme lui un être extraordinaire était des plus ironiques. Je passai une main réconfortante sur sa joue tout en lui disant :

– Croyez-vous qu'un membre de votre confrérie puisse rivaliser avec vous et parvenir à contrôler votre propre plante ?

– Non. Enfin, pas un autre étudiant de mon niveau en tout cas. Mais vous n'avez peut-être pas l'âge que vous prétendez. Plus rien ne m'étonnerait à présent !

– Alors pourquoi refusez-vous de me croire quand je vous dis que je suis le roi des fées ?

– Parce que cela relève de la fantaisie !

– Plus que votre plante symbiotique mangeuse d'homme qui vous apporte un pouvoir magique incommensurable ?

– Si vous êtes vraiment roi des fées, cela revient à admettre leur existence. Et ça serait contraire à la science !

– Je comprends. Dans ce cas laissez-moi vous expliquer les faits maintenant que je m'en souviens.

Je pris son silence soudain comme une approbation et continuai :

– Enfant, je souffrais d'une maladie incurable. Je devais avoir une dizaine d'années. Mon état se dégradait de jour en jour, au grand dam de mon père qui avait déjà perdu sa femme en couche à la naissance de mon petit frère. Cependant, un jour un peu de force me revint et j'en profitai pour fuguer dans le jardin. C'est ce jour que la dame blanche m'apparut pour la première fois. Elle m'a trouvé, soigné et par là même, m'a transmis ce pouvoir magique. Elle a fait de moi le souverain de toutes les créatures, plantes et insectes sur Terre.

– Et pourquoi vous a-t-elle rendu amnésique ?

– D'après ces derniers mots, pour me protéger.

– De qui ?

– Elle ne me l'a pas dit. Je me souviens juste de ses larmes sur sa peau d'ivoire. Je suppose qu'elle devait parler de mon père qui me battait. Je ne me remémore cette atrocité que maintenant : il me frappait chaque soir avant ma maladie car je flânais dans le jardin au lieu de faire mes devoirs. Ou peut-être voulait-elle me protéger de votre confrérie au vu de votre réaction : il semble que vous soyez irrité d'apprendre qu'elle n'ait pas l'exclusivité de ce pouvoir.

– Je n'en sais rien. Si la confrérie est au courant de l'existence de cette créature, elle le cache à ses apprentis. Et en admettant que tout cela soit vrai, qu'allez-vous faire de moi maintenant ? Me tuer ? Comme je comptais faire pour vous ?

Je plongeai mon regard encore plus profondément dans ses yeux tout en lui souriant.

– Vous tuer ? Non, voyons ! Vous êtes l'un de mes sujets à présent. Vous allez me servir loyalement, et ensemble nous regrouperons les âmes perdues d’Heartwood et bâtirons un nouveau royaume dans lequel les enfants auront le droit de rêver !

– Et vous croyez qu’ils accepterons sans rien dire ?

– Non, les adultes sont bornés. C’est pour cela que nous devons d’abord détruire les carcans disciplinaires qu’ils nous ont bâtis.

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