Histoire d'un roi qui déçoit (2/3)
Le jour où le roi apprit qu'il existait d'autres royaumes fut le jour où un messager vint lui proposer des ananas. Ces sujets et lui-même avaient toujours vécu parfaitement bien sans ananas, se contentant sans problèmes de leurs noisettes, de leurs pommes, de leurs poires, de leurs courges, de leur radis, de leurs lentilles, et de toute la myriade de produits que la nature leur offrait déjà. Mais l'ananas était différent. L'ananas était rigolo, dans son son comme dans sa forme et surtout, contrairement à tout le reste, il était rare. Le roi eut bien envie de pouvoir surprendre ses sujets en leur offrant quelque chose de différent de ce qu'ils avaient déjà. Il en avait même besoin, d'une certaine manière, s'il voulait assurer sa place de roi.
La société qu'ils avaient créée tous ensemble fonctionnait si bien, qu'il semblait qu'elle n'ait pas besoin de roi. Personne n'avait songé à questionner l'existence d'un roi, mais, de fait, ils avaient choisi un système dans lequel le roi était complètement inutile. Quand on est inutile, on devient impuissant. Le roi sentait bien que ses sujets ne pensaient pas à lui et que, même s'il était le seul du royaume à vivre dans un palais et à ne pas participer à la cueillette ou aux diverses tâches de production, il n'était pas vraiment un roi. La seule chose qui le distinguait de ses sujets, c'était que, contrairement à eux, il était exclu de la société qu'ils avaient crée collectivement. Il était fier du succès de son œuvre, mais il sentait bien que c'était une œuvre collective, qu'ils pouvaient tous en être fiers et que, aujourd'hui, de tous, il était celui qui avait le moins de source de fierté. Il voulait apporter quelque chose au royaume lui aussi. Il voulait participer. Participer en donnant à la collectivité quelque chose d'exceptionnel, de différent de ce qu'ils avaient déjà, ne serait-ce pas le meilleur moyen que de redorer son estime ? L'ananas était l'opportunité qui se présentait à lui, alors, l'ananas serait l'opportunité qu'il saisirait.
Le messager proposait au roi des ananas et, en échange, tout ce qu'il demandait, c'était quelques graines pour planter, dans son propre royaume, des courges et des noisettes. Outre l'espoir que notre roi voyait dans ces ananas, pour lui-même et ses propres intérêts, il ne pouvait dans tous les cas pas refuser ce que ce messager lui demandait. Dans le royaume dont il venait, les sujets mourraient. Les fruits qu'ils consommaient ne contenaient pas toutes les vitamines suffisantes pour les maintenir en vie. Ils avaient autrefois pour coutume de manger les lapins qui occupaient leur royaume mais, depuis que les enfants s'étaient attachés à eux, ces sujets ne l'acceptaient plus. Ils avaient fait venir un mage, qui leur avait conseillé de voyager dans les royaumes voisins, pour y recueillir les nutriments qu'il leur manquait. Il semblait pourtant que le royaume où se situe notre histoire ait été le seul où l'on puisse trouver des courges et des noisettes, que le mage aurait particulièrement recommandé.
Notre roi décida donc de troquer des ananas contre des graines de courge et de noisetier. Nous ne pourrons jamais savoir si c'était pour venir en aide à ce royaume en détresse, ou parce qu'il espérait regagner du prestige auprès de ces sujets en leur offrant l'ananas. C'était probablement les deux à la fois, si vous voulez mon avis. Mais le roi, peut-être fatigué de toutes les simulations et anticipations qui avaient permis la création du royaume tel qu'il était aujourd'hui, n'avait pas assez réfléchi. Cette fois, il n'avait pas pensé aux conséquences, il n'avait pas cherché à anticiper les possibilités, et il s'était laissé berner. Il avait donné des graines qui permettraient au royaume ananasier de pourvoir, à tous jamais, ses besoins en courges et noisettes. Ils avaient donné de bonnes graines, qui pouvaient se reproduire à l'infini et, en échange, il avait accepté des ananas, qui n'étaient bons qu'à être mangés. Il avait pourtant tout tenté : en planter un tout entier, en planter le cœur, en planter la peau, en planter la couronne. Dans tous les cas, les ananas ne se reproduisaient pas. Le roi en avait obtenu mille mais, une fois les mille ananas consommés, qu'allait-il se passer ?
En vérité, le roi ne s'était même pas posé cette question là. Il avait donné les six-cent premiers ananas, les partageant équitablement entre ses trente sujets. Il avait été ravie que tous adorent, que tous en redemandent, et que tous le félicitent de cette découverte et de cette offrande. Alors seulement, après leur avoir donné trois-cent autres ananas, il s'était inquiété de ce qu'il se passerait une fois les cent derniers ananas consommés. Il avait utilisé ces cent ananas pour ses tests, et, maintenant qu'aucun n'avait donné de bébés ananas, la colère grondait. Aucun sujet ne voulait accepter que les ananas n'aient été qu'un cadeau provisoire, une fantastique surprise vouée à être limitée dans le temps. Ils avaient adoré l'ananas, et ils ne voulaient plus renoncer à lui. Ils en voulaient encore. En fait, il s'agissait de sujets plutôt raisonnables et, si on leur avait dit que les ananas n'existaient plus, ils auraient accepté d'en être privés. Mais, là, c'était différent, car ils savaient que les ananas existaient dans le royaume voisin, et qu'il restait possible de s'en procurer.
Le roi, à la demande de ces sujets, envoya donc son propre messager dans le royaume ananasier. En fait, il n'avait pas de messager jusque là, donc il dut en nommer un. Comme il voulait être équitable, il tira au sort le nom de celui qui serait le messager. En réalité, ce serait plus qu'un messager. Il allait devoir négocier. Il allait devoir expliquer qu'ils voulaient de quoi faire pousser des ananas, sans pouvoir prétendre qu'ils mourraient de fin s'ils n'en avaient pas. Il allait devoir proposer quelque chose en échange, sans savoir quoi, car il ignorait de quoi ces gens pourraient encore avoir besoin, maintenant qu'ils avaient leurs courges et leurs noisettes. Mais ils avaient bon espoir car, vivant en harmonie depuis la création de leur royaume, ils pensaient que le monde était bon, et que leurs voisins seraient bienveillants et arrangeants.
Malheureusement, le royaume voisin ne leur offrit pas de quoi faire pousser leurs propres ananas. Il ne leur proposa pas non plus un échange quelconque à ce sujet car, à les en croire, la pousse des ananas était une histoire de climat. D'après eux, planter un ananas entier devait fonctionner, mais uniquement sous une température d'au moins quarante degré. Le royaume où se déroule notre histoire était trop frais, et aucun ananas ne pourrait jamais, à les entendre, y pousser. Il fallait donc, si on voulait en consommer, leur en acheter. Le messager revint donc en annonçant le prix qu'on lui avait fixé : chaque ananas pourrait être achetés chacun contre cinquante kilo de lentilles.
Les sujets du royaume s'attelèrent donc pour agrandir leurs plantations de lentilles. Ils comprirent vite pourquoi le royaume voisin ne s'était pas contenté de leur demander de quoi créer leurs propres plantations de lentilles. Ce n'était pas une histoire de climat ; c'était une histoire de travail. Les lentilles demandaient tant et tant de travail, que les sujets durent chacun en prendre leur part. En plus des tâches qu'ils avaient chacun accepté à la création du royaume, et qui occupaient un quart de leur journée pour permettre à la société de fonctionner, ils durent ajouter un autre quart pour gérer la culture des lentilles supplémentaires et leur transport jusqu'au royaume voisin. Il fallait aussi du monde pour tenir les comptes, pour ramener les ananas, pour les répartir, et pour créer des contenants et des chariots. Sans qu'ils ne s'en rendent compte, leur charge de travail avait doublé.
Si, à ce moment de l'histoire, le roi leur avait demandé de renoncer aux ananas pour regagner un quart de leurs journées, ils auraient probablement accepté. Un quart de journée en plus pour profiter de leurs paysages et de leur harmonie, pour discuter les uns avec les autres, pour continuer d'améliorer leur société, et pour créer de nouvelles choses, ça aurait été une sacrée chance pour le royaume. Mais le roi n'avait pas pensé à leur poser la question, car il n'avait pas réalisé ce qu'il était en train de se passer. Aucun d'entre eux n'avait non plus réalisé ce qu'il se passait et, quand les générations se sont succédées, il est devenu plus difficile encore de réaliser. Les sujets sont morts, laissant la place à leurs enfants, puis aux enfants de leurs enfants. Certains ont trouvé plus simple de se répartir les tâches différemment, et personne ne pouvait plus constater quelle proportion de son propre labeur était généré par la consommation d'ananas. Manger de l'ananas était devenu normal, et travailler la moitié des heures que la vie leur donnait était devenu tout aussi normal. Un jour, un messager d'un autre royaume vint leur proposer des avocats, et le problème empira.
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