BASTIEN SAUVAGE, CULTIVATEUR DE MOTS
Qu'est-ce qu'écrire, hein? Il jette ça comme ça Bastien, comme ça lui vient. Mais quoi, qu'est-ce qui lui vient? Le sait-il lui-même? Et nous, qu'en savons-nous?
Ecrire.
Ecrire serait... comment dire? La métaphore de toutes les pratiques. Oui, écrivons cela: il écrit pour ne pas être, ne pas faire. Il écrit pour se dégager de tout Être, de tout Faire, parce-que disons, il sait, il sent qu'il y a quelque chose -un élixir, un alcool- exhalé, s'exhalant au dessus de tout être, au dessus de tout faire et que là, infinie morsure, il y survit de l'indicible, de l'inécrivable.
Bastien écrit pour l'impossible qu'il y a à vivre -cet indicible- et pour l'impossible qu'il y a à écrire -cet invivable- .
Entre les deux, tout le pouvoir du sens des mots: le pouvoir de comprendre, de temporiser, de choquer, de prendre ou laisser, de partir ou rester, de donner ou garder, de partager... à l'infini.
C'est toute une gamme cérébralement et buccalement goûteuse que nous propose à l'envi Bastien Sauvage, cultivateur expérimental et producteur dialectal ayant pris depuis peu un étal aux Halles.
Interéssés par cet homme atypique nous sommes allés le rencontrer sur le carreau des halles où parmi fleurs, maras des bois, miels, endives, fromages et autres divines gariguettes il officie en connivence avec les terriens du coin. Tous le trouvent indéniablement pionnier en incongruité!
Nous avons décidé d'en savoir plus sur cet homme aussi étrange que novateur.
...
Dès notre arrivée, jovial, Bastien Sauvage nous invite à déguster son "Eau de vie de mots", pure à se pâmer! Nous voilà dans l'ambiance pour l'écouter se dévoiler.
Alors qu'il commence à parler nos yeux se portent instinctivement sur les larges calebasses "Mots en vrac", "Mots étrangers", "Mots en liesse", "Mots inusités" ... et le désir s'impose à nous d'y plonger à pleines mains, d'y dégoter le mot rare, l'écriture fluide et odorante, le phrasé au rythme longuement recherché.... Les plus endémiques sont à l'abri dans de grands bocaux, étiquetés ou pas.
Il nous avoue cacher les plus beaux dans ses poches et sous son large bakoua, à l'abri des chenapans.
Bastien cuisine lui-même tout ce qu'il produit et met à la disposition de tous les ingrédients nécessaires à la réalisation de ses recettes littéraires. Chacun est libre ensuite de les arranger à sa sauce, de concocter ses propres mixtures à partir des mots ou phrases qu'ils ont choisi d'acheter.
Mais laissons Bastien nous conter son innovant métier.
- "Tout est parti de la connexion entre les odeurs du marché -qui m'enchantent les narines- et la satire X 356 de Juvénal: " Mens sana in corpore sano", plus tard retravaillée par Rabelais et son célèbre "Non potest vivere in corpore sicco". L'évidence était née: je me devais d'entreprendre la culture des mots tout comme d'autres cultivent leur potager.
Le processus consiste à les bien choisir: des mots futurs ou instantanés, des mots qu'on sussure ou des mots déchaînés, des mots qui lacèrent, des mots qui consolent, d'autres qui libèrent en même temps qu'ils immolent, des mots qui enchaînent ad vitam aeternam... Un de ces mots qui sauvent, un de ces mots qui tuent, et les mots qui compensent quand un geste ne sait plus.
Vous savez, tous ces mots qui sont des étincelles, qui appellent à sortir des chemins trop tracés.
Je choisis donc ces mots buissonniers de la vie et je les amoncelle, je les plante en parcelles, des grands champs de culture de mots dits "d'aventure". Et quand je les récolte, oh! oui je vous le jure!, pas un seul paysan n'est plus riche que moi!"
A propos de votre dernière récolte?
- "Magistrale! Les mots ont le vent en poupe, cela m'a inspiré, sans parler du climat qui ma foi fut clément. Ce sera , je le pense, une année d'exception."
Qu'en est-il ressorti? Que nous proposez-vous?
- "Mon Eau de vie de mots, celle là-même que vous avez bue tout à l'heure, des confitures palliatives, des pâtés motivés, des tourtes aux mots enfouis, des pains aux mots surannés, du henné motif, aussi une eau de parfum finement lettrée.. Je ne peux pas tout énoncer, cette année est expérimentale. Mes clients me diront ce qui est bon, pour l'équilibre ou pour la pâture: ceux sont eux les goûteurs.
Les mots inutilisés serviront d'engrais pour les prochains semis. Aucun ne se perd et tous sont biodégradables.
Pour information, l'eau de vie est constituée de mots secs, à la limite du désagréable, et de mots ennivrants, gouleyants et âpres de charpente, ce qui lui donne cette irremplaçable saveur.
Mes pâtés sont la résultante de mots lourds grossièrement hachés - hippopotame, radiateur- mêlés à des plus poivrés -armure, angle, implexe- auxquels je rajoute en fin de cuisson une touche de raisin-framboise.
Tenez, prenez pour votre femme une confiture de mots zélés. Ou celle-ci, à base de mots fleuris et solaires, elle en sera comblée, infiniment touchée par ces mots chauds-sucrés, ces mots au goût d'enfance.
J'ai tenté le fromage de mots mais ça ne prend pas. Rien ne vaut le fromage de tête car j'y inclus des neurones: c'est la gelée royale des fromages du monde, que dis-je, la quintessence!
Et votre sauce piquante?
- "Des mots très éclectiques, quelques-uns étrangers dont "pimiento" bien-sûr mais surtout j'y ai inclus "enculé" et "décolleté". Elle est plus savoureuse que toutes les précédentes et c'est dû, sans doute aucun, à ces introductions.
J'ai également cette saison des mots pour autistes -spécialement cultivé dans les cimes-, des bouquets de mots très odorants et des bonbons littéraires, une régalade pour les coeurs tristes ou spongieux.
J'en ai aussi pour les artistes, les bureaucrates, les enfants, les jouisseurs..
Quant à mon "Miel céleste", il guérit celui qui le mange du ressentiment, du fiel et de la rancoeur: c'est un liquide onctueux issu de la récolte d'étoiles consentantes mélangé aux mots "encore", "bonté", "palatin" et "vent", plus un ingrédient que je préfère garder secret.
En parlant de secret, quel est le votre, Bastien Sauvage, pour cuisiner les mots avec une telle dextérité?
- "Oh! juste je les aime, je les respire pour qu'ils m'inspirent, je me mue en eux pour mieux les exhausser... J' ai aussi une façon très personnelle de locher les arbres à lettres. C'est terriblement exaltant.
Voyez cette calebasse, elle regorge de mots inusités tels "Ulve", "Marasquin", "Dahir", "Lophophore", "Exocet"...qui ne demandent qu'à être employés de nouveau.
Mes plats mijotés savent transformer en fossettes et en oeil pétillant les larmes en bord de chute et les torrents d'injures. D'autres, plus musicaux, apaisent les humeurs et redonnent vie aux corps.
C'est la source de mes mains, le sang dans les vaisseaux, un flot intarissable et noir de mots qui glougloute et qui tonne comme l'éléoptère blanc."
Vous voulez dire "Hélicoptère?"
- "Non non, on dit "Eléoptère", mon cher.
Accepteriez-vous de nous livrer quelques unes de vos phrases prêtes à l'emploi?
- "Oui bien sûr, j'en ai toute une cargaison!
"Vomir dans ses mains est un acte inconsidéré" / "Dieu que les nuits sont belles passées les yeux ouverts"/ "J'ai l'âge que je veux bien avoir et mes envies varient, du nourrisson à l'avarié"/ "Rien ne peut les dresser, ces jours affreux, insatiables, avides de congélation" / "L'intrigue des moissons: quand la nature se fait nourriture" ...
J'en emprunte également à mes maîtres, Rimbaud, Stendhal, René Char: "J'avais le regard si perdu et la contenance si morte que ce que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu..." / "Les peuples n'ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur." / "Vous serez une part de la saveur du fruit" / "Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque: à te regarder, ils s'habitueront."
...
Si vous deviez ne garder qu'une recette, quelle serait-elle?
- "Sans hésiter, celle du "Péché", vénérable gâterie de saison: tout dabord semer, récolter, tester, mélanger et cuire les mots adéquats "avarice, envie, orgueil, colère, luxure, gourmandise, paresse". Ensuite laisser en suspension trois jours et deux respirations. Y intégrer alors le mot "couardise" avec délicatesse, saupoudrer de quelques lettres nonchalantes puis broyer le tout avec les dents, frénétiquement. Tourner sept fois avec la langue et recracher. Introduire de la même manière les derniers ingrédients: "Saoûlerie, Stupre et Jasmin". Laisser le tout mijoter le temps d'écrire deux pages. Parsemer "d'Opium". Voilà, il n'y a plus qu'à... Se laiser couler, griser, bleuter, aller ... et vivre!"
En guise de conclusion?
J'ai à manger des mots pour trois générations. De la cave au grenier des mots de toutes sortes ont envahi ma vie et en ouvrant les portes de l'endroit où je vis, je les glane d'une main, de l'autre je les trie. On récolte ce que l'on sème, tenez-vous le pour dit.
Monsieur Sauvage, vous avez embaumé nos oreilles et nos yeux. Merci pour ce voyage en terre LITTER'HALLES. Nous conseillons à toute personne désireuse de nourrir son âme autant que son corps de venir vous visiter. Votre étal est inouï et fortement inspirant. Il garantit de plus une production bio-éthique.
Courez-y tous, c'est unique!
Annotations